Anthropologues en lutte contre Ebola

Enrôlés aux côtés des équipes médicales d'intervention, des anthropologues ont tenté de comprendre la méfiance des populations d'Afrique de l'Ouest envers les soignants.

 

Les équipes médicales engagées dans la lutte contre la fièvre hémorragique Ebola en Afrique de l'Ouest n'ont pas mené le combat contre le seul virus. En Guinée, en Sierra Leone et au Liberia, les rumeurs, la crainte des populations, leur hostilité ont été, et restent aujourd'hui encore, des constantes. Dès le début de l'épidémie, fin mars  2014, les médecins, les épidémiologistes, les logisticiens de Médecins sans frontières (MSF), de la Croix-Rouge, de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)… ont fait appel aux anthropologues. Pour être efficaces, il leur fallait comprendre les raisons sociales et culturelles de la propagation foudroyante du virus.

Les anthropologues ont dû alors déminer le terrain et expliquer aux populations touchées comme aux personnels de santé sur place les caractéristiques de cette épidémie, la plus meurtrière depuis la découverte du virus en  1976 en République démocratique du Congo, près de la rivière Ebola.

L'heure des premiers bilans a sonné. A Dakar, MSF vient d'organiser, du 11 au 13 juin, une conférence intitulée " Ebola : tirer les leçons pour aller de l'avant ". Quatorze mois après la déclaration officielle de l'épidémie, le virus, qui continue de tuer, a provoqué la mort de 11 158 personnes, selon les chiffres publiés le 10 juin par l'OMS. Dans une lutte avant tout médicale, où la recherche de traitements et de vaccins retenait toutes les attentions, quel a été l'apport de l'anthropologie ? Comment tirer les leçons des difficultés et éviter les erreurs pour les prochaines épreuves ? Ces questions spécifiques ont fait, du 19 au 21 mai, l'objet d'un colloque, EboDakar. Les débats ont réuni dans la capitale sénégalaise 150 anthropologues, pour la plupart chercheurs en sciences humaines, mais aussi institutionnels et médecins.

Durant ces trois jours, sous l'égide de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), la confrontation des approches ethno-sociales a été vive. En particulier entre les tenants d'une anthropologie " opérationnelle ", destinée à accompagner l'intervention des équipes médicales, celles de MSF, de l'OMS ou encore les équipes de sensibilisation de l'Unicef, et ceux qui estiment que leur rôle est de comprendre, de prendre du recul, voire d'interroger, critiquer les modes d'intervention. " L'interdiction de serrer les mains – généralisée pour éviter la transmission du virus – a pu générer de la frustration, voire des conflits entre les personnes ", a témoigné ainsi Lamine Ndiaye, sociologue de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar.

En intitulant son intervention " La mise en camp de la Guinée ", Frédéric Le Marcis, de l'Ecole normale supérieure de Lyon, a joué la provocation. Cette figure de l'anthropologie française, ciblant le mode d'intervention de MSF et des ONG – des " soldats combattant des pathogènes " –, s'est interrogé sur le modèle du camp qui " apparaît comme une machine dévorante ". Il a reproché aussi les corps enterrés sans marque d'identification, la déshumanisation des soins dans les centres de traitement, justifiant presque la violence de certains jeunes contre les équipes médicales par un " rejet plus large du pillage du pays par les élites locales et étrangères corrompues ".

La charge était rude. Mais la question de l'isolement des malades, et les ruptures qu'elle implique, avec les familles, les proches, s'est posée. " Si on a trois patients, on peut envisager de les confiner dans la communauté familiale, mais, à trente, cent, les stratégies d'isolement font partie de la réponse ", rétorque Stéphane Doyon, responsable du bureau régional de MSF. Le camp répondait alors à l'urgence et au nombre de personnes contaminées. " On a compris que les centres de traitement étaient ceux de la peur, mais la lutte contre Ebola ne se réduit pas à ces structures. Il y a la sensibilisation, le suivi des contacts, autant d'actions qui nécessitent de comprendre le contexte social, -familial, local ", ajoute Maria Cristina Manca, anthropologue de Médecins sans frontières.

Les pratiques médicales dans les centres de traitement ont-elles été assez humaines ? " Il faut bien sûr humaniser les soins, se demander si la surveillance est sanitaire ou sécuritaire, mais il ne faut pas relâcher les normes de protection ", plaide Alice Desclaux, médecin anthropologue à l'IRD. La " maladie des 5 S " (sang, sueur, salive, sperme, selles), l'" attrape-mort ", la " sans-remède ", ou encore " prépare-toi à la mort ", autant d'appellations consignées par Lamine Ndiaye, a posé de nouveaux défis, se déplaçant sans cesse, touchant les capitales de trois pays, le virus atteignant même le sol européen et américain. Elle offre aussi, pour la première fois dans l'histoire d'Ebola, de nouvelles opportunités pour les sciences humaines, avec une cohorte importante de malades guéris, plus de 15 000 personnes. " Ma cousine guérie a préféré revenir au centre de traitement d'où elle était pourtant sortie, plutôt que de rester vivre dans sa famille où c'était très difficile pour elle ", a témoigné Ibrahima Savané, de l'Association des personnes guéries d'Ebola et affectées par Ebola, lui-même contaminé le 27  mars  2014 et sorti guéri du centre de Donka, à Conakry, onze jours plus tard.

Quel sera le rôle de l'anthropologie à l'avenir ? " La demande d'information prête à l'emploi, à digérer rapidement, opérationnelle immédiatement n'est pas évidente, avance Emmanuelle Roth, détentrice d'un master d'anthropologie de la School of Oriental and African Studies de Londres. L'anthropologie doit-elle servir les patients, les équipes, les essais, les chercheurs, la population ? " " Les premiers anthropologues appelés sur le terrain, il y a quelques années, étaient plus des traducteurs culturels venus faire de la médiation. Cela a changé ", analyse de son côté Bernard Taverne, anthropologue de l'IRD.

Frédéric Le Marcis, lui, pointe le " nouveau marché " que constitue Ebola. Celui des laboratoires bien sûr, mais aussi celui des nombreux chercheurs qui vont publier dans des études sur l'épidémie. " En  2002 et 2003, l'OMS avait déjà fait appel aux anthropologues lors de l'épidémie au Congo, et on sait depuis l'importance d'avoir des équipes pluridisciplinaires dès le début d'une épidémie ", rappelle Alain Epelboin, médecin anthropologue du CNRS-Musée de l'homme qui a travaillé pour l'OMS. Sur ce point, au moins, les anthropologues réunis à Dakar étaient d'accord. Car " Ebola -reviendra ", a annoncé, à la tribune, Bernard -Seytre, directeur de BNS communication et spécialiste du sida. Les modèles qui ont prévalu en réponse à l'épidémie seront encore interrogés dans les mois à venir.

Rémi Barroux

 

Source : Le Monde (Supplément Science & Médecine)

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page