Un psychodrame géopolitique

Entendons-nous bien. Vu de loin, le scandale de la Fédération internationale de football (FIFA) est essentiellement une affaire d'hommes, plutôt mûrs, plutôt enveloppés, plutôt corrompus.

Une sorte de Old Boys'Club du Wall Street d'autrefois, transposé dans le business du sport et l'ère de la mondialisation. Les femmes qui jouent au football, pourtant, ça existe aussi, mais visiblement la nouvelle n'est pas arrivée jusqu'au comité exécutif de la FIFA.

Quelqu'un a dit un jour que si Leh-man Brothers s'était appelé Leh-man Sisters, la firme n'aurait peut-être pas pris les risques qui lui ont été fatals ; de même, si Sepp Blatter s'était appelé Angela Merkel, la FIFA ne serait peut-être pas en train de se débattre dans le pire scandale de son histoire.

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui fait l'intérêt de cette énorme affaire, c'est l'évolution du rapport de force qu'elle révèle sur la planète foot, parallèlement à l'évolution du rapport de force géopolitique sur la planète réelle. Le drame de la FIFA se joue sur fond du bouleversement de l'ordonnancement mondial, avec la montée des émergents, la vieille Europe sur la défensive, malgré de beaux restes, et les Etats-Unis dans le rôle du shérif.

Inventé outre-Manche au XIXe  siècle, le football s'est mondialisé, bien plus largement que le cricket, cette autre invention anglaise que le base-ball a fini par rendre intelligible. Jusque dans les années 1950, l'Europe a régné sans partage sur le monde du ballon rond, même au sein de la FIFA, née en  1904 ; le football international, au début, c'était le football européen. Puis la FIFA s'est ouverte, de plus en plus massivement, aux pays non européens et a instauré le principe d'un pays =  un vote, qui a dilué le poids des fédérations européennes. Ainsi, l'Europe, qui contrôlait 83  % des votes au sein de la FIFA en  1915, n'en pèse plus que 25  % aujourd'hui.

La soif de " soft power "

La FIFA, c'est un peu le contraire du Fonds monétaire international : au FMI, les votes sont répartis en fonction des contributions des pays, ce qui a permis aux Etats-Unis et aux Européens d'y installer leur domination dès 1944. Mais à la FIFA, les Etats-Unis, où ce sont surtout les femmes qui jouent au foot, ne pèsent rien, et les Européens se sont laissés déborder.

Pas totalement, cependant, car en  1954, au moment même où se profilait l'idée d'une Communauté européenne, le football européen créait son propre marché commun, avec l'Union des associations européennes de football (UEFA). Aujourd'hui, l'UEFA n'est que l'une des six confédérations continentales qui constituent la FIFA. Mais outre qu'elle en est la plus ancienne, elle est aussi la plus riche, grâce aux revenus de la Ligue des champions et du championnat d'Europe. Elle est même bien plus riche que la FIFA, qui a réuni 5,7  milliards de dollars de revenus entre 2011 et 2014 quand l'UEFA en gagnait 8,3.

Parallèlement à la mondialisation, la popularité du football et les sommes en jeu, notamment pour les Coupes du monde organisées par la FIFA, ont atteint un tel niveau que le foot est devenu un élément de puissance pour gouvernements en quête de reconnaissance sur la scène internationale. Les dirigeants de la FIFA ont joué de cette soif de soft power. Dans un livre sur le système FIFA publié en  1999, How They Stole the Game, le prédécesseur de Sepp Blatter, le Brésilien Joao Havelange, raconte à l'auteur, David Yallop, comment il se mesure aux chefs d'Etat avec lesquels il traite : " Ils ont leur pouvoir et moi j'ai le mien : le pouvoir du football, le plus grand pouvoir qui soit. "

Favorisés par la stratégie clientéliste de Blatter, les émergents s'imposent donc peu à peu face à l'Europe. Les uns après les autres, les pays membres des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) se voient attribuer la Coupe du monde : Afrique du Sud 2010, Brésil 2014, Russie 2018 (que convoitait l'Angleterre). Symbole ultime, celle de 2022 échappe aux Etats-Unis pour atterrir au Qatar, qui n'a pas de culture de football mais d'énormes ambitions.

Le système FIFA est miné par la corruption, et finit par exploser. Qui le fait exploser ? Les Américains – ou plus exactement le droit américain. L'arrestation de sept dirigeants de la FIFA, le 27  mai, est l'aboutissement d'un processus implacable, celui de l'investigation judiciaire américaine, avec ses petits procureurs sans peur et sans reproche, ses deals immoraux pour faire parler les balances, et sa poursuite féroce de la fraude et de la corruption, y compris au-delà de ses frontières. Car grâce à l'universalité de leur monnaie, si une transaction est réalisée en dollars, le fisc et la justice américaine se considèrent comme compétents. Cela s'appelle l'extraterritorialité et c'est une arme redoutable.

Sans surprise, Vladimir Poutine a dénoncé " une tentative flagrante des Etats-Unis d'étendre leur juridiction à d'autres Etats ". ll n'a pas complètement tort : à la corruption érigée en règle, les Etats-Unis opposent la règle de droit. Le ministre des affaires étrangères du Qatar, Khaled Al-Attiyah, quant à lui, a accusé le " racisme " de ceux qui ne peuvent pas " digérer qu'un pays arabe musulman " organise la Coupe du monde.

On est là en plein psychodrame géopolitique. L'historien Ian Buruma a fait observer, dans Le Monde, que les Occidentaux paient là leur complaisance à l'égard de pays non démocratiques où l'argent coule à flots et avec lesquels ils nouent des alliances juteuses dans le sport, les arts et l'enseignement supérieur, en fermant les yeux sur nos valeurs bafouées.

C'est compliqué ? Attendez le jour où la Chine, où les fans du ballon rond sont très nombreux, comptera dans le football mondial, surtout s'il coïncide avec celui où le renminbi, la monnaie chinoise, sera aussi convertible que le dollar. C'est là qu'il faudra réinventer Bretton Woods, non plus pour le FMI, mais pour la FIFA.

Sylvie Kauffmann

 

Source : Le Monde

 

 

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