Il en aura fallu du temps pour ouvrir ce que Charles de Gaulle appelait la " boîte à chagrin " : en France, pas moins de cent soixante quatre ans pour que le territoire se dote enfin d'un lieu spécifiquement consacré à l'histoire de l'esclavage. Autant dire un très gros siècle d'inertie mémorielle face à un crime dont le pays fut pourtant l'un des acteurs principaux, derrière l'Angleterre et le Portugal, mais loin devant les Etats-Unis : du XVIe au XIXe siècle, de 600 000 à 800 000 Africains furent déportés en Amérique du Nord, 1,6 million dans les Antilles françaises. C'est la ville de Nantes qui a ouvert la voie en inaugurant, au printemps 2012, un mémorial sur les berges de la Loire. Premier du genre en -Europe, le parcours commémore l'abolition de la servitude sur le sol des colonies, décidée sous la IIe République par un décret du 27 avril 1848.
A l'époque de l'abolition, le texte mit un mois exactement à parvenir en Guadeloupe, où -vivaient plus de 87 000 esclaves (74 450 en Martinique), et encore dix jours pour être proclamé dans les parties les plus reculées de l'île. Aujourd'hui, c'est dans un quartier de Pointe-à-Pitre qu'a été construit le Mémorial ACTe, petit nom comestible du très officiel Centre d'expression caribéenne et de mémoire de la traite et de l'esclavage. Cette fois, il ne s'agit plus d'un monument, comme à Nantes, mais d'un véritable espace d'exposition, situé en plein milieu de ces Antilles sucrières qui furent le tombeau de tant de libertés.
Financé par le conseil régional, le mémorial ouvrira ses portes le 7 juillet, mais François Hollande viendra l'inaugurer dès le 10 mai. L'édifice et ses abords ne seront probablement pas complètement terminés à cette date, choisie pour son caractère symbolique : c'est le jour où la France métropolitaine commémore la fin de l'esclavage. Par son geste, le chef de l'Etat entend apaiser la mémoire douloureuse de cet épisode tragique, longtemps relégué dans de semi-oubliettes, avant que la loi Taubira de 2001 ne le reconnaisse enfin comme un crime contre l'humanité. Mais le chagrin a la vie dure. Si bien qu'autour du mémorial, les attentes, les frustrations et les interrogations ne manquent pas.
Quelles que soient les critiques, il est une chose que personne ne conteste : dans cette île en grande difficulté économique et sociale, l'Etat n'a pas lésiné sur les moyens. Même si le président de la République doit enjamber quelques fils électriques, il ne pourra manquer d'admirer -l'immense construction posée au bord du Petit Cul-de-sac Marin, la baie située au sud de Pointe-à-Pitre : un long serpent tapissé de granit noir, troué par une arche monumentale et surmonté d'un lacis de métal en aluminium anodisé. Selon l'architecte Pascal Berthelot, le coût du bâtiment, sans compter les aménagements réalisés dans sa périphérie, s'élève à un peu moins de 50 millions d'euros, soit entre 3 et 4 millions de plus que le budget initial.
Mandataire d'un consortium de cabinets guadeloupéens, M. Berthelot insiste sur le caractère symbolique du projet. " Le granit a été choisi en Chine, pour ses milliers d'éclats de mica qui sont comme les âmes des victimes de l'esclavage, -explique-t-il. La couverture en métal, elle, représente les racines de la vie qui poussent sur la mort. " Depuis le début, souligne-t-il, le chantier est porté par une énergie très particulière, un enthousiasme inhabituel chez tous ceux qui y participent. " Il y a quelque chose de plus, presque une inspiration divine, et pourtant je ne suis pas croyant ! " Il est rare d'entendre une telle émotion, presque de la ferveur, dans la voix d'un architecte.
Au cœur de cet élan, on perçoit la joie de la réappropriation. Longtemps, les Antillais ont été coupés de ce passé terrible, qui n'était guère enseigné dans les manuels scolaires. " Après l'abolition, l'objectif a été de faire entrer les Antillais dans la citoyenneté française, commente Thierry L'Etang, anthropologue et chef du projet culturel et scientifique du Mémorial ACTe. On a dit aux gens : “Oubliez le passé”. " Aujourd'hui encore, le thème de l'esclavage reste très délicat. " Dans beaucoup de familles, c'est un tabou social et un objet de honte, souligne l'historien Pap Ndiaye, spécialiste de l'Amérique du Nord et fin connaisseur de la question. Cela renvoie à la domination et à la souffrance. " La relation avec l'Afrique, terre de départ de ceux qui allaient devenir des esclaves, est elle aussi entachée d'un embarras persistant.
La demande initiale d'un mémorial est pourtant venue de la société civile, portée dès 1998 par les représentants du Comité international des peuples noirs (CIPN), et tout particulièrement par son président, l'indépendantiste guadeloupéen Luc Reinette. Comme aux Etats-Unis, la reconnaissance des injustices faites aux descendants d'esclaves vient d'abord d'une revendication sociale. Mais dans les Antilles françaises, cette exigence reste surtout le fait d'un nombre limité d'intellectuels. " Les gens du peuple ne veulent pas vraiment qu'on leur parle d'esclavage, affirme Jacky Dahomay, philosophe et ancien membre du Haut Conseil à l'intégration, convaincu que ce Centre est une bonne chose. Pour eux, l'esclavage, c'est loin. Ils ont d'autres problèmes quotidiens, plus urgents. "
L'une des grandes idées du Mémorial ACTe, c'est de rendre la mémoire de l'esclavage à ceux qui en sont issus et, au-delà, au monde entier. Il s'agit d'enraciner la Guadeloupe dans son histoire, mais surtout d'inscrire l'esclavage dans cette histoire. " Le propre des mémoires blessées est d'être déconnectées de l'histoire officielle telle qu'on la raconte, observe Pap Ndiaye. Ceux qui en viennent ont l'impression de ne pas faire partie de cette histoire. Voilà pourquoi il est important d'apprendre, de réfléchir, de pouvoir faire le lien entre son histoire personnelle et celle de son pays. " Pour Myriam Cottias, présidente du Comité national pour la mémoire et l'histoire de l'esclavage, seule " l'explication " pourra contribuer à faire de la traite un épisode de l'histoire, et non plus une plaie à vif.
A la fois didactique et vivant, le mémorial a cette ambition. Il comprendra une section généalogique, essentielle pour que les visiteurs dont les ancêtres ont été esclaves puissent tenter de trouver une trace de leurs origines, brouillées par l'absence d'un état civil en bonne et due forme : les registres de plantations répertoriaient les individus par leurs simples prénoms et leur filiation – " Albert, fils de Marie ", ou " Joséphine, fille de Pierre ". La partie consacrée à l'exposition mêlera des objets anciens et des installations d'art contemporain, pour bien marquer la dimension prospective de la démarche – et aussi, il faut bien le dire, parce que le mémorial ne dispose pas, ou pas encore, d'un fonds très important. Il sera composé de 37 " îles " renvoyant à tous les aspects de l'esclavage, ainsi qu'aux luttes de libération.
Car la Guadeloupe n'a pas seulement un passé d'humiliations : elle compte des héros qui payèrent la liberté du prix de leur vie. Dès 1794, l'esclavage fut aboli sur l'île par la première République française issue de la Révolution. Lorsque, en 1802, Napoléon Bonaparte voulut reprendre le contrôle des lieux, des troupes menées par de grandes figures, -notamment Louis Delgrès et Joseph Ignace, se battirent jusqu'à la mort pour résister. En vain : l'île fut reprise, l'esclavage rétabli. Mais la Guadeloupe a gardé la trace de ces combats et la fierté de cette trop fugitive libération. " L'esclavage est une origine, pas un horizon. On aurait dû l'appeler le Mémorial de la -liberté ", suggère l'écrivain et poète Daniel Maximin. " Nous voulons que la mémoire de nos ancêtres vive, soutient Thierry L'Etang, chef de projet culturel et scientifique. Il ne s'agit pas d'un musée classique ni d'un mausolée, mais d'un lieu où le visiteur entre dans une page d'Histoire. On a trop longtemps défini les Antillais comme les spectateurs passifs de leur histoire. L'objectif, aujourd'hui, c'est qu'ils en deviennent des acteurs. "
Pour la plupart de ceux qui y travaillent, le Mémorial ACTe incarne une démarche de -réconciliation. " Nous sommes dans une logique d'apaisement ", explique l'architecte -Pascal Berthelot. Selon Max Etna, ancien directeur adjoint de cabinet de Victorin Lurel, l'actuel président du conseil régional de Guadeloupe, " l'intérêt de ce mémorial est de tourner la page du ressentiment, de parvenir à -vivre notre passé positivement, et non sur un mode névralgique ". Le mémorial constitue-t-il, pour autant, une forme de réparation des crimes de l'esclavage par la France ? Sur cette question extrêmement polémique, les points de vue diffèrent.
Aux yeux de certains, il s'agit d'une réparation symbolique, matérialisée par une dépense financière importante. Ce qui ne dispense pas de réfléchir aux héritages contemporains de l'esclavage, en regardant comment les rapports de domination perdurent. Aux Antilles, aucune réforme agraire n'a accompagné l'abolition : les affranchis sont restés coincés dans les îles, par manque de moyens et par volonté administrative, demeurant de ce fait sous l'emprise des colons qui, eux, furent grassement dédommagés par l'Etat. " On ne peut pas réparer l'esclavage, mais on peut réparer ses conséquences ", remarque l'historien Pap Ndiaye. Il raconte une histoire rapportée par un ancien élève du lycée Victor-Schœlcher de Fort-de-France, en Martinique. L'anecdote remonte à 1942. A l'époque, l'écrivain et poète Aimé Césaire enseignait dans cet -établissement. Au cours d'une discussion, il -conseilla à son élève de travailler sur l'abolition de l'esclavage. " L'esclavage ? répondit le jeune homme. Mais qu'est-ce que c'est ? "" Regardez autour de vous ", répondit Césaire.
Pour d'autres, et notamment le CIPN, la demande de réparations est beaucoup plus radicale. Le mémorial fournit paradoxalement l'occasion de rouvrir les plaies jamais vraiment fermées des relations entre la France et cette terre -ultramarine, devenue département en 1946. Comme si chaque pas en avant vers la reconnaissance des crimes du passé provoquait, presque mécaniquement, une flambée de revendications. C'est ainsi que le 10 mai, François Hollande ne devrait pas rencontrer Luc Reinette, pourtant aux avant-postes de ce projet dont cet indépendantiste se dit toujours " très fier ". " Nous ne voulons pas nous trouver à côté de -Hollande ce jour-là ", -affirme-t-il.
Tout en admettant que l'Etat a financé le mémorial, Luc Reinette revendique une -démarche d'" autoréparation ". C'est aux Guadeloupéens et à eux seuls que revient, selon lui, la charge d'écrire leur histoire. Mais dans le même temps, Luc Reinette, et avec lui le CIPN, reproche au président de la République d'avoir repoussé l'idée de réparer financièrement l'esclavage, alors que les orphelins des déportés juifs français ont été indemnisés en vertu d'un décret de juillet 2000. " Nous ne sommes pas dans une concurrence mémorielle avec les juifs victimes de la Shoah, soutient Luc Reinette, qui réclame un plan de développement de la part de l'Etat français, mais nous demandons à bénéficier de la même considération. " Enfin, le CIPN exige que M. Hollande demande pardon pour les crimes de l'esclavage.
En Guadeloupe et en France continentale, ces positions minoritaires mais virulentes suscitent un certain agacement, ou, à tout le moins, de la distance. " Si on aborde les choses sous l'angle de la repentance, observe Myriam -Cottias, ce sera une opposition Blancs contre Noirs, forcément mal acceptée par la popu-lation. " Jacky Dahomay, lui, se méfie de ce qu'il appelle les " délires mémoriels " de ceux qui ont échoué dans leur combat pour l'indépendance, quand tous les autres pays de la -Caraïbe y sont arrivés. " Ils se replient sur la question identitaire, et sur celle de la race, comme s'ils -rejouaient éternellement l'opposition maître-esclave, en niant la distance historique. C'est ce que le philosophe Paul Ricœur appelait la “mémoire mélancolique de la dette infinie”. Or, cela fait cent soixante-dix ans que les -Guadeloupéens et les Martiniquais sont des -citoyens libres. "
Quelles que soient les positions des uns et des autres, la question des réparations pose le problème de la localisation du Mémorial ACTe. Si ce lieu doit compenser symboliquement une faute, n'aurait-il pas fallu le construire à l'endroit d'où le crime est parti, et sur les terres de ceux qui en ont profité, c'est-à-dire sur le sol hexagonal ? Contrairement aux Nord-Américains ou aux Brésiliens, les Français d'Europe peinent à penser l'esclavage -atlantique, qui n'a jamais eu droit de cité en dehors des colonies. Loin des yeux, loin de la mauvaise conscience.
Pour Myriam Cottias, l'absence d'un musée de l'esclavage dans l'Hexagone est la réactivation de cette césure. " Il est nécessaire qu'un monument inscrive la mémoire de l'esclavage et de la traite sur le territoire métropolitain. On ne peut pas se contenter de faire comme si cette histoire ne concernait que les descendants d'esclaves. Il ne s'agit pas d'un épiphénomène : c'est un épisode à part entière de l'histoire de France, qui a été très important. A partir du XVIIe siècle, la richesse du pays s'est construite là-dessus. " Pap Ndiaye, lui aussi, -estime que le mémorial de Pointe-à-Pitre n'exempte pas la France d'un autre lieu consacré à l'esclavage. " L'histoire de notre pays est travaillée par la question coloniale, dont l'esclavage fut l'une des modalités les plus frappantes, explique-t-il. On ne pourra pas s'affranchir de la question grâce au Mémorial ACTe. Cette histoire doit être partie prenante de la nôtre, c'est celle de notre pays. "
A quoi devrait ressembler un lieu d'exposition situé sur le territoire métropolitain ? Pour Myriam Cottias, il devrait insister sur la notion de citoyenneté et de justice sociale, en mettant l'accent sur ce qu'est l'égalité. Pap Ndiaye, lui, suggère une dimension " très personnelle ", attachée aux trajectoires des individus, et pas seulement un cours d'histoire sur l'importance de l'esclavage en matière de révolution industrielle. " Il faudrait pouvoir faire toucher du doigt ce que fut l'expérience humaine de l'esclavage ", indique-t-il. Faire en sorte de parler à tous, et pas seulement aux descendants d'esclaves, de même que le -Mémorial de la Shoah, à Paris, s'adresse à des visiteurs du monde entier. Et miser sur le fait qu'un musée est là pour " avoir des effets ". Pour changer quelque chose, et faire en sorte que le passé passe vraiment.
Raphaëlle Rérolle
Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)
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