L’Afrique n’est pas victime de ses frontières !

Dans les années 1870, bien avant qu'aucun Français n'ait jamais parcouru la région, les caravanes franchissent la frontière du sultanat saharien de l'Aïr au puits d'In Azaoua. Traversant les premiers villages habités, elles atteignent Iférouane, où les attend un représentant du sultan, auquel elles payent un droit de douane.

Loin de l'image d’Épinal d'un désert sans frontière, le Sahara et le Sahel du XIXe siècle sont bel et bien des espaces organisés, traversés par des routes, structurées par des autorités politiques et des frontières. Pourtant, vingt ans plus tard, lorsque diplomates français et britanniques se partageront ces territoires, ils construiront, à l’inverse, l'idée d'un espace vide d'homme et de pouvoir politique. Cela ne les empêchera pas dans le même temps de reprendre les frontières existantes afin de faciliter leur occupation.

La frontière entre le sultan de l'Aïr et l'aménokal (chef) du Ahaggar, deux chefs touaregs, deviendra ainsi une frontière coloniale entre l'Algérie française et la colonie du Niger. Les frontières africaines sont encore aujourd'hui décrites comme des cicatrices de la violence des impérialismes étrangers en Afrique, héritières du partage du continent par les puissances coloniales. Ce lieu commun à la vie dure. Dans le débat public et médiatique revient régulièrement l'image de diplomates traçant sur de mauvaises cartes des frontières dans des régions où ils n’ont jamais été.

L’arbitraire colonial

Le Niger, avec ses frontières en lignes droites, qui paraissent découpées au cordeau, son enclavement, ou sa forme supposément étrange, est régulièrement décrit comme un Etat de circonstance, que la puissance coloniale aurait découpé arbitrairement, comme par accident. Mais l’histoire est rarement affaire d’accident. Rappelons d’abord que toutes les frontières sont artificielles. Elles ne sont que des artefacts.

Une montagne ou une rivière ne sont jamais en soi des frontières. Ce sont les hommes qui, entre plusieurs montagnes ou rivières, pour des raisons qui leur sont propres, décident, à un moment donné, de faire de l’une d’elle une frontière. De plus, en cherchant à dénoncer l'arbitraire colonial, ce discours réduit les configurations territoriales africaines à de simples conséquences de la domination européenne et fait des populations locales des spectateurs passifs de leur propre histoire.

L'idée que les Européens se seraient partagés l'Afrique est d’ailleurs une idée coloniale. Dès les années 1880, on glose en Europe sur le gâteau africain que ce serait partagé les Européens, alors même que dans beaucoup de régions la conquête n’est pas terminée, voire n’a pas commencée. Ce grand récit du partage de l'Afrique permet justement aux Européens d’affirmer leur toute puissance et de construire l'idée d'un continent vide, vaste espace à conquérir.

 

Une carte du Sahara.

Une carte du Sahara. Crédits : AHMED OUOBA / AFP

On ne peut plus faire aujourd'hui une histoire des frontières en Afrique qui ne serait qu’une histoire de la diplomatie européenne ou de l’action coloniale sur le continent. Pour comprendre ces frontières, il faut prendre au sérieux l’histoire locale et les passés africains qui forment le contexte dans lequel elles ont été tracées. Ainsi en est-il des frontières du Niger, où le moment colonial, qui dure moins de 60 ans, est concurrencé dans son rôle fondateur par des enjeux antérieurs.

En 1804, la région connait un immense bouleversement lorsque le lettré peul Ousman dan Fodio (1754-1817), appelle au jihad contre le sarkin (roi) Gobir et invite les différents pouvoirs politiques de la région à le suivre, ou à l’affronter. Plusieurs refusent de se soumettre et se réfugient au nord de leurs anciens territoires, recréant des villes et des Etats hors des espaces djihadistes. La carte de la région est ainsi redessinée.

Le Sahel central est coupé en deux par un front militarisé, sans cesse mouvant, qui oppose partisans et opposants au jihad. Les routes et les réseaux commerciaux se déplacent et de nouveaux sultanats se développent, comme ceux de Zinder et Maradi. Ousman dan Fodio fonde de son côté un sultanat, ayant pour capitale Sokoto, dans une zone correspondant à une grande partie de l’actuel nord-Nigeria. C’est dans cet espace transformé qu’arriveront les colonisateurs.

Une poignée de militaires

Lorsque Français et Britanniques se partagent cette région, ils décident d’emblée que la frontière qui séparera leurs zones d’influence, reprendra celle du sultanat de Sokoto, c’est-à-dire celle issue du jihad. Les frontières, arbitraires en apparence, ne sont en fait ici, ni affaire de hasard, ni d’accident. L’histoire de la conquête de ce morceau de Sahel et de Sahara apparait ensuite comme une histoire paradoxale. Celle d’une poignée de militaires coloniaux, qui au début du XXe siècle instituent dans les plus grandes difficultés un gouvernement précaire qui s’appuie très largement sur les organisations politiques et territoriales locales et qui, ce faisant, contribuent à la fois à les vider de leur sens et à amoindrir leur importance.

Les militaires français, sont peu nombreux (70 au moment de la conquête et 250 dans les années 20), disposent de moyens dérisoires et ne maîtrisent ni la configuration du terrain, ni les techniques de déplacement : ils n’ont donc pas les moyens de s’imposer uniquement par la force. Les autorités politiques existantes, chefs ou sultans, et leurs structures territoriales sont de ce fait souvent considérées comme des intermédiaires idéaux pour assurer la domination.

Dans ce contexte, la définition des territoires destinés à constituer la trame de l’administration représente parfois une convergence d’intérêts pour des militaires français à la recherche d’alliés, et pour des autorités politiques locales cherchant à garantir leur pouvoir ou leur indépendance en ces temps troublés.

Conquérir un territoire

Plusieurs aventuriers se sont alors construits des fiefs en utilisant les militaires français à l’image d’Aouta ou d’En Avar. Ce dernier, alors qu’il ne pouvait prétendre au pouvoir au sein de son groupe, qui est commandé par son cousin Larétou, réussit par l’intermédiaire des colonisateurs à constituer un commandement et à conquérir un territoire, pris notamment sur les terres de Madibou, le chef des Iwellemmeden qui refuse de se soumettre.

Le phénomène qui se déroule au début du XXe siècle dans cette région du Sahel ne peut donc être défini comme une production coloniale unilatérale des territoires, mais ne peut non plus être conçu comme la simple reprise des territoires africains existants. C’est une forme de coproduction d’un territoire nouveau construit par le contexte de conquête, puis d’occupation.

Les frontières alors mises en place sont dans leur grande majorité le reflet des dynamiques historiques internes de la région au XIXe siècle. Pourtant, l’histoire de leur tracé a contribué à construire le grand récit d’Européens, maîtres du jeu, imposant leur partage du monde. Mais l’absurdité des frontières africaines n’est pas une réalité : c’est un discours construit. Il n’est pas de frontières absurdes, il n’est que des frontières encore faiblement investies et appropriées. Les frontières ne sont que ce que les hommes en font ou en feront.

Camille Lefebvre

est historienne, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut des Mondes Africains (IMAF). Travaillant depuis une quinzaine d'année sur l'Afrique de l'ouest au 19e et 20e siècles et particulièrement sur le Niger, elle a publié en février Frontieres de sable frontieres de papier (Publications de la Sorbonne, Collection Bibliothèque historique des pays d’Islam, 2015).

 

Source : Le Monde Afrique

 

 

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