Comment la Chine dessine la nouvelle finance mondiale

En ralliant les pays d'Europe et d'Asie à son projet de banque d'infrastructures, Pékin déstabilise un système sous influence américaine.

 

Il a suffi de quelques mois à la Chine pour remettre en cause le système financier international. Au 31  mars, échéance fixée par la Chine, près d'une quarantaine de pays, du Brésil à la Russie en passant par la France et le Danemark, ont fait part de leur volonté de participer en tant que membres fondateurs au projet de Banque asiatique d'investissement en infrastructures (BAII) lancé par la République populaire.

A l'automne 2013, à Bali, le président Xi Jinping avait surpris ses hôtes indonésiens en proposant, au forum de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC), la création d'une nouvelle banque de développement pour la région, en soutien du grand projet chinois des " routes de la Soie ". L'initiative bousculait les prérogatives de la Banque asiatique de développement (BAD), installée à Manille et dont le président est depuis sa création nommé par le Japon, proche allié des Etats-Unis et grand rival des Chinois.

La Chine avait déjà exprimé de longue date sa frustration face au blocage de la réforme des institutions financières, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, issues des accords de Bretton Woods de 1944. En juillet  2014, le pouvoir chinois était parvenu à rallier le Brésil, la Russie, l'Inde et l'Afrique du Sud autour d'un projet de banque de développement qui leur aurait été réservée.

Des allures de raz-de-marée

Cette fois, la vague de ralliement à la BAII a des allures de raz-de-marée, et prend de court les Etats-Unis. En dépit des inquiétudes de Washington sur la gouvernance de la future banque et les risques d'opacité, nombre de ses alliés ont pris acte du nouveau poids économique de la Chine, devenue un partenaire incontournable dans la région. " Des pays comme l'Australie se sont trouvés face à un dilemme : pouvaient-ils soutenir l'ancien ordre politique régional au risque de s'aliéner la Chine, locomotive économique de la région ? ", interroge Hugh White, professeur d'études stratégiques à l'Université nationale d'Australie. Dès mai  2014, le ministre des finances chinois, Lou Jiwei, a exposé les détails du projet de banque à ses homologues asiatiques, à l'occasion de la réunion annuelle de la Banque asiatique de développement à Astana, au Kazakhstan. Il a pris soin d'inviter seize d'entre eux le premier soir dans un restaurant chinois de la ville, en évitant soigneusement d'y convier le représentant japonais.

Face au scepticisme de Tokyo et de Washington, M.  Lou a encore rappelé, le 22  mars  2015, que les institutions multilatérales préexistantes " ne représentent pas nécessairement les meilleures pratiques ", manière implicite de faire siennes les critiques contre la Banque mondiale et le FMI, souvent accusés par le passé d'avoir prescrit des remèdes inappropriés en temps de crise. Il jugeait au passage la BAD trop " bureaucratique ". Pour faire campagne au nom de la nouvelle banque, la diplomatie chinoise a envoyé dans les chancelleries occidentales un haut fonctionnaire, Jin Liqun, fin connaisseur du système pour avoir été lui-même vice-président de la BAD. Il a fait miroiter des sièges au conseil d'administration de la BAII à ceux qui s'engageraient les premiers : en principe, seuls trois sièges, sur les vingt prévus, seront réservés aux pays non asiatiques. L'argumentaire des Chinois pour justifier la création de la BAII repose sur un déficit présumé en infrastructures dans les pays asiatiques, estimé à 8 000  milliards de dollars dans un rapport de la BAD datant de 2010 : il serait nécessaire de le combler pour parvenir à une croissance soutenue de la région dans les décennies à venir.

" Bienvenue la France ! "

Pour les pays européens sollicités par la Chine, le raisonnement qui l'emporte est plus terre à terre : mieux vaut s'engager et avoir son mot à dire de l'intérieur de la future banque que de rester en dehors, comme le préconise Washington. Le Royaume-Uni a cédé le premier, annonçant sa participation dès le 12  mars, poussant les Etats-Unis à faire part de leur " inquiétude sur l'attitude trop accommodante " de Londres vis-à-vis de la Chine. Six jours plus tard, le 18  mars, les trois premières économies de la zone euro annonçaient par une démarche collective leur volonté de signer. " Bienvenue l'Allemagne ! Bienvenue la France ! Bienvenue l'Italie ", fanfaronnait dès le lendemain un éditorial de Chine Nouvelle, l'agence de presse chinoise. Le succès de la campagne chinoise pour la BAII témoigne d'une évolution de la diplomatie économique chinoise, qui a longtemps privilégié le bilatéral. Pour Eswar Prasad, professeur de politique commerciale à l'université Cornell (New York), " la BAII est l'exemple type d'une Chine plus pointue dans sa perception de l'action économique, qui privilégie l'engagement constructif plutôt que la force brute ". " Elle permet à Pékin de légitimer ses manœuvres d'élargissement de ses sphères d'influences politique et économique ", ajoute M.  Prasad, qui est l'ancien chef de la division Chine du FMI.

Alors que les Occidentaux demandent depuis longtemps à la Chine d'être plus présente sur la scène internationale – de la résolution des conflits armés à celle des crises financières –, on a jugé côté français qu'il fallait s'associer au projet pour mieux l'influencer. " Les Chinois répondent à la demande qui leur a été faite de s'engager sur les grands sujets internationaux ", affirme une source diplomatique. Cet interlocuteur reconnaît qu'il y a " toute une série d'inconnues sur le fonctionnement de la banque, sa gouvernance, etc. Mais pour avoir un impact là-dessus, il faut être à l'intérieur ". La BAII n'a pas vocation, souligne-t-on à Pékin, de remplacer les deux canaux traditionnels de l'aide au développement chinois, la China Development Bank et la China Exim Bank, qui ont fait de la Chine le premier créancier d'un nombre croissant de pays – du Kenya au Sri Lanka, en passant par le Venezuela. Pékin a d'ailleurs découvert que certains de ces placements s'avèrent plus risqués que prévu : plusieurs pays – comme l'Ukraine ou le Zimbabwe – connaissent des difficultés de paiement. D'autres, comme le Sri Lanka, font mine de réviser des chantiers d'infrastructures jugés disproportionnés. Sur le papier, le projet de la BAII offre donc à la Chine, qui dispose d'amples liquidités à " placer ", une opportunité de " partager les risques " – tout en en tirant des dividendes politiques.

Harold Thibault, et Brice Pedroletti

 

Source : Le Monde (Supplément Eco & Entreprise)

 

 

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