Yémen : le pari guerrier de l’Arabie saoudite

Riyad s'engage dans la guerre au Yémen avec un roi tout neuf et un ministre de la Défense inexpérimenté. Les enjeux pour le royaume saoudien: rien moins que la position de leader du monde arabe.

Alerte! «Guerre au Moyen-Orient!» OK, d'accord, on vous l'a déjà faite celle-là.

Pourtant les frappes aériennes, les mouvements de troupe et les attentats-suicides qui s'affichent en une n'ont rien à voir avec les vieux conflits qui ravagent Israël, la Palestine et la Syrie ou autour du programme nucléaire iranien.

Un accès direct au roi

Ne croyez pas pour autant que les événements au Yémen soient secondaires. Ils jouent un rôle central dans l'équilibre des pouvoirs du monde arabe, dans les tensions à l'intérieur de l'islam et sont au cœur des craintes qui règnent sur le marché pétrolier mondial.

Les nouveaux dirigeants d'Arabie saoudite, dont l'armée a lancé des frappes aériennes sur les rebelles houthis soutenus par l'Iran le 26 mars et qui ne cessent de raffermir leur mainmise sur le pouvoir, joueront un rôle décisif dans la forme que prendra cette nouvelle guerre instable au Moyen-Orient.

Ce n'est pas plus clair?

Il convient de souligner qu'au cœur des décisions prises par l'Arabie saoudite se trouve son nouveau ministre de la Défense, le prince Mohammed ben Salmane, fils préféré du roi et titulaire du poste depuis deux mois seulement. Le magazine Arab News du 29 mars publie une photo de lui présidant une réunion de hauts commandants saoudiens. La barbe qui lui mange une bonne partie du visage peine à masquer sa jeunesse –d'une fois sur l'autre, on lui attribue à peine 27 ans ou déjà 35 ans. Quoi qu'il en soit, il n'a aucune expérience militaire.

Deux jours plus tôt, le prince Mohammed avait assisté à la réunion hebdomadaire du Conseil des affaires politiques et de sécurité, haut organe exécutif mis en place par le nouveau roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud. Il était assis face au ministre des Affaires étrangères Saoud ben Fayçal, déjà chargé des affaires internationales saoudienne avant sa naissance, et à gauche du président du Conseil, ministre de l'Intérieur et prince héritier en second, le prince Mohammed ben Nayef, autre vieux cousin que les observateurs saoudiens voient comme son rival dans le contrôle du portefeuille yéménite.

C'est Mohammed ben Salmane, et non ses cousins plus âgés, qui s'est déplacé à l'aéroport de Riyad le 26 mars pour accueillir le président du Yémen, Abd Rabbo Mansour Hadi, à son arrivée dans la capitale saoudienne.

Le prince Mohammed ben Salmane est peut-être jeune et sans expérience, mais ces défauts sont contrebalancés par son accès direct à son père, le roi Salmane, 79 ans, à qui, dit-on, il sert de mémoire ambulante.

Le rôle du roi dans le développement de la politique autour de la crise au Yémen, à l'évolution rapide, n'est pas très clair. Il semble qu'une réunion cruciale se soit tenue le 21 mars, lorsque les princes héritiers du Bahreïn et des Emirats arabes unis, ainsi que le Premier ministre du Qatar et le vice-Premier ministre du Koweït se sont rendus à Riyad. Cette réunion était présidée par le ministre de l'Intérieur Mohammed ben Nayef, mais Mohammed ben Salmane y assistait également. Le véritable leadership du roi devait émerger lors du sommet de la Ligue arabe organisé le week-end dernier dans la ville balnéaire égyptienne de Charm el-Cheikh, au bord de la mer Rouge.

Le principal point au programme de Charm el-Cheikh devait être le rétablissement de Hadi au pouvoir à Sanaa. Cependant, à ce stade, cela ne paraît être guère plus qu'un vœu pieu. Les frappes aériennes de la semaine dernière semblent avoir eu pour objectif d'émousser les capacités des houthis à menacer les villes saoudiennes, et non de leur arracher le contrôle de la capitale yéménite. La paranoïa saoudienne à l'endroit des rebelles soutenus par l'Iran, qui sont des chiites zaydites –et par conséquent, du point de vue de beaucoup dans le royaume saoudiens, pas de vrais musulmans– s'étend au point de craindre que ces derniers ne lancent des missiles sur la Mecque.

Le roi Salmane est-il dans la même ligne que son prédécesseur?

Cependant, les frappes aériennes risquent d'attiser plutôt que de décourager l'antagonisme houthiste. Le leader houthi Abdul-Malik al-Houthi a condamné l'Arabie saoudite le 26 mars en la traitant de pantin d'Israël et des Etats-Unis, ajoutant que son groupe allait «affronter les forces criminelles et leurs instruments dans le pays».

La crise yéménite va également révéler dans quelle mesure l'équipe du roi Salmane poursuit ou dévie de la politique étrangère de feu le roi Abdallah. L'ancien roi était obsédé par l'idée de se débarrasser du président syrien Bachar al-Assad et de contenir le rôle du Hezbollah au Liban. Dans un câble du département d'Etat particulièrement pittoresque publié par WikiLeaks, il clame son désir de «décapiter le serpent» –comprendre l'Iran.

Pour l'instant, la principale différence dans le nouveau leadership d'Arabie saoudite est que la relation entre Salmane et le nouvel émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, semble être bien meilleure que ne l'était celle d'Abdallah avec les dirigeants précédents de son riche voisin du Golfe. Le temps nous dira si ce changement n'est qu'apparences ou s'il est réel. Malgré le retour au bercail du Qatar après une récente prise de bec diplomatique avec Riyad, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) –constitué de l'Arabie saoudite, du Koweït, du Bahreïn, du Qatar, des EAU et d'Oman– semble ne compter encore que six membres, et ce à cause du comportement fantasque d'Oman.

Le sultan Qabus, dirigeant reclus d'Oman, revenu ce mois-ci de huit mois de traitements médicaux en Allemagne, semble apprécier sa position d'outsider. Lorsque les houthis se sont emparés de Sanaa le mois dernier, ils ont immédiatement annoncé la mise en place de 28 vols hebdomadaires entre le Yémen et l'Iran (il n'y en avait aucun précédemment). Ces avions, qui pourraient transporter des armes iraniennes et peut-être même des conseillers, survolent le sultanat d'Oman. Au temps pour la solidarité du CCG.

Quel rôle jour l'Iran?

La grande question est de savoir dans quelle mesure les houthis sont soutenus par l'Iran –et si Téhéran considère la prise du pouvoir par les houthis comme un objectif stratégique ou un concours de circonstances fortuit. Il ne fait aucun doute que l'Iran sait parfaitement jouer avec les phobies arabes: le commentaire, l'année dernière, d'un député de Téhéran affirmant que trois capitales arabes (Bagdad, Damas et Beyrouth) étaient déjà sous contrôle iranien a largement laissé penser que Sanaa était devenue la quatrième.

Le sommet de la Ligue arabe peut également signifier que l'Egypte est en train de reprendre sa place de leader régional au Moyen-Orient.

A mesure qu'Hosni Moubarak prenait de l'âge et que son économie se fissurait, l'Arabie saoudite ajoutait efficacement le leadership du monde arabe à son statut de leader autoproclamé du monde musulman. Cette prise de position s'est accélérée pendant l'année chaotique où Mohammed Morsi s'est retrouvé au pouvoir. Mais depuis l'émergence du président Abdel Fattah al-Sissi –et la transition gériatrique en Arabie saoudite, sans oublier l'effondrement des prix du pétrole– l'Egypte revendique plus fermement sa position de gros bonnet. Et le Caire semble désormais à deux doigts d'entrer en guerre au Yémen, lui aussi.

Cela n'indique pas forcément qu'une rivalité diplomatique pour le leadership régional soit en train de se préparer, mais il est de l'intérêt géographique de chacun des deux pays de s'assurer que la crise au Yémen se calme.

L'Arabie saoudite considère le Yémen comme son arrière-cour et affronte une potentielle menace terroriste de la part de djihadistes qui se sont établis dans l'arrière-pays. L'Egypte est bien plus loin –mais le Yémen contrôle le détroit de Bab el-Mandeb, à l'embouchure sud de la mer Rouge. Moins de pétrole passe par ces voies de navigation maritimes que par le détroit d'Ormuz, à l'entrée du golfe Persique, mais la moindre interférence a un impact sur le canal de Suez au nord, qui est le plus grand atout stratégique de l'Égypte.

L'une des caractéristiques surprenantes de «l'opération tempête décisive», nom de l'opération dirigée par l'Arabie saoudite au Yémen, est le nombre et la taille des pays engagés dans la coalition.

Les Saoudiens contribuent à hauteur de 100 avions de chasse, 150.000 soldats et quelques unités navales, le Bahreïn déploie 15 avions de chasse, imité par le Koweït. Le Qatar engage quant à lui 10 avions de chasse et la Jordanie 6. Même le Soudan a promis d'envoyer trois avions. L'Egypte déploie un nombre non défini d'unités navales et aériennes, et annonce que des forces seront envoyées sur le terrain «si nécessaire». En comparaison, les contributions aux actions engagées contre l'Etat islamique en Syrie sont dérisoires.

Pour l'instant, aucun de ces Etats ne semble avoir de plan B au cas où Hadi ne pourrait être réinstallé dans son palais présidentiel. Un tel échec sera dans le meilleur des cas franchement embarrassant pour l'Arabie saoudite –et surtout pour son tout nouveau, et peut-être très éphémère ministre de la Défense. En revanche, cela pourrait offrir à Sissi une opportunité de réaffirmer le leadership de l'Egypte dans tout le Moyen-Orient.

 

Simon Henderson

Washington Institute for Near East Policy

 

(Photo : Le ministre yéménite des Affaires étrangères, Riad Yassin (à gauche) et son homologue saoudien, Saoud ben Fayçal, à Charm el-Cheikh le 26 mars 2015. REUTERS/Amr Abdallah Dalsh)

 

Source : Slate (France)

 

 

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