On rit aussi dans le monde arabe

Du  Caire à Riyad, les émissions humori stiques fleurissent sur Internet, plébiscitées par des millions de jeunes.

 

Deux djihadistes, bandeau " Allah Akbar " sur le front et ceinture d'explosifs en bandoulière, taillent le bout de gras.– Dis, c'est quoi nos objectifs ? Soumettre le monde entier à la volonté -d'Allah et vaincre tous les infidèles.

Ah… Et sinon, on a des objectifs à court terme ?

Abou A et Abou B sont deux petits terroristes en noir et blanc, regard fixe et bras en croix, qui philosophent entre deux attentats. Le " duo espiègle d'Al-Qaida " est une bande dessinée en ligne de Karl Sharro, satiriste libanais installé à Londres et grand admirateur de Woody Allen. Dans son blog Karlremarks.com, il s'est aussi amusé à imaginer Abou Bakr Al-Baghdadi, l'autoproclamé calife de l'Etat islamique, raconter à son psy un rêve récurrent : " Je participe à un concours de barbes avec d'autres djihadistes célèbres, et la mienne est pathétique… "

Les Arabes ne goûtent peut-être pas les caricatures de Mahomet façon Charlie Hebdo, mais ils ne manquent pas d'humour pour autant. Le rire a même été une des armes favorites des manifestants des " printemps arabes " alors que les dictateurs, en face, ne rigolaient pas du tout. En  2012, pendant que les manifestants soudanais se faisaient tailler en pièces par les troupes du président Omar Al-Bachir, ce dernier déclarait dans un discours railleur que le renverser serait " aussi impossible que se lécher le coude ". Du coup, l'opposition a appelé à de gigantesques " rassemblements du léchage de coude ", lors desquels les manifestants étaient encouragés, en signe de défi, à mimer ce geste absurde face aux soldats en armes.

En Syrie, le village de Kafranbel, près de la frontière turque, est devenu le symbole de la résistance par le sarcasme. Bombardés sans relâche par l'aviation de Bachar Al-Assad, ses habitants trouvent encore la ressource de se photographier avec des banderoles en anglais, du style : " Hé Obama ! : merci d'avoir demandé à l'Iran et aux terroristes du Hezbollah de quitter la Syrie. Ils ont dû se pisser dessus de peur. " De son côté, Karl Sharro parle de l'humour comme d'un " outil pratique pour gérer la défaite " : plutôt que se lamenter sur l'échec des révolutions, mieux vaut en rire… Selon la comédienne égyptienne Mona Hala, un temps présentatrice d'une émission de satire politique sur YouTube, " l'humour donne aux gens du courage et de l'énergie, les aide à faire face quand la conjoncture sociopolitique est stressante ".

On ne saurait mieux décrire le rôle joué par Bassem Youssef dans l'Egypte postrévolutionnaire de ces dernières années. En  2011, pendant que des milliers de ses compatriotes occupent la place Tahrir, ce chirurgien cardiologue de 37 ans lance un programme sur YouTube moquant le régime Moubarak et ses séides. Tournées dans sa buanderie avec deux bouts de ficelle, ses capsules sont vues 5  millions de fois en moins de trois mois. Neuf épisodes plus tard, une chaîne de télévision lui offre une émission hebdomadaire. Encore une saison et " Al-Bernameg – le programme – avec Bassem Youssef " devient une superproduction d'" infotainment ", sur le modèle américain du " Daily Show with Jon Stewart ". Chaque semaine, 40  millions de téléspectateurs assistent au dépeçage de l'islamiste Mohamed Morsi, entre-temps devenu président de l'Egypte. Entre l'idéologue islamiste qui traitait les Israéliens de " petits-enfants de singes et de porcs ", et l'homme d'Etat qui se veut désormais faiseur de paix régional, l'écart est impossible à tenir – et la matière à vannes, inépuisable.

Mais alors que Morsi tente mollement d'inculper Bassem Youssef pour outrage – sans pour autant arrêter son émission –, son successeur au pouvoir, le général Abdel Fattah Al-Sissi, n'a pas tant de patience. Après le coup d'Etat de juillet  2013, il a suffi d'un seul épisode d'" Al-Bernameg ", même empreint d'un ton modérément critique envers le nouvel homme fort, pour que l'émission s'arrête sous les vociférations d'un public ultranationaliste. " Trop de pression ", déclare Youssef, qui jette l'éponge en invoquant sa sécurité et celle de sa famille. Aux braves citoyens réclamant son " exécution " l'écume aux lèvres, l'humoriste n'en veut pas trop. De Boston, où il anime pour quelques mois un projet de recherche de l'université Harvard, il a déclaré au Monde : " Quand les médias sous contrôle créent une atmosphère de peur panique, plus besoin pour le régime d'interférer directement. L'ambiance suffit à porter les gens à un état semi-hystérique, ce qui met automatiquement les dissidents sous pression. "

L'Arabie saoudite n'a pas eu besoin d'en faire autant pour mettre au pas son satiriste politique vedette, Omar Hussein, 26 ans. Lancée en  2010 sur YouTube – impossible, bien entendu, de tenter quoi que ce soit sur les médias traditionnels, contrôlés par le régime –, son émission " Al-Tayer " (" sur le vif ") s'est autorisée des choses jusque-là impensables : railler la paresse induite par les pétrodollars (" On veut augmenter la productivité en Arabie saoudite ? Facile : importons des Japonais et payons-les très cher – ça, on sait faire "), ridiculiser le sacro-saint principe de tutelle masculine sur les femmes (" La fin de vos problèmes, mesdames : le “Tuteur mobile”, un Ken barbu qui dit toujours oui, à glisser dans votre sac à main ")… Ultime audace : sa critique des dépenses excessives pour l'aménagement de la grande mosquée de La  Mecque, épicentre de l'islam. Après trois ans de grincements de dents en haut lieu et plus de 60  millions de vues, Hussein a mis fin à l'aventure en  2013, évoquant la " pression de – ses – parents ". Aujourd'hui étudiant anonyme en Grande-Bretagne, il a préféré s'abstenir de parler au Monde.

Trois Saoudiens sur quatre ont un smartphone – le troisième taux de pénétration le plus élevé au monde, couplé aux plus forts taux d'abonnement à YouTube et à Twitter de la planète. Autant dire qu'Internet a révolutionné le royaume. Alors que les médias autorisés sont lénifiants et d'une autre époque, les contenus en ligne, eux, sont ébouriffants de créativité, plébiscités par les moins de 30  ans qui représentent 80  % de la population. En quelques années, les six premières chaînes humoristiques saoudiennes sur YouTube ont atteint le chiffre incroyable de 915  millions de vues cumulées – dans un pays de moins de 30  millions d'habitants. Ne pas trop réprimer cet élan est, pour la monarchie, un moyen de laisser siffler la Cocotte-Minute sociale. Le cas Omar Hussein est un rappel des lignes à ne pas franchir, mais la plupart de ses collègues ne s'y aventurent pas.

Ainsi du comédien – et anciennement ingénieur pétrochimiste – Fahad Al-Buteiri, 29 ans. Telfaz 11 (Télé 11), la société de production qu'il a cofondée en  2011 avec trois compères, est aujourd'hui une solide PME avec sept shows humoristiques, générant des centaines de millions de vues sur YouTube et de confortables revenus publicitaires. C'est que Fahad connaît ses limites. " Ma règle d'or, déclare-t-il au Monde : ne jamais produire quelque chose que ma mère n'aimerait pas voir. Nous ne gagnons rien à braquer les gens, sinon mettre notre travail et nos carrières en péril. Notre job, c'est d'amuser le public, pas de le provoquer. " Leur approche très raisonnable n'a pas empêché Fahad et ses associés de frapper un grand coup, en produisant la vidéo la plus populaire d'Arabie saoudite : No Woman No Drive, une parodie de la célèbre chanson de Bob Marley No Woman No Cry, sur le thème de l'interdiction faite aux femmes saoudiennes de conduire. Le texte est ironique, mais le second degré ne crève pas les yeux. Beaucoup, dans le royaume, pensent que la chanson appuie l'interdiction. Un malentendu que les auteurs se gardent bien de dissiper. Verdict : près de 13  millions de vues.

Le marché koweïtien est plus réduit, mais aussi plus dense : 3  millions d'habitants, dont 93  % sont connectés à Internet. Politiquement, la marge de manœuvre est plus grande qu'en Arabie saoudite. Cependant, " Sheno Ya3ni " (" mais encore "), sans doute le show YouTube le plus osé du Moyen-Orient, a mis la tolérance des autorités à rude épreuve. " Sur Google, les deux recherches en arabe les plus fréquentes sont “scandale sexuel” et “danse orientale hot”, déclare au Monde son créateur de 34 ans, le Palestinien Mohammed Aqua. Notre obsession pour le sexe n'a d'égale que l'hypocrisie qui environne ce sujet. Du coup, avec les copains, on s'est dit que ce serait fun d'exploser tout ça en mille morceaux – une sorte de thérapie de choc. "

Sans jamais une image de nu, " Sheno Ya3ni ", créé en  2012, a brillamment tenu cette promesse. On y voit un père de famille basculer dans le sous-entendu homosexuel avec ses deux neveux férus de catch, un élève révisant sa biologie dont l'imagination s'enflamme au mot " mammifère ", et même une rangée d'usagers de l'administration se masturber frénétiquement sous leurs dichdachas, les yeux révulsés, dès que l'un d'eux prononce, pour remplir un formulaire, le prénom de sa mère !

Au Koweït et au-delà, le succès est phénoménal. " Les gens nous adorent, mais en secret. Publiquement, c'est autre chose. Dans le meilleur des cas, ils font semblant de ne pas nous connaître, dans le pire, ils disent que ce qu'on fait est inadmissible. " Après trois ans de tabous fracassés et plusieurs millions de vues, Mohammed et ses trois compères, tous venus du théâtre et de la télévision, sont convoqués par la police. On les prie gentiment mais fermement d'arrêter tout et d'effacer les vidéos les plus osées, sous peine d'inculpation de trouble à l'ordre public. " Les flics étaient jeunes, souriants, manifestement des fans. Ils nous disaient qu'ils étaient désolés, mais que les ordres venaient de haut. "

Le " printemps arabe " avait libéré toutes les énergies, y compris celle du rire. Quatre ans plus tard, bien des portes se sont refermées. En reste-t-il quelque chose ? Mohammed Aqua est convaincu que oui. " Il n'y a qu'à observer l'évolution des commentaires sous nos vidéos. Au début, 80  % étaient à charge. Puis on est passé à 60  %, puis 50-50… Certains, parmi ceux qui nous attaquaient violemment au début, expliquent maintenant aux autres ce que veut dire le second degré, et pourquoi il faut lutter contre l'hypocrisie sociale. Ça fait chaud au cœur. "

En Egypte, Bassem Youssef, lui, est plus aigre. " Les gens assignent à la satire un rôle plus grand que nature, parce que l'idée de combattre l'oppression par l'humour est romantique, dit-il. Mais au final, l'humour n'a jamais réglé les problèmes de personne. Le seul superpouvoir que nous avons, nous autres satiristes, consiste à mettre le débat politique à la portée de tous. " Mais que faut-il de plus pour faire germer les révolutions ?

Ahmed Benchemsi

 

Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)

 

 

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