Force et responsabilité Par Tawfiq Mansour

Dans la Nature, la capacité de nuisance commande, normalement, la préséance. Le lion s’écarte de la route de l’éléphant ; le scorpion noir, de celle des fourmis magnans. Dans les sociétés humaines peu ou prou techniques, c’est, à peu près, la même règle.

La force physique, la maîtrise des armes, la puissance du groupe, directe ou soudoyée, ordonnent, banalement, les rapports sociaux et la célèbre maxime de Jean de La Fontaine « La raison du plus fort est toujours la meilleure » en est la plus commune loi.

Cependant, plus la société se développe et se complexifie, plus la relativisation de cette maxime s’impose. La circulation routière est la plus quotidienne illustration de ce constat. Ce qui coulait quasiment de source, en 1970 à Nouakchott, avec moins de cinq mille véhicules en circulation, bouchonne à tout va, quarante ans plus tard, avec plus de cent mille automobiles et presqu’autant de charrettes. Si le mastodonte poids lourd impose, toujours banalement, sa loi au 4×4 et celui-ci à la Mercedes 190, tous restent de flanc, lorsque le carrefour est bloqué, tandis que le fragile piéton peut, tout à son aise, lui, se gausser de leur embarras. La force ne suffit plus à faire loi.

On objectera, ici, que la mainmise sur les moyens de coercition – armée et police – permet, tout de même, de dégager assez rapidement les voies de circulation, notamment celles conduisant aux richesses nationales. Je n’en disconviens pas et c’est, effectivement, la solution première la plus fréquemment usitée, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’effort de civilisation des peuples. Mais il est également vrai que cette méthode suscite des controverses, préjudiciables, non seulement, à ceux qui en subissent le joug mais, aussi, aux tenants du pouvoir. Mêlées à peine étouffées par les applaudissements des laquais, nombreux, qui s’appliquent à faire croire, aux tenants de la force, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes – et qui y trouvent de substantiels profits : pour sale qu’elle soit, la reptation a l’avantage de la souplesse – mais l’esclandre des injustices, surexcitées par les nœuds de ces reptiles, finit toujours par éclater.

L’oligarchie – non pas forcément celle qui tient l’apparence du pouvoir mais l’autre, sous sa couverture, qui en détient le sens – s’empresse de le maquiller, à l’ordinaire. Qu’on en manœuvre ou non les prémisses, voire le déroulement, les révolutions sont, banalement, les antichambres des dictatures. Echaudés, les peuples ont ainsi, peu à peu appris à leur préférer de plus subtiles négociations. Elles passent, toutes, par un accroissement de la responsabilité citoyenne, évidemment variable au degré de l’organisation autogène des citoyens et celui de sa contention, par les oligarques. Vaste marché… A la profusion des relations spatiales des uns répond la programmation temporelle des autres, quand l’artifice croissant des conditions de la survie paraît, sinon les lier, du moins les duper tous.

Certes, prolétariser les masses populaires – c’est-à-dire, leur supprimer tout accès à l’autosuffisance, en limitant leurs possibilités d’autonomie solidaire, d’une part, et en polluant leur perception de l’autosuffisance, via une apologie, obsédante, de la consommation – reste le levier le plus sûr pour les boulonner en situation de vassalité et sauvegarder le pouvoir oligarchique. Mais, pour perdurer, le système implique un tel détournement de la Nature, un tel épuisement de ses ressources, qu’il tend, fatalement, à l’appauvrissement de tous, voire à la destruction, sinon de toute vie sur notre planète, du moins du plus grand nombre des humains qui peuplent celle-ci.

Que perçoit-on, en notre République Islamique de Mauritanie, de cette aussi sombre qu’aveuglante évidence ? Très majoritairement assignées à pauvreté, en marge économiquement lointaine de la prodigieuse accumulation de marchandises excrétées par les industries centrales du système, les populations mauritaniennes auraient à naviguer entre résignation – ô fatalité de l’inéluctable déchéance de ce bas-mode ! – opportunisme béat – tous les biens à notre portée sont dons de Dieu – et irresponsabilité : tout ça, c’est la faute à l’Occident. Les noblesses d’hier se transforment en bourgeoisies quatre-quatreuses, cadres dominants mais tout aussi cadrés que les petits, les castés ancestraux fournissant prolétariat, voire lumpenprolétariat, tout aussi taillables et corvéables à merci que naguère mais, maintenant, au prix obligé de quelques verroteries et autres gadgets technologiques, et vogue la galère, toujours à l’appel des muezzins, vers la fin des temps dont les signes s’accumulent, ne manque-t-on pas de nous signaler savamment.

 

Alternative ?

Y aurait-il alternative à ce désolant programme qui réduit l’islam en docile accompagnateur d’une destruction de ce monde qui serait moins l’œuvre des hommes que la manifestation du Décret divin ? Face aux injustices, criantes, que cette situation génère, la tentation de recourir à la force est grande. Invoquant, plus souvent, le devoir de tout musulman à combattre celles-là que le désir, moins avouable, de revanche postcoloniale – particulièrement aigu dans le monde arabe trop longtemps humilié – et/ou post-esclavagiste, comme en Mauritanie, on en vient à ne plus percevoir la nature du bien qu’il s’agirait d’au moins tenter rétablir : l’équilibre en toute chose et en tous rapports, avec les autres, notre environnement, notre propre nature, les nécessités – variablement contestables, certes – de la modernité…

« Si la fin de ce monde te trouve en train de planter un arbre », dit un jour le Prophète (PBL), « ne te détourne pas de ta tâche, achève-la, tant se faire que peut ». L’image, forte, nous renvoie à la responsabilité, individuelle, du khalifat que confia le Seigneur des mondes à Adam (PBL) et, transmise à toute sa descendance, sans distinction de croyance et de foi. Nous sommes tous responsables, jusqu’au dernier instant, de l’état de notre planète commune. Nous avons tous le choix, chacun, individuellement, d’œuvrer ou non aux équilibres du vivant, à ceux de la communauté des humains. On pressent, ici, qu’il existe, au-delà des irréductibles différences de perspectives, entre croyants et incroyants en Dieu et en l’Au-delà, une commune mesure entre tous ceux qui entendent ne serait-ce que planter un arbre.

A la recherche – redécouverte ? – de cet ordre organique, simple, immédiat, où individus, familles, cités et biosphère ont vocation, naturelle, à aller de concert, rien ni nul de temporel ne peut contraindre la conscience de quiconque. Si le croyant est guidé, dans cette quête, par les commandements divins transmis par les prophètes (PBE) – tout spécialement par Mohammed (PBL), en ce qui concerne les musulmans – il doit admettre que d’autres puissent être de bonne volonté et œuvrer, à leur manière, au bien de ce monde, sans pour autant adhérer à ses propres références. Dans l’état actuel du Monde, le dialogue est devenu impératif. Au croyant de traduire la guidance – sacrée à laquelle il se sait, lui, contraint – en termes profanes, audibles, apaisés, apaisants à l’oreille de l’incroyant ; du moins celui soucieux de l’avenir mondain de l’Humanité et de notre planète commune. Quant aux autres, le plus sage et efficace reste, probablement, de ne pas perdre son temps à s’en soucier… « Que tu les préviennes ou non, ils n’entendront rien », précise encore le Saint Coran, avant de rappeler ce que à quoi, de toute façon, leur surdité les conduira, dans l’Au-delà.

Mais, pour l’heure, nous voici, musulmans, devant le défi de l’universalité. Convaincus de ce que l’islam contient la plus sûre médecine, individuelle et collective, pour affronter les temps eschatologiques, nous avons devoir à le démontrer ; dans les faits, dans des dispositions pratiques, adaptées à l’époque. Des efforts en ce sens ont ainsi magnifié divers principes de la finance islamique, comme le partage des risques et profits. La promotion du waqf – en langage économique moderne, Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP) – en est un autre, tout comme celle de la zakat, sinon de diverses formes dérivées, taxant, notamment, les immensément riches de façon exponentielle, au profit direct des plus pauvres, dans une vision dynamique d’une circulation bouclée des profits. A un niveau plus local et immédiat, le tout simple respect du droit du voisin – que le prophète (PBL) a clairement défini comme un devoir de chaque musulman, redevable au polythéiste même ; a fortiori, donc, à l’athée – nous donne à moudre quotidiennement, où que nous nous trouvions.

Le Monde en a, plus que jamais, besoin. Jamais, probablement, Il n’aura autant ployé sous la domination de l’homme devenu loup jusqu’envers lui-même : domination de la technique, de l’argent, de l’Etat, des idéologies, qui font des hommes des bourgeois, des salariés, des esclaves, des prolétaires, des fanatiques, des terroristes, des bourreaux. Contester ces pouvoirs, leur y opposer des pare-feu cohérents et efficaces ; mieux, leur associer de dynamiques contre-pouvoirs ; nous rend à la simplicité de notre nature adamique, à « l’ordre sans le pouvoir », selon la célèbre formule de Proudhon qui n’implique, certes pas, la négation de Dieu. Au contraire : c’est pleinement, totalement soumis à Lui – à Lui Seul – que nous avons une chance de percevoir l’ordre des choses et du cosmos. En pleine possession de notre nature adorante, nous voici aptes à éclairer. Sans diktat, sans orgueil, en pleine conscience de ce que vivre, c’est échanger, partager, prendre et donner. Entièrement soumis à Dieu et entièrement libre devant les hommes, tous libres, frères et sœurs derrière Adam (PBL). Et Dieu, certes, est le Savant, Seul Juge de tout, de chacun et de tous.

 

Tawfiq Mansour

 

(Reçu à Kassataya le 18 mars 2015)

 

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