Les contours flous de l’islamophobie

Où situer la frontière entre la critique de l'islam et les propos antimusulmans ? Philosophes, historiens,juristes et sociologues confrontent leurs points de vue.

 

C'est le signe discret qu'en ces années 2000 l'islam s'installe peu à peu au cœur du débat public : en  2005, le mot " islamophobie " fait son entrée dans le dictionnaire, aux -côtés de " burqa ", " hidjab " et " communautarisme ". Le Robert définit alors l'islamophobie comme une " forme particulière de racisme dirigée contre -l'islam et les musulmans " – – une définition qui la range au côté de la xénophobie et de l'antisémitisme. L'analogie entre ces trois maux a pourtant du mal à s'imposer : par un étrange paradoxe, dans un pays où nul ne -songerait à se définir comme xénophobe ou anti-sémite, certains revendiquent fièrement l'étiquette " islamophobe ".

En  2003, l'un des fondateurs du Point, Claude Imbert, déclare ainsi tranquillement lors d'un débat télévisé : " Il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire. " Une petite décennie plus tard, la sénatrice radicale de gauche Françoise Laborde affirme " assumer " ce qualificatif qui, à première vue, ne paraît pas glorieux. Plus subtilement, l'écrivain Olivier Rolin revient, après les attentats contre Charlie Hebdo, sur l'étymologie du terme islamophobie : après avoir égrené la longue liste des horreurs commises, dans le monde entier, au nom de la religion musulmane, il se demande pourquoi " ce serait une grande faute d'avoir peur de l'islam ".

Pour ces intellectuels et ces élus, le parallèle entre l'islamophobie, le racisme et l'antisémitisme est malvenu : l'hostilité croissante de l'opinion envers la religion musulmane est, -selon eux, le fruit de la radicalisation des musulmans eux-mêmes. Invoquant les assassinats de l'organisation Etat islamique, les violences de Boko Haram ou les attentats d'Al-Qaida, ils -dénoncent d'une même voix les mouvements fondamentalistes étrangers et la radicalisation des musulmans de l'Hexagone. Le départ de plus d'un millier de jeunes Français vers les -zones de combat syriennes et irakiennes n'a fait que confirmer leurs inquiétudes.

Dans le monde des chercheurs, le mot " islamophobie " peine également à convaincre. Leïla Babès, professeure de sociologie des religions à l'université catholique de Lille, conteste le bien-fondé de ce concept : dans le Dictionnaire historique et critique du racisme dirigé par Pierre-André Taguieff (PUF, 2013), elle affirme que l'islamophobie ne se distingue en rien du racisme anti-immigrés et de l'arabophobie. Selon elle, les auteurs d'actes et de discours racistes, " en propageant une vision essentialiste et raciale de l'islam, s'attaquent à une catégorie de population de plus en plus identifiée comme “musulmans” mais toujours perçue comme “arabes”, “maghrébins” ou “immigrés” ".

L'essayiste Caroline Fourest ou le philosophe Alain Finkielkraut vont plus loin encore : pour eux, la dénonciation de l'islamophobie serait une ruse destinée à faire taire les critiques sur l'islam – " ce concept relève de la terreur intellectuelle ", résume le philosophe. " Ce terme a semé une -immense confusion, affirme Caroline Fourest. Il y a, bien sûr, du racisme anti-musulmans. Mais l'islamophobie est dénoncée, dans l'arène internationale et notamment à l'ONU, par des pays qui s'insurgent contre les caricatures de Charlie Hebdo et qui veulent -pénaliser le blasphème. Ils veulent en réalité empêcher la -libre critique de l'intégrisme et des religions. "

Le terme, pourtant, apparaît bien avant les -polémiques sur Charlie Hebdo. Né au début du XXe siècle dans les colonies françaises, il -désigne alors " une “islamophobie de gouvernement” fondée sur une différenciation des musulmans dans le système d'administration colonial français et une “islamophobie savante et cléricale” qui véhicule des préjugés sur l'islam et une méconnaissance des réalités de cette croyance ", note en  2014 la sociologue Houda Asal dans la revue -Sociologie. Après une longue éclipse, le mot ressurgit en  1994 sous la plume d'un groupe de réflexion multiculturaliste britannique, avant de s'imposer en Europe, puis à -l'Organisation des Nations unies. " Quand le monde est -contraint d'inventer un nouveau terme pour constater une intolérance de plus en plus répandue, c'est une évolution triste et perturbante ", constate en  2004 son secrétaire -général, Kofi Annan.

Dans les pays anglo-saxons, les sciences sociales s'emparent de ce concept mais, en France, il faut attendre 2011 pour que l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) organise un séminaire sur le sujet. Le mot est aujourd'hui entré dans le langage courant, mais ses contours restent flous : si personne, ou presque, ne remet en cause l'existence d'actes " islamophobes " (tags contre les mosquées, discriminations contre les musulmans au travail ou agressions de femmes voilées)-, les discours, eux, suscitent des controverses sans fin. Où situer la frontière entre la critique de l'islam et les propos islamophobes ? A partir de quand un discours crée-t-il un climat d'hostilité à l'égard d'une collectivité dans son ensemble ?

La justice fournit une première réponse en sanctionnant les injures, la diffamation ou la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence " envers une personne ou un groupe de personnes " en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à l'islam. Les juges utilisent un critère simple : les propos visant des individus ou des groupes tombent sous le coup de la loi, ceux qui visent l'islam en général relèvent de la libre critique de la religion. " Le fait de qualifier une femme de “sale musulmane” ou de dire que “les musulmans sont des terroristes” est sanctionné car ces propos visent des individus, résume Lila Charef, responsable du pôle juridique du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Mais affirmer, comme Michel Houellebecq, que l'islam est la religion la plus con du monde relève, selon les juges, de la liberté d'expression. "

Les sciences sociales posent le problème différemment en s'interrogeant, plus largement, sur le climat qui règne aujour-d'hui en France. Comment analyser les discours qui stigmatisent dans leur ensemble les pratiques religieuses des musulmans ? Pourquoi tant d'amalgames entre le fondamentalisme à l'œuvre dans les pays étrangers et les musulmans de France ? Pourquoi tant de mensonges destinés à insinuer que l'Europe est en voie d'" islamisation " – Marine Le Pen a ainsi affirmé en  2012 que 100  % des abattages de viande de la région parisienne étaient halal. " La parole islamophobe est de plus en plus violente et décomplexée, affirme Lila Charef, du CCIF. Il y a une banalisation des discours de haine diabolisant l'islam et les musulmans. "

Pour beaucoup d'observateurs, la tentation islamophobe ne se résume d'ail-leurs pas aux diatribes contre les musulmans qu'on peut entendre dans les milieux d'extrême droite : parfois, elle imprègne plus subtilement les discours publics. En France, personne ne s'est ainsi offusqué des propos du pape François affirmant, à propos de Charlie Hebdo, qu'on ne doit pas " tourner en dérision " la foi, alors que les musulmans qui tenaient le même discours ont été accusés de porter atteinte à la liberté d'expression. De même, personne ne remet en cause la légitimité du Parti chrétien-démocrate de Christine Boutin, alors que la création d'un parti musulman d'envergure nationale serait considérée comme le signe inquiétant d'une communautarisation de la vie politique.

Aucun chercheur en sciences sociales ne nie évidemment les horreurs commises au nom de l'islam ni même la présence de minorités musulmanes radicalisées dans certains quartiers français. Aucun ne prétend en outre que la critique de Daech ou de l'islam relève de l'islamophobie. " Il est parfaitement normal qu'il y ait un débat critique et argumenté sur les dogmes et les pratiques de la religion musulmane, explique Marwan Mohammed, sociologue au CNRS (centre Maurice-Halbwachs) et auteur d'Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le “problème” musulman. Il est d'ailleurs très vif au sein même du monde musulman : il suffit de voir ses divisions, voire son éclatement. "

Pour ces intellectuels, l'islamophobie -relève d'une tout autre logique : comme le racisme, elle repose sur une logique d'" essentialisation ". " Cette idéologie consiste à ramener en permanence un -individu à sa religiosité supposée, en -négligeant la pluralité de ses autres identités sociales – son âge, son sexe, son milieu, son métier, son origine nationale ou ses convictions politiques, poursuit Marwan Mohammed, qui a organisé le premier séminaire de l'EHESS sur ce thème.  Elle consiste à réduire les populations musulmanes, leurs désirs et leurs pratiques -individuelles ou collectives à un agir strictement religieux. "

L'islamophobie, qui associe une idéologie à des pratiques sociales d'exclusion ou de discrimination, institue une " logique du préjugé ", renchérit Vincent Tiberj, chercheur à Sciences Po (centre d'études européennes) : " Elle nie la complexité de l'individu pour lui conférer les attributs supposés d'un groupe d'appartenance. " " Elle repose sur cette idée fausse qu'il existerait un seul islam que l'on pourrait prendre dans son ensemble, ajoute Marwan Mohammed. Au nom de ce principe, l'islamophobie assimile l'islam visible, qui -relève de la simple pratique religieuse, à l'islamisme, qui est une idéologie politique inspirée par l'islam, voire au terrorisme, qui utilise l'arme de la violence. Dans ce contexte, toute demande religieuse, y compris la plus banale, est considérée avec inquiétude comme une poussée intégriste. "

Si l'islamophobie se nourrit de l'hostilité qui vise depuis plus d'un siècle les Maghrébins ou les Noirs de France, elle n'est pas une simple reformulation du racisme ou de l'arabophobie française. Le simple fait d'être musulman suscite en effet des discriminations qui ne se confondent pas avec la couleur de la peau ou l'origine ethnique : les enquêtes montrent ainsi que lorsqu'une femme sénégalaise se présente à un emploi, elle a beaucoup moins de chance, à CV identique, d'obtenir un entretien si elle affiche, dans son prénom et son engagement -associatif, une identité musulmane plutôt qu'une identité catholique – comme si sa religion la rendait nécessairement inquiétante.

Le monde musulman français est pourtant beaucoup plus divers et contrasté qu'on ne le croit souvent. Réalisé par -Patrick Simon, sociodémographe à l'Institut national d'études démographiques, et Vincent Tiberj, le document de travail " Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants ", publié en  2013 par l'INED, remet en cause bien des idées reçues : oui, la religion joue un rôle plus important dans la vie des musulmans que dans celle des catholiques, des protestants ou des orthodoxes ; oui, la transmission familiale de l'islam est plus forte que celle du catholicisme, du protestantisme ou du judaïsme ; non, le repli identitaire des musulmans n'est pas attesté par les résultats de cette enquête de référence.

" Il n'y a pas, en France, de “contre-société musulmane”, constate ainsi Patrick Simon. Les musulmans ne se marient pas plus au sein de leur communauté religieuse que les catholiques ou les juifs. Et ils évoluent dans des cercles relationnels plus ouverts que les catholiques et les personnes sans religion. Quand on demande aux musulmans de classer les traits identitaires qui les définissent le mieux, la religion n'arrive qu'en troisième place, derrière le pays d'origine et la famille. Le plus souvent, ils attribuent d'ailleurs les discriminations dont ils sont l'objet non à leur -religion, mais au fait qu'ils sont d'origine immigrée, comme si leur identité religieuse ne leur semblait pas décisive. "

L'idée que les musulmans français forment une puissante minorité ne convainc d'ailleurs pas certains chercheurs. " Beaucoup de musulmans sont économiquement fragiles et il n'y a pas la moindre trace, en France, d'un parti politique musulman ", constate le sociologue Marwan Mohammed. " L'islam sunnite de France est une religion déconcentrée qui n'a pas de clergé unifié, ajoute Vincent Tiberj. Si le Conseil français du culte musulman fonctionne mal, c'est parce qu'on a voulu plaquer artificiellement sur cette religion une logique d'organisation verticale similaire au catholicisme. " Les musulmans sont d'ailleurs beaucoup moins nombreux que les Français ne l'imaginent : selon un sondage Ipsos MORI réalisé en  2014, l'Hexagone arrive en tête des pays européens qui surestiment leur part dans la population – 31  %, alors que les chiffres les plus fiables font état au maximum de 8  %.

L'islam, pourtant, fait peur – terriblement peur. Parce que les horreurs commises en son nom envahissent jour après jour la scène internationale, mais aussi, selon Marwan Mohammed, parce que la tradition coloniale, républicaine et jacobine de la France constitue un excellent terreau pour l'islamophobie. " La France a plus d'un siècle de colonialisme derrière elle. Cette histoire nourrit un -regard et des préjugés qui infériorisent, encore aujourd'hui, les populations post-coloniales. La République française a, en outre, une tradition politique puissante fondée sur l'assimilation. Elle accepte donc mal que certains musulmans n'aient pas abandonné leur religiosité au fil des générations. Ses attentes assimilation-nistes ont été déçues. "

Une déception d'autant plus forte que l'islam français est de plus en plus visible. Dans une société sécularisée où les processions religieuses et les soutanes ont disparu de l'espace public, les musulmans affichent ouvertement leurs pratiques. Au fil des ans, l'" islam des caves " des immigrés arrivés dans les années 1960 a fait place à un islam installé : – les mosquées et les boucheries halal font -désormais partie du paysage. Le symbole de cette visibilité est évidemment le foulard, un signe religieux abhorré par les Français, y compris parmi des personnalités qui ne sont pas considérées comme " autoritaires " et " ethnocentristes " – notamment les femmes diplômées de gauche.

Cette visibilité nouvelle est l'un des ingrédients de l'islamophobie française. " En  2013, une enquête du Pew Research Center a montré que les Français étaient les Européens qui avaient le jugement le plus favorable sur les musulmans : ils ont l'expérience de la mixité et ils acceptent -facilement l'altérité, souligne Philippe Portier, directeur du groupe Sociétés, -religions, laïcité à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE). En revanche, ils sont extrêmement raides sur la question de l'affichage public des identités religieuses : ils refusent plus fermement que les autres Européens les habitudes alimentaires ou vestimentaires de l'islam. Cette position nourrit des confusions. Un islam de la visibilité, ce n'est pas nécessairement un islam de la dangerosité. "

L'intensité de la pratique n'est, en effet, pas forcément un indice de radicalité : le fait de ne pas manger de porc, de porter un voile, d'aller à la mosquée ou de respecter le ramadan ne constituent ni un trouble à l'ordre public, ni un signe de prosélytisme actif, ni une atteinte à la sécurité – critères généralement admis pour limiter la liberté de religion. Ces pratiques se heurtent en revanche à une exigence nouvelle de la laïcité française : depuis la première affaire du voile, en  1989, la conception libérale de la loi de 1905, qui laissait le religieux s'afficher dans la sphère publique, a fait place à une laïcité plus exigeante, qui veut refouler la religion dans la sphère privée.

Ce faisant, la France s'éloigne de l'esprit de la loi de 1905. " Le texte sur la séparation des Eglises et de l'Etat n'instaurait pas la neutralité des personnes ou de l'espace public mais la neutralité de l'Etat et de ses agents, rappelle Philippe Portier. Au nom de ce principe libéral, Aristide Briand et Jean Jaurès avaient d'ailleurs refusé d'interdire le port de la soutane dans la rue. Aujourd'hui, on veut imposer la neutralité religieuse en dehors de l'espace d'Etat et à des personnes qui ne sont pas des agents du service public. On a ainsi interdit en  2004 le port du voile dans les établissements scolaires, puis, en  2010, le port de la burqa dans la rue. Depuis l'affaire Baby-Loup – en  2008, la directrice adjointe d'une crèche des Yvelines avait été licenciée pour avoir refusé d'enlever son voile – , certains veulent même étendre cet impératif de neutralité aux entreprises privées. "

Pour certains chercheurs, l'hostilité croissante envers l'islam n'est pas sans risque : dans un étrange effet pervers, elle pourrait renforcer les plus radicaux des musulmans. " La vision péjorative des -religions et, plus directement, les obstacles posés aux manifestations publiques de -religiosité peuvent produire deux effets complètement opposés : pousser à la sécularisation ou, au contraire, renforcer le statut identitaire de la religion et lui -conférer une dimension qui déborde de la seule spiritualité ou de son caractère traditionnel ", écrivaient Patrick Simon et Vincent Tiberj en  2013. Nul ne sait encore de quel côté va pencher la balance, mais beaucoup craignent que le second mouvement soit désormais enclenché.

Anne Chemin

 

Source :  (Supplément Culture & Idées) Le Monde

 

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