Le Manifeste des 19 et la photo historique des auteurs en détention en février 1966

Le contexte

La rentrée scolaire d’octobre 1965 s’effectue dans un climat très tendu ; le 4 janvier 1966, la totalité des élèves noirs des lycées de Nouakchott et de Rosso se mettent en grève qu’ils déclarent illimitée. Ils réclament la suppression du décret d’application de la Loi du 30 janvier 1965 rendant obligatoire l’enseignement de la langue arabe dans le secondaire.

 

Ce mouvement de contestation scolaire trouve rapidement un écho favorable auprès de nombreux hauts cadres originaires de la vallée. Le 6 janvier, par solidarité, dix neuf d’entre eux apportent leur soutien à la revendication de ces élèves et posent le problème de la cohabitation nationale : ils publient le Manifeste des 19. Le même jour, la grève s’étend à Kaédi. Des bancs de l’école, la contestation se propage à la fonction publique et le 8 janvier, 31 fonctionnaires noirs de Nouakchott se solidarisent des grévistes et approuvent le Manifeste des 19.

Pour contenir la contestation, les élèves du secondaire furent mis en vacances du 19 janvier au 4 février inclus. Mais à la rentrée scolaire, des bagarres éclatèrent le 8 février au lycée national de Nouakchott entre élèves noirs et maures et dans la nuit un tract invitant les élèves maures à la confrontation fut diffusé. Le lendemain, des affrontements opposent les deux communautés dans divers quartiers de Nouakchott, le bilan officiel, sans doute minoré, fait état de 6 morts et 70 blessés. La Mauritanie venait de connaitre sa première grave crise intérieure.

Le Président Moctar Ould Daddah rapporte dans ses mémoires que la France par la voix de son Ambassadeur, Jean – François Deniau, était prête « à nous envoyer, à partir de la base de Dakar, des éléments de troupes pour nous aider à rétablir l’ordre » mais qu’il déclina l’offre et prit les mesures suivantes : la fermeture de tous les établissements secondaires, l’envoi de renforts à Aïoun et Kaédi, la supervision des émissions de Radio Mauritanie, l’instauration d’un couvre – feu, de 18 heures 30 à 07 heures à Nouakchott et l’arrestation des 19 signataires du Manifeste le 11 février.

Le Manifeste des 19

Le 4 janvier 1966, les élèves noirs des lycées de Nouakchott ont déclenché une grève qu’ils jugent qu’ils déclarent illimitée en vue de faire supprimer la mesure rendant obligatoire la langue Arabe dans l’enseignement du Second Degré.

Cette action énergique ne fait que révéler un malaise profond et latent, car il est notoire que l’étude obligatoire de la langue Arabe est pour les Noirs une oppression culturelle. Cette mesure constitue un handicap certain à tous les examens pour les élèves Noirs qui, de façon consciente ont toujours repoussé l’étude de la langue Arabe qu’ils savent un frein à leur développement culturel et scientifique et contre leurs intérêts. C’est ainsi qu’au Lycée de Rosso, des élèves Noirs ayant obtenu la moyenne dans l’ensemble des disciplines, ont eu à redoubler pour n’avoir pas eu la moyenne en Arabe.

Il parait paraitre étonnant qu’aucune voix ne se soit élevée parmi l’élite et les Responsables Noirs, pour protester contre une décision qui fausse déjà l’égalité des citoyens et cela dans un domaine aussi essentiel que l’éducation.

C’est pourquoi, Nous citoyens mauritaniens à part entière soussignés, déclarons appuyer fermement et sans  réserve l’action des élèves. Nous entendons dès cet instant reconsidérer les bases de la coexistence entre communauté Noire et communauté Blanche ; car à l’heure actuelle, nous assistons à l’accaparement total de tous les secteurs de la vie nationale par l’ethnie maure. A l’appui de cette thèse, voici des faits patents qui révèlent la gravité de cette situation. Dès l’accession de la Mauritanie à l’autonomie interne, le régime mis en place s’empresse de créer le mythe d’une prétendue majorité à 80% Maure. Le mythe du quart était né et règle depuis lors les dosages au niveau de toutes les instances politiques et administratives. C’est ainsi qu’au Gouvernement, il y’a deux Ministres Noirs sur 9, au Bureau Politique National, trois Noirs sur 13 Membres, à l’Assemblée Nationale, 10 Députés Noirs sur 40. Ceci étant la vie politico – administrative ne pouvait être que le fidèle reflet de la situation au sommet. Il est remarquable que les postes de Président de la République, Chef du Gouvernement, de Ministre de la Défense Nationale, des Affaires Etrangères, de Secrétariat Général aux Affaires Etrangères, de Ministre de la Justice, de l’Intérieur, de Directeur de la Radiodiffusion, et des Forces de Police, de Directeur de l’information, de Directeur de l’enseignement, de Directeur Général du Plan, de la Fonction Publique et de Président de la Cour Suprême, etc, sont concentrés selon une règle inavouée mais systématique entre les mains de l’ethnie Maure.

Il est à constater par ailleurs que sur 12 Cercles du pays du pays, un seul est placé sous la responsabilité d’un Administrateur Noir et sur près de trente Subdivisons, 7 seulement sont sous la responsabilité de fonctionnaires Noirs

Il est à souligner par ailleurs que simultanément au désir exprimé par les maures de voir officialiser la langue Arabe, la communauté Noire exige que lui soient consenties des garanties concrètes et absolues contre toute assimilation que les responsabilités nationales soient partagées et que la Constitution soit révisée dans un sens FEDERAL (Congrès 1961 et 1963. Mais le régime politique en place, peu après avoir muselé certains porte – parole Noirs, s’est ménagé l’officialisation de la lange Arabe dont la première étape est cette mesure rendant l’Arabe obligatoire dans le Premier et le Second Degrés, cependant qu’il étouffe les revendications fondamentales de la Communauté Noire.

Les maures savent qu’avec l’arabisation à outrance, le pays va à l’échec, mais ils y tiennent tout de même, animés qu’ils sont par un complexe d’infériorité devant la supériorité qualitative et quantitative des cadres Noirs, et poussés par le désir ardent de couper la communauté noire de l’ensemble négro – africain et à réaliser ainsi l’assimilation des Noirs à leur mode de vie et de penser.

Ainsi le bilinguisme n’est qu’une trahison à l’endroit des Noirs, car il tend à les écarter de l’ensemble des affaires de l’Etat.

Toute cette situation se traduit par un marasme général qui affecte tous les rapports entre citoyens Noirs et maures. En effet la jeunesse du pays future relève, se trouve profondément divisée : A Dakar, à Paris, au Caire et dans les autres centres universitaires, les groupes d’étudiants Noirs et groupes d’étudiants maures sont à couteaux – tirés ; dans tous les établissements du Second Degré, la scission est consommée entre élèves Noirs et élèves maures.

Considérant que les membres de la communauté noire sont irréversiblement engagés à recouvrer intégralement leur liberté et leur dignité, à choisir librement une culture et un mode de vie conformes à leur civilisation négro – africaine, à leurs aspirations au progrès, au développement harmonieux de l’homme, et convaincus que l’obstination du régime dans sa politique aboutira fatalement au chaos et à la guerre civile,

NOUS, SOUSSIGNES,

– Déclarons être hostiles à la mesure rendant l’arabe obligatoire dans les enseignements primaires et secondaires

Sommes prêts à rencontrer le Président de la République, le Président de l’Assemblée Nationale, le Président du Groupe Parlementaire

Mettons en garde tout responsable Noir contre une éventuelle prise de position susceptible de léser les intérêts de la communauté noire

Les 19 signataires :

Ba Abdoul Aziz, Magistrat

Ba Ibrahima, Ingénieur géomètre

Ba Mohamed Abdallahi, Instituteur

Bal Mohamed El Habib, Ingénieur des Eaux et Forêts

Daffa Bakary, Ingénieur des TP

Diop Abdoul Bocar, Commis comptable

Diop Mamadou Amadou, Professeur

Kane Abdoul, Instituteur

Koïta Fodié, ingénieur des TP et bâtiments

Seck Demba, Instituteur

Sow Abdoulaye, Inspecteur de Trésor

Sy Abdoul Idy, Statisticien

Sy Satigui Oumar Hamady, Instituteur

Traoré Souleymane dit Jiddou, Instituteur

Bal Mohamed El Bachir, Administrateur

Ba Aly Kalidou, Inspecteur de Trésor

Ba Mamadou Nalla, Instituteur

Traoré Djibril, Instituteur

Coulibaly Bakary, Instituteur

Quelles leçons pour nous ?

Quarante neuf ans plus tard, que sont devenus les visionnaires auteurs du Manifeste des 19? Qu’avons-nous fait de leur héritage ? Faut – il les oublier ? Evidement, non. Mohamed Ould Cheikh, qui a publié en 1974 un ouvrage sous le pseudonyme de Hamid El Mauritanyi, pointe la responsabilité du pouvoir et l’accuse d’avoir participé de façon active aux tragiques événements de 1966. Pour lui, la répression et la suspension les 19 fonctionnaires noirs, ne participaient pas à l’apaisement « alors que la nature même du problème exigeait le dialogue » (cité par J-L Balans dans son livre intitulé Le développement du pouvoir en Mauritanie, page 568). Il est vrai que le président Moctar Ould Daddah s’était appuyé sur des éléments d’une jeunesse nationaliste, pro – arabe de la mouvance de la Nahda et de l’Association de la Jeunesse Mauritanienne et plus largement, il s’agissait de rattraper l’avance prise par les noirs « sur scolarisés et surreprésentés » dans la fonction publique.

En 2016, cinquante ans après la diffusion du Manifeste des 19, les mauritaniens devraient faire une introspection, un état des lieux de la question nationale pour construire un destin commun. Faute d’avoir pu empêcher se produire le génocide (1989 – 1992) et les déportations, nous n’avons pas le droit de laisser le pouvoir nous conduire vers un chaos programmé. Si notre pays donne l’impression de ne pas savoir où il va depuis son accession à la souveraineté internationale, il y va en courant à grande vitesse.

Pour le sauver, nous avons besoin d’une radiothérapie politique, probablement à fortes doses de radiation, pour détruire les cellules mangeuses de la diversité. La Mauritanie doit se réconcilier avec sa géographie et son histoire faite de différences, de recompositions, de brassages, de mélanges de sociétés si différentes en apparence, mais qu’il faut administrer harmonieusement selon un principe d’égalité effective.

N’oublions pas les 19 et inscrivons leurs noms dans la mémoire collective de nos concitoyens. Célébrons ceux qui sont en vie. Prions pour les disparus. N'oublions pas ceux, dont les noms n'apparaissent pas ici mais, qui étaient dans le cercle élargi.

 

Ciré Ba et Boubacar Diagana – Paris, février 2015.

 

On reconnait de droite à gauche : Bal Mohamed El Habib dit Doudou, Ba Abdoul Aziz dit Zeus, Sy Satigui Oumar Hamady, Ba Aly Kalidou et Sy Abdoul Idy dit Mamoye. Le Conseil des Ministres du 13 janvier 1966 décida de la suspension et du déclenchement de poursuites judiciaires contre les 19 signataires du Manifeste. Ils sont tous arrêtés le 11 février 1966.

 

(Reçu à Kassataya le 10 février 2015)

 

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