Comment l’«islamisme» est-il devenu un extrémisme?

Le terme d'«islamisme» est constamment utilisé par les médias pour désigner les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. D'où vient l'emploi de ce mot, là où catholicisme et judaïsme n'ont rien à voir avec l'intégrisme?

 

Mais au fait, ça veut dire quoi exactement «islamiste»? La question surgit tout d’un coup, lors d’un débat sur le plateau de l’émission de France 5 Médias le mag diffusée le dimanche 25 janvier. Au détour d’une discussion sur l’islamisme, la journaliste Rokhaya Diallo s’indigne de l’utilisation qui est faite du terme en France, qu’elle trouve trop discriminant.

Contactée par Slate, elle précise sa pensée:

«Ce qui me dérange, c’est que pour toutes les autres religions on dit juste extrémiste. Là le mot est construit à partir du mot islam, ça laisse penser que les deux sont intrinsèquement liés. La langue française est suffisamment riche pour que l’on puisse trouver un autre terme.»

La journaliste remarque que l’on «parle de juifs orthodoxes, pas de judaïstes. C’est pareil pour les chrétiens intégristes avec les évangélistes».

Difficile de nier qu’il y a un flou autour des mots «islamiste» et «islamisme». Ici Le Figaro parle d’islamistes terroristes, là cette dépêche AFP decrit un «islamiste présumé». Mais qu’entend-t-on, exactement, par «islamisme»?

La définition du Larousse parle de mouvements politiques radicaux:

«Mouvement regroupant les courants les plus radicaux de l'islam, qui veulent faire de celui-ci, non plus essentiellement une religion, mais une véritable idéologie politique par l'application rigoureuse de la charia et la création d'États islamiques intransigeants.»

C'est clair? Pas vraiment, surtout que cette définition ne plait pas à tout le monde. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po, chercheur au CERI et spécialiste de l’islam politique, explique sa vision des choses:

«Pour les chercheurs, le terme islamisme décrit une famille politique du monde arabe, qui n’est pas extrême en soit. Si on veux le transposer à la France, il faut imaginer une division droite-gauche, entre des partis qui ont un projet lié à l’islam, et d’autres plus inspirés par la tradition occidentale.»

Autrement dit, le terme «islamisme» désigne donc un camp politique qui base sa doctrine sur les textes religieux. En utilisant cette définition, on réunit donc le parti Ennahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Egypte et même l’organisation terroriste Etat Islamique.

Du mahométisme à l’islamisme

Et si les interprétations d'«islamisme» et  d'«islamiste» sont multiples, c’est aussi parce que ces deux mots n’ont pas toujours porté le sens qu’on leur donne aujourd’hui. Ghaleb Bencheikh, spécialiste de la religion musulmane, animateur de l’émission Islam diffusée sur France 2 et président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, revient sur l’histoire du mot islamisme:

«On a eu beaucoup de termes utilisés en Occident pour désigner cette religion: pensons notamment aux turqueries de Molière, on a eu le mahometisme aussi. Puis, vers la fin du XIXe siècle, on s’est mis a utiliser islamisme pour tout simplement parler de l’islam. Ça a été comme ça jusqu’au début des années 1970.»

S’ensuit alors la montée en puissance des mouvements politiques islamistes dans les pays arabes qui font dériver la signification du mot. Salam Diab Duranton, maître de conférence à l’université Paris 8 en linguistique arabe, situe «la première utilisation du terme islamiste dans le sens qu’on lui prête maintenant par Gilles Kepel[1], dans les années 1990».

La France n’est pas la seule à posséder une définition floue de ces mots. L’anglais est encore moins clair que le français. Le Dictionnaire Oxford qualifie «Islamism» de «Islamic militancy or fundamentalism», soit en français «le militantisme ou le fondamentalisme islamique»

Un journaliste d’Al Jazeera anglais, qui a préféré rester anonyme, confie à Slate que la chaine évite elle aussi au maximum d’utiliser le mot «islamiste»:

«La même chose est vraie pour les mots terrorisme, extrémisme, djihadiste et militant. Nous estimons que les téléspectateurs peuvent juger des actions de ces groupes par eux mêmes. Au final nous n’utilisons que les mots "groupe armé" pour décrire Daesh et Al Qaeda. D’ailleurs nous n’utilisons pas le terme islamique pour décrire une personne de confession musulmane mais simplement le terme musulman.»

Question de contexte, la chaîne qatarie préfère rester aussi neutre que possible. Pas de consigne claires par contre, du côté de France 24 en français ou anglais. C’est ce qu’explique le journaliste Wassim Nasr:

urnaliste Wassim Nasr:

«Il n’y a pas de vraie politique de la chaîne sur le sujet. Ce débat est très franco-français. On en revient à une question d’éléments de langage, c’est comme quand le gouvernement utilise Daesh.»

«Islâmiyy» contre «Islâmawiyy»

Cette évolution d’interprétation ne touche pas que le français ou l’anglais. Le monde musulman est lui aussi traversé par ces débats. En arabe classique, islamique se dit «islâmiyy». Par exemple si l’on parle de la civilisation islamique, on dira «Hadhara ilamiyya». Islamiste, en revanche, se dit «islâmawiyy», un parti islamiste est donc un «hizb islâmawiyy».

Salam Diab Duranton explique que la distinction entre «islâmiyy»et «islâmawiyy»est récente:

«L’Occident influence aussi les pays arabes, c’est pour ça que des intellectuels ont

Salem Diab Duranton, maître de conférence en linguistique arabe

créé ce terme d’islâmawiyy. D’ailleurs on voit bien que les médias arabes sont conscients du poids des mots. La plupart des journaux progressistes l’utilisent. L’Etat Islamique réfute d’ailleurs totalement cette appellation.»

La question des mots se pose d’ailleurs dans les rédactions en arabe des grandes chaînes internationales. A Al Jazeera, les débats sont nombreux entre journalistes. Mais, explique une présentatrice qui a préféré rester anonyme, il y a des règles claires sur le sujet:

«Parfois on appelle le directeur pour trancher. Les différents termes qui existent en arabe nous aident à trouver la bonne terminologie. En anglais ils opèrent différemment. Et dans tous les cas, avec un téléspectateur arabe qui est dans le bain, on n'a pas besoin de trouver des adjectifs pour qualifier l'orientation "islamiste" d'un groupe, parce que de nom, il sait déjà qui ils sont. Par contre on n'utilise jamais le terme de djihadiste.»

«Parfois on appelle le directeur pour trancher. Les différents termes qui existent en arabe nous aident à trouver la bonne terminologie. En anglais ils opèrent différemment. Et dans tous les cas, avec un téléspectateur arabe qui est dans le bain, on n'a pas besoin de trouver des adjectifs pour qualifier l'orientation "islamiste" d'un groupe, parce que de nom, il sait déjà qui ils sont. Par contre on n'utilise jamais le terme de djihadiste.»

Justement, un peu comme ce qu’il se passe avec «islamiste», le terme de «djihad», qui veut simplement dire «résistance» en arabe, a vu son sens changer, même dans les pays musulmans. Ghaleb Bencheikh qualifie d’ailleurs son utilisation «d’usurpation».

Une ancienne présentatrice de France 24 en arabe explique que la chaîne utilise parfois ce mot et raconte une anecdote a ce sujet:

«Quand j’étais à France 24, j’avais utilisé le mot djihadiste pendant une émission et un des intervenants sur le plateau, algérien, s’était indigné parce qu’il trouvait que cela dévaluait l’histoire de l’Algérie[2]

La question de savoir quoi dire se pose toujours pour les médias anglophones et francophones internationaux. BBC World, suivant l’exemple de sa rédaction en arabe, a par exemple décidé de ne pas appeler les frères Kouachi des terroristes.

Tarik Kafala, le directeur de BBC Arabic, expliquait il y a quelques semaines considérer le terme comme «trop tendancieux». Le journaliste justifiait sa décision en soulignant, là aussi, l'absence de définition claire du terme: 

«Cela fait plus de dix ans que l'ONU essaye de définir ce mot, et ils n'y arrivent pas. C'est très difficile. Nous parlons de violence politique, de meurtre, de bombardement, de fusillade. Nous pensons que c'est beaucoup plus informatif que d'utiliser un mot comme terroriste, que les gens ne considèrent pas comme neutre.»

Le groupe britannique préfère utiliser les mots «militant» ou «groupe armé» estimant que les téléspectateurs sont assez intelligent pour se faire leur propre opinion.

«Musulmans extrémistes»

Au final, le problème reste le même: si l’on veut respecter le sens des mots tout en étant clair, comment doit-on désigner par exemple les frères Kouachi?

Stéphane Lacroix a par exemple décidé d’arrêter de parler d'islamistes quand il donne des interviews, mais sèche pour trouver un équivalent moins clivant. Rokhayah Diallo a une idée:

«Certains pensent que tous les musulmans sont des extrémistes et avec l’usage de ce terme, on entretien la confusion. Ce qu’il faudrait dire, c’est musulman extrémiste, comme pour les autres religions.»

Ghaleb Bencheikh propose de faire un travail d’explication de fond:

«Les mots ont une vie, qu’on le veuille ou non on doit accepter cette réalité. Il faut faire preuve de pédagogie. Par contre je préférais que l’on parle d’extrémistes violents plutôt que de musulmans modérés, ce qui ne veut rien dire. »

Un travail qui, selon le spécialiste, devrait aussi venir des musulmans. «Les musulmans doivent aussi accepter que l’islamisme à avoir avec l’islam» explique-t-il. «C’est le début de la thérapie malheureusement. Pour guérir, il faut voir les choses en face et refonder la pensée idéologique».

1 — Gilles Kepel est est un politologue français, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est professeur des universités à Sciences Po. Retourner à l'article

2 — Le mot djihad était parfois utilisé par le Front de Libération National pendant la guerre d'Algérie. C'est ce qu'expliquait Gilles Kepel au Monde: «le djihad est un concept fondamental.(…) Pendant la guerre d'Algérie, par exemple, le vocabulaire du djihad est utilisé, le journal du FLN s'appelle El Moudjahid».

Source : Slate (France)

 

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