Les Maliens de France entre fierté et impatience

Lassana Bathily, qui avait caché dix otages dans l'Hyper Cacher, est désormais français.

La " P'tite Bamako " de Montreuil (Seine-Saint-Denis) n'a pas fermé boutique à l'heure où Lassana Bathily, le héros malien de 24 ans, devenait français.

 

A 18 h 30 mardi, le plat du jour était servi sous les néons du foyer Bara, lieu de vie d'un demi-millier de travailleurs immigrés, pendant que l'employé de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes était reçu sous les ors de la Place Beauvau pour la cérémonie de sa naturalisation. Le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, a tenu à présider en personne cet accueil dans la citoyenneté française, accompagné de Manuel Valls et d'une brochette de ministres.

" Quelle fierté pour nous ", se réjouit Sekou Simaga, gardien de ce foyer de Maliens qui fonctionne comme un village, où l'on vient visiter le cousin ou le frère, où l'on lutte contre l'adversité aussi. Une réplique miniaturisée du " pays ", avec son souk modèle réduit en plein cœur de la Seine-Saint-Denis. A Bara, celui qui a caché des otages dans une chambre froide du supermarché casher, vendredi 9  janvier, avant de sortir et donner de précieuses informations à la police, est une icône. Du vendeur de cacahuètes au marchand de cigarettes, son nom est sur toutes les lèvres. Mais si l'on se réjouit du dénouement heureux pour ce jeune arrivé sans papiers en  2006, qui a obtenu son premier permis de séjour en juin  2011, après un passage au tribunal administratif, des voix déplorent, dans la communauté, le caractère " événementiel " de cette régularisation.

Pour le Franco-Malien Bally Bagayoko, conseiller général de Seine-Saint-Denis et élu à la mairie de Saint-Denis, M.  Bathily, qui avait demandé la nationalité française le 7  juillet  2014, mérite pleinement cette reconnaissance. Pourtant, sa " naturalisation médiatique " détourne l'attention des galères vécues par les Maliens de France. " On aime tous cette image de la République qui sait intégrer. Mais pour un Lassana, combien de sans-papiers ? Il y a derrière tout ça une hypocrisie institutionnelle dont il faudrait débattre ", estime l'élu. En clair, faut-il désormais sauver dix personnes pour avoir le droit de devenir Français, se demandent aujourd'hui de nombreux Maliens.

La question est essentielle pour cette communauté de 120 000 personnes qui vit à 90  % en Ile-de-France. Sur les 4  millions d'émigrés maliens, peu ont fait le voyage pour l'Europe. " La France compte la plus grande communauté hors d'Afrique. Comme les autres subsahariens, les Maliens s'installent prioritairement dans les pays voisins du leur ", rappelle Kévin Mary, géographe à l'université de Caen et membre du groupe de recherche Migrinter.

" Pas réservé aux braves "

Devenir Français est le rêve d'une partie de ceux qui sont ici depuis plusieurs dizaines d'années. Koly Traoré est de ceux-là. A 53 ans, ce représentant des résidents de Bara attend toujours : " Cela fait vingt-quatre ans que je vis ici, et six ans que je demande la nationalité ". Seuls 16 300 Maliens vivant en France ont bénéficié de la naturalisation. Les naturalisations par décret sont rares puisque seules 57 610 personnes, toutes nationalités confondues, en ont bénéficié en  2014.

Bernard Cazeneuve a pourtant voulu rassurer Lassana Bathily, mardi, en estimant que même sans avoir sauvé des vies il serait devenu français un jour. " Vous auriez été naturalisé, lui a-t-il dit, car la citoyenneté française n'est pas réservée aux braves. " Plus prudent, Manuel Valls s'est félicité de la " relance du processus de naturalisation, car c'est une chance pour notre pays ".  Le nombre de décrets a en effet augmenté de 10,3  % entre 2013 et 2014. Mais depuis 2008, il avait beaucoup diminué.

Koly Traoré, lui, ne perd pas patience. Il est arrivé en  1990, une génération après les grosses vagues d'entrées maliennes qui datent des années 1950-1960. " Comme la guerre d'Algérie suscitait de la méfiance vis-à-vis des travailleurs algériens, les industriels se sont tournés vers la main-d'œuvre d'Afrique noire ", rappelle Kévin Mary. Ceux-là ne pensaient pas rester. Mais après 1974, et la fin de l'immigration de travail, les épouses sont venues à leur tour via le regroupement familial. La route s'ouvre alors à des entrées plus individuelles comme celle de Lassana, venu en  2006 rejoindre son père à Paris. En clandestin.

Son cas est assez classique, puisque selon les ordres de grandeur avancés par les universitaires spécialistes du sujet, cette communauté serait composée, pour une petite moitié, de sans-papiers – le ministère de l'intérieur recense 71 500 titres de séjour. Des clandestins aux visages très divers, allant du sans-diplôme à celui qui en décroche un en France. Pour Lassana, ce fut un CAP obtenu en  2010, pour d'autres un titre universitaire. Une étude européenne a montré qu'en  2000, 16  % des migrants maliens installés en Europe avaient au moins un diplôme du secondaire. Ce taux a été multiplié par trois en dix ans.

" Déperdition économique "

Hawa Dème, la présidente de l'Association des diplômés et étudiants maliens (ADEM) connaît bien ce visage de la diaspora. " La France sera amenée à un moment ou à un autre à réfléchir à la déperdition économique à former des jeunes qu'elle ne garde pas ensuite ", rappelle cette ex-étudiante en finances, arrivée à 17 ans et aujourd'hui française. Pour elle comme pour Koly Traoré ou Sekou Simaga, Lassana Bathily illustre à merveille " le Mali de France ".

Au contraire, Amedy Coulibaly, pourtant d'une famille d'origine malienne venue s'installer dans l'Hexagone, n'aurait rien à voir avec leur communauté " parce qu'il est né et a grandi en France ", expliquent-ils à l'unisson. " Un phénomène est d'ailleurs inquiétant ", note Hawa Dème : " Les jeunes Maliens les mieux intégrés dans la société française ne sont pas ceux qui ont grandi ici, mais le plus souvent ceux qui sont venus y faire leurs études et ont décidé de rester. Eux contribuent aujourd'hui à former une partie importante de l'élite malienne de France. " Même si Bally Bagayoko et d'autres viennent infirmer la règle, cela interroge la capacité de la France à intégrer les enfants des ouvriers qu'elle a fait venir il y a quelques décennies.

Maryline Baumard

 

Source : Le Monde

 

(Photo : BFMTV – © Eric Feferberg – AFP)

 

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