» Charlie « , une  » blessure arabo-française « 

Trois journalistes libanais, de bords politiques différents, débattent des leçons à tirer de la tuerie du 7 janvier.

 

 

Ils sont libanais. Ils sont français. Et ils sont journalistes. Un pied dans l'Hexagone, où ils ont vécu de longues années, un autre à Beyrouth, où ils résident actuellement, ces trois observateurs, attachés à la liberté d'expression à laquelle le Liban a payé un très lourd tribut, réagissent à l'attaque contre Charlie Hebdo.

Moins étreints par l'émotion et moins accaparés par l'actualité que leurs homologues français, ils débattent des leçons à tirer de ce que tous considèrent, en dépit de divergences politiques profondes, comme une affaire "  arabo-française  ". "  Nous avons tous été assassinés à Charlie Hebdo, dit Pierre Abi Saab, numéro deux de la rédaction d'Al-Akhbar, un quotidien de gauche, pro-Hezbollah. Mais n'en restons pas là. Il faut curer la blessure pour enlever le mal. C'est une blessure commune, arabo-française.  "

Au lendemain de la tuerie, Al-Akhbar a confié sa "  une  " au peintre syrien Youssef Abdelki. Cet opposant au régime Assad, emprisonné à de multiples reprises, a figuré un caricaturiste français transpercé d'une lance qui, sur sa trajectoire, atteint aussi un jeune Arabe. "  C'est dramatique que le Blanc soit touché, mais n'oubliez pas que l'intégrisme islamique nous touche aussi  ", dit Abi Saab.

Son éditorial, titré "  Cherchez l'assassin  ", exposait la position d'Al-Akhbar, un titre qui, par anti-impérialisme, a pris le parti du régime Assad contre la rébellion syrienne, devenue à ses yeux une marionnette de l'Occident et des monarchies du Golfe. "  La France récolte le fruit d'une diplomatie désastreuse, ce monstre, elle l'a fabriqué, accuse le journaliste. On ne peut pas dire “Je suis Charlie” et être l'allié de l'Arabie saoudite, la matrice du wahabbisme dont se revendiquent les djihadistes. On ne peut pas prétendre corriger les injustices dans la région et, mis à part quelques gestes folkloriques, mener une diplomatie pro-israélienne. La première injustice au Proche-Orient, c'est l'occupation de la Palestine.  " Sur l'affaire syrienne, la France doit "  ouvrir les yeux  ", estime Abi Saab  : "  On ne crée pas une démocratie en confiant des armes aux islamistes. Hollande regrette encore de n'avoir pas bombardé Damas en septembre  2013, alors qu'il n'est pas capable de défendre les locaux d'un journal. C'est pathétique.  "

Dans son texte, tout en pourfendant les choix du Quai d'Orsay, l'éditorialiste avait manifesté sa solidarité à l'égard des victimes, ce qui lui a valu un tombereau d'injures sur Internet. "  Beaucoup nous disent  : “C'est bien fait pour leur gueule.” Ils manifestent un “racisme de guerre”, comme disait Maxime Rodinson – célèbre orientaliste français – . Une réaction à l'injustice qui débouche sur des extrêmes pires que l'injustice initiale. Il ne faut pas l'excuser, mais il faut la regarder en face.  "

A l'autre bout du spectre médiatique libanais, il y a An-Nahar. Le quotidien de centre droit, à la pointe de la "  révolution du cèdre  ", en  2005, qui avait abouti au départ des troupes d'occupation syriennes, est le porte-voix du mouvement du 14-Mars, regroupant les partis hostiles à Damas. Le carnage à Charlie Hebdo a semé la consternation dans une rédaction toujours endeuillée par l'assassinat en  2005 de ses deux membres les plus illustres  : Gebrane Tuéni, le directeur du journal, et Samir Kassir, l'éditorialiste vedette, qui furent à la pointe des manifestations anti-syriennes de 2005.

Pour le meilleur et pour le pire

"  An-Nahar a une longue histoire avec les terroristes  ", soupire le chroniqueur Ali Hamadé, dont le frère, Marwan, célèbre politicien, a réchappé en  2004 à un attentat, probablement téléguidé, comme les suivants, depuis Damas. "  Dans notre région, le premier terroriste, c'est Bachar Al-Assad, poursuit Ali Hamadé. C'est lui qui a relâché les djihadistes devenus ensuite cadres de l'Etat islamique (EI) et du Front Al-Nosra – la branche syrienne d'Al-Qaida – . Le refus de Barack Obama de le faire tomber a ouvert la Syrie à tous les démons. Si la France et les Etats-Unis étaient intervenus, les forces démocratiques auraient pu l'emporter.  "

Le lendemain de l'hécatombe, An-Nahar publiait un dessin de son caricaturiste, Armand Homsi, représentant un crayon planté dans le canon d'une kalachnikov. A l'instar du quotidien Al-Moustakbal, qui a titré "  Je suis Charlie  " en "  une  ", la presse du 14-Mars se solidarise avec Paris, dans l'espoir que le "  11-Septembre français  " ne change rien à la diplomatie de François Hollande. "  La source hexagonale de ce drame, ce n'est pas l'action de la France au Proche-Orient, mais l'exclusion sociale des Français de souche arabe, soutient Ali Hamadé. Si la thèse de l'amalgame l'emporte, avec 6  millions de musulmans, la France est partie pour une guerre civile.  "

Ce pessimisme noir, Nahla Chahal le partage. Cette sociologue engagée à gauche, éditorialiste au quotidien panarabe Al-Hayat, a vécu vingt ans à Paris avant de regagner Beyrouth. De ses conversations avec ses amis restés en France, elle garde le souvenir d'une "  bombe à retardement  ". "  Je me souviendrai toujours de ce couple, intello, arabe, comme moi, pas du tout du genre Dieudonné, qui parlait de délit de faciès, de racisme et avait renoncé à voter parce que, selon eux, “Il faut que ça éclate”.  "

Dimanche 11  janvier, Nahla Chahal est restée à l'écart du petit rassemblement organisé dans le centre de Beyrouth, en hommage à Charlie Hebdo. "  La rhétorique d'union nationale, ça ne fait rien avancer. Charlie Hebdo ne représente pas la liberté d'expression. Personnellement, je me moque de leurs dessins, mais les croyants, non. Même pour les plus jeunes, il y a des choses qui restent intouchables. Ce n'est pas dur à comprendre, c'était le cas en France il n'y a pas si longtemps.  "

Comme Pierre Abi Saab, elle pointe la "  centralité  " de la question palestinienne, grief fondateur du malaise arabo-occidental et s'effraie à l'idée que cette cause puisse être incarnée par les égorgeurs de l'EI. Sur la Syrie, motif de déchirement de la gauche arabe, Nahla Chahal, qui se dit "  opposée à mort à Bachar Al-Assad  ", estime que la France a été "  très légère  "  :"  Il faut être fou pour dire qu'il aurait fallu bombarder Damas. Ce dont on a besoin, c'est d'une conférence internationale avec tout le monde, y compris l'Iran et la Russie. Soit on persiste à vouloir gagner, et la guerre continue  ; soit on essaie de régler les choses, on s'assied et on parle.  "

Y aura-t-il un avant et un après 7  janvier dans la relation de la France au monde arabe  ? Le défilé boulevard Voltaire, dimanche 11  janvier, des alliés traditionnels de Paris, incite à penser que non. Pour le meilleur et pour le pire.

 

Benjamin Barthe

 

Source : Le Monde

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

 

Quitter la version mobile