Etre Charlie, ou ne pas l’être

Une controverse peut en cacher une autre. L'attentat contre Charlie Hebdo et le massacre de nos confrères, mercredi 7  janvier, par des terroristes islamistes, a relancé un débat qui avait déjà divisé les médias internationaux il y a neuf ans  : faut-il, pour prouver que l'on est libre, publier les fameuses caricatures dont les extrémistes se sont servis pour justifier ce carnage ?

 

La manière dont le débat se déroule cette fois révèle d'intéressantes différences dans les sensibilités parmi les défenseurs de la liberté d'expression.

La question s'est posée dès le jour de l'attentat, lorsque l'un des agresseurs a été entendu sur une vidéo proclamer  : "  On a vengé le prophète Mohammed.  " Très vite, un mouvement informel s'est créé, en particulier sur les réseaux sociaux, pour demander aux journaux du monde libre de riposter en reproduisant les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en  2006. Une riposte en forme de défi à la terreur, d'antidote à l'intimidation. Dehors, dans la rue, à Paris, Londres, Rome, Amsterdam ou New York, les citoyens du monde libre ripostaient aussitôt par leur simple présence, digne, solidaire, nombreuse.

Dans les rédactions, immédiatement solidaires aussi, les choses pour le dire étaient un peu plus compliquées. Charlie Hebdo, son irrévérence totale, sa joyeuse vulgarité, sa façon d'adapter l'anticléricalisme de nos grands-pères aux tabous modernes, tout cela, les Français le comprennent, qu'ils l'apprécient ou non. De savoir que Charlie Hebdo existait, que nous avions, comme Astérix, notre village gaulois de la presse, avait quelque chose de rassurant  : une garantie de notre liberté de penser. Ceux qui ne l'aimaient pas le vivaient comme un mal nécessaire. Les médias étrangers, eux, moins exposés à l'art de la provocation de Cabu et de Wolinski, ont tout de suite saisi la portée de l'attentat mais sont restés perplexes devant la demande qui leur était formulée  : fallait-il pour autant, pour montrer leur solidarité, publier ces dessins jugés insultants dans le monde musulman  ? Depuis mercredi, la presse occidentale s'est déchirée à ce sujet.

Elle s'est déchirée suivant des lignes très révélatrices. Deux clivages sont apparus : un clivage vieux-nouveaux médias et un clivage Europe-Etats-Unis. Aux Etats-Unis, les pure players Slate, BuzzFeed, The Huffington Post et The Daily Beast n'ont pas hésité à publier desdessinsde Charlie Hebdo. En revanche, les grands médias traditionnels, du New York Times au Wall Street Journal en passant par CNN, ont choisi, lorsqu'ils en ont montré, d'en masquer les images polémiques par du floutage. La médiatrice du New York Times, Margaret Sullivan, a raconté dans sa chronique comment cette décision avait torturé le directeur de la rédaction, Dean Baquet, toute une demi-journée mercredi. Après avoir longuement consulté ses collègues et changé deux fois d'avis, il s'est finalement résolu à ne pas les publier pour ne pas heurter la sensibilité de ses lecteurs. "  Pour beaucoup d'entre eux, a-t-il dit, les représentations du prophète Mohammed sont sacrilèges. Notre règle, ancienne et éprouvée, c'est qu'il y a une limite entre la satire et l'insulte gratuite.  " Margaret Sullivan désapprouve poliment  : "  Peut-être, conclut-elle, un réexamen de cette règle serait-il nécessaire, compte tenu des événements.  " L'affaire n'est pas gagnée  : toujours dans le New York Times, le chroniqueur David Brooks suggère à ses compatriotes de reconnaître honnêtement, comme lui  : "  Je ne suis pas Charlie  ", tant "  le genre d'humour délibérément insultant  " de Charlie Hebdo leur est étranger.

Grande prudence

La presse britannique a également été d'une grande prudence, un article du Financial Times – très critiqué par ses lecteurs – allant même jusqu'à accuser Charlie Hebdo d'avoir été "  stupide  ". L'historien britannique Timothy Garton Ash a lancé un appel aux journaux d'Europe pour qu'ils publient des dessins de Charlie Hebdo, afin que "  le veto des assassins ne l'emporte pas  ". Il trouve la variété des réponses "  fascinante  "  : "  La presse de gauche se torture, nous dit-il, tandis que les journaux postdissidents d'Europe de l'Est décident instinctivement de les publier.  " Rien n'illustre mieux le dilemme de la presse progressiste qu'un éditorial du Guardian, fruit d'un long débat interne, expliquant pourquoi il fait un don de 100  000  livres (1280 000 euros) à Charlie Hebdo mais ne se sent pas pour autant obligé de reproduire les caricatures.

Aux Etats-Unis, la liberté d'expression, sacro-sainte, est protégée par le premier amendement. Pourtant, l'Europe continentale est moins frileuse sur les questions religieuses et ethniques, y compris dans le climat plus compliqué de l'après-11-Septembre. Après l'assassinat, en  2004, par un islamiste, du cinéaste néerlandais Theo Van Gogh, largement aussi provocateur que Charlie Hebdo, un ministre a tenté de réintroduire le délit de blasphème, mais a dû rapidement battre en retraite. En France, Charlie Hebdo, poursuivi par des organisations musulmanes, a été relaxé en  2007 par des juges qui ont fait valoir que "  dans une société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu'elles soient  ".

L'ironie est que les caricatures les plus incendiaires, et qui continuent à circuler, ne font pas partie des 12 dessins originaux publiés par le quotidien danois Jyllands-Posten et repris par Charlie Hebdo. Ceux-là, dont l'origine reste floue, avaient été mêlés aux 12 caricatures danoises par des imams qui les avaient présentés au Pakistan et en Egypte dans le but de mobiliser les institutions musulmanes. Près de dix ans après, le malentendu tue encore. Et la méfiance de nombreux journaux fait craindre à Timothy Garton Ash, "  à long terme, l'augmentation de l'autocensure, par peur  ".

 

Sylvie Kauffmann

 

Source : Le Monde

 

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