Sur sa colline dominant le quartier des agences internationales, le siège moderniste de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a la noblesse de sa mission : guider le monde sur les enjeux de santé. Mais un autre édifice est aussi un rappel tangible et douloureux de ses insuffisances : pour entrer à l'OMS, il faut d'abord passer par le siège de l'Onusida, créée [en 1985] précisément pour faire face au manque de confiance dans les capacités de la première [institution] à combattre l'épidémie de VIH.
Près de 20 ans plus tard, bon nombre de spécialistes de la santé craignent que l'histoire ne se répète. L'OMS a péché par sa lenteur, sa désorganisation et son manque d'autorité après que l'épidémie d'Ebola a été identifiée en mars en Afrique de l'Ouest. Si bien qu'en septembre, le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon a mis en place une mission onusienne dédiée [l'UNMEER, dans son acronyme en anglais].
Dépendance
La crise autour du virus Ebola a mis à nu les faiblesses de l'OMS dans la lutte contre les épidémies, mais aussi des handicaps plus profonds, en matière de financements, de structure et de personnel. Fondée en 1948 pour "permettre à tous les peuples d'atteindre le plus haut niveau possible de santé", l'agence œuvre tous azimuts, de l'obésité à la résistance aux antibiotiques. Un champ d'action trop coûteux pour être financé par les contributions de ses 194 Etats-membres, calculées en fonction de leur richesse et de leur démographie – et qui n'ont pas augmenté depuis les années 1990.
D'autres bailleurs de fonds viennent donc compenser : donations volontaires de pays riches, de fondations philanthropiques, d'autres organes multilatéraux, d'organisations non gouvernementales (ONG) et d'acteurs privés, notamment des laboratoires pharmaceutiques. Dans les années 1990, ces financements représentaient environ la moitié du budget de l'OMS. Aujourd'hui, cette part est passée à 80 %. Une évolution qui ne facilite pas la planification et qui soumet l'agence onusienne aux aléas de l'économie mondiale. La crise financière a porté un coup aux contributions volontaires : pour 2010-2011, le budget de l'OMS s'élevait à près de cinq milliards de dollars ; pour 2014-2015, il est passé sous la barre des quatre milliards. Un chiffre à comparer aux quelque sept milliards dépensés, rien que pour cette année, par les seuls Centers for Disease Control, qui forment la principale agence étasunienne de santé publique.
Choix douloureux
Face à ces compressions, l'OMS a maintenu ses dépenses consacrées aux maladies chroniques et aux soins de santé primaires, mais elle a divisé par deux son budget dédié à la lutte contre les flambées épidémiques. Un raisonnement logique : les pathologies chroniques et le manque de soins de base font chaque année plus de morts que les épidémies. Cependant, il serait revenu bien moins cher, au bout du compte, de réagir rapidement contre Ebola, plutôt que de tenter ensuitede rattraper péniblement le temps perdu.
En raison de cette dépendance à l'égard des donations volontaires, l'OMS n'est pas en mesure de réallouer rapidement ses fonds en cas d'urgence – ni même, en temps normal, de décider d'emblée à quel poste affecter une somme importante. De fait, la plupart de ces contributions sont aujourd'hui fléchées : la fondation Bill & Melinda Gates finance la lutte contre le paludisme, le Rotary International l'éradication de la polio. Deux causes nobles et justifiées, certes. Mais avec un tel fonctionnement, l'OMS n'est pas moteur : elle suit. "Sa directrice générale [Margaret Chan] a une marge de manœuvre très limitée face aux grands défis sanitaires mondiaux, vu le peu de maîtrise qu'elle a de son budget", confirme Steven Hoffman, de l'université d'Ottawa.
Fonds fléchés
Le fléchage des fonds s'est répandu dans les années 1990, précisément parce que les donateurs avaient perdu confiance dans les décisions de l'OMS. Pourtant, après un vaste processus de réforme lancé en 2010, l'organisation a fait des progrès : elle s'est fixé des objectifs plus réalistes, souligne l'ancien délégué américain Nils Daulaire.
Afin de soutenir ses propres choix politiques, l'organisation approche désormais les donateurs potentiels avec une liste des programmes qui ont besoin de fonds. "Nous devons avoir le courage de refuser de l'argent si le fléchage ne répond pas à nos propres priorités", a déclaré Margaret Chan. Un courage dont doutent certains : "Il faut voir quelle somme l'organisation aura finalement refusée, insiste David Stuckler de l'université d'Oxford. Sans vouloir être cynique, je crois que ça n'ira pas chercher bien loin."
Clientélisme
Pour éviter une bronca, l'OMS évite soigneusement, dans sa réforme, de s'en prendre à ce qui est pourtant un autre de ses grands problèmes : ses six bureaux régionaux, que sa constitution rend largement autonomes. Leurs directeurs sont désignés par les ministres de la Santé locaux, auxquels ils sont souvent redevables, et certains bureaux sont bien souvent exploités par les politiciens locaux à des fins électoralistes. "La directrice générale a très peu de maîtrise du budget, des ressources humaines et de l'action de l'OMS dans les pays, notamment dans les situations d'urgences", dénonce Peter Piot, de la London School of Hygiene and Tropical Medicine [qui a participé à la découverte du virus Ebola en 1976].
Des faiblesses structurelles en partie responsables de l'inefficacité de l'OMS face à l'épidémie d'Ebola. Puisque l'Afrique a les besoins sanitaires les plus importants, c'est là que devrait se trouver le plus puissant des bureaux régionaux de l'OMS, insiste Peter Piot. Or dans les faits, le bureau africain est bien le plus faible, "particulièrement politisé, avec du personnel souvent incompétent." Les rumeurs de tensions entre le personnel du bureau africain et le siège ont d'ailleurs été confirmées par la décision de Margaret Chan de remplacer ses plus hauts cadres en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone, les pays les plus touchés par le virus.
"Une médiocratie"
La branche technique [scientifique] de l'OMS est censée armer l'agence onusienne contre les exigences infondées de certains milieux politiques et donateurs en lui fournissant des éléments tangibles pour justifier ses choix politiques. Mais l'OMS, jadis à la pointe de la recherche médicale, est aujourd'hui un acteur médiocre du secteur. Ses recommandations ne vont pas toujours dans le sens des données disponibles les plus fiables, souligne Steven Hoffman. Et quand l'organisation n'est pas à la hauteur dans un secteur, d'autres s'engouffrent dans la brèche. Ainsi, c'est parce qu'il s'est avéré que les statistiques de l'OMS laissaient à désirer que l'Institute for Health Metrics and Evaluation de l'université de Washington a été créé en 2007, grâce à des fonds de la fondation Gates.
Lourdeurs administratives, coupes budgétaires, ingérence politique, tolérance à l'incompétence… Voilà qui ne donne pas envie aux bons employés d'intégrer les rangs de l'OMS, ou d'y rester. Pour Sophie Harman, de l'université Queen Mary de Londres, il y a trop de "méd(i)ocrates" dans l'organisation – autrement dit trop de bureaucrates médiocres ayant une formation médicale. Interrogé sur la question, Pierre Formenty, l'un des rares experts d'Ebola à l'agence onusienne, est incapable de dire pourquoi il reste à l'OMS. En 2012, hors personnel d'appui, on ne comptait parmi les effectifs que 0,1 % d'économistes, 1,4 % de juristes et 1,6 % de spécialistes en sciences sociales : autant dire que l'OMS est mal pourvue pour justifier correctement ses choix d'action.
Revoir les fondations
Alors que l'Organisation mondiale de la santé est en pleine réforme, et que la fondation Gates, la Banque mondiale et d'autres acteurs empiètent déjà sur son terrain, beaucoup estiment que l'heure est venue de faire preuve d'audace. Certains appellent à un éclatement de l'OMS en deux entités distinctes, l'une politique et l'autre technique/scientifique. D'autres souhaitent que sa mission, excessivement large, soit réduite. Quelques-uns jugent qu'elle doit purement et simplement disparaître. Mais la plupart estiment que l'OMS a toujours plusieurs rôles à jouer, et des rôles précieux : celui de militant impartial de la santé publique, celui de forum pour la recherche et les négociations multilatérales, et celui de grand coordonnateur des interventions sanitaires dans le monde. Tout ce que l'on demande à l'OMS, c'est de mieux faire son travail.
(Dessin de Bertrams (Pays-Bas))
Source : The Economist via Courrier international
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