A quoi pouvait penser Blaise Compaoré, ce vendredi 31 octobre, en s'engouffrant dans l'un des 28 véhicules du convoi qui fuyait Ouagadougou sous le soleil de midi ? Son éternel bras droit, le général Gilbert Diendéré, lui avait glissé : " Partez. C'est fini. " Le tapis du pouvoir s'est dérobé sous ses pieds en moins d'une semaine. Il ne lui restait plus qu'à regarder défiler la capitale, ses chantiers inachevés, un monopole de sa famille, et peut-être entendre résonner les clameurs d'une rue qui ne voulait plus de lui. Puis de prendre la route de Pô, à 150 km au sud de " Ouaga ", cette fine bande d'asphalte qui rappelle à l'ancien président du Burkina Faso tant de souvenirs.
C'est de cette ville garnison qu'il partit installer au pouvoir son ami Thomas Sankara en 1983, de là qu'il fomenta quatre ans plus tard son coup d'Etat fratricide et qu'il permit à nombre de mouvements rebelles africains de s'affermir. Blaise Compaoré n'atteindra finalement jamais Pô. Les forces spéciales françaises l'ont soustrait à la vindicte populaire avec cinq de ses proches.
L'ex-président du Burkina Faso a été emporté par la soif d'une population en quête d'alternance, par une jeunesse qui n'a connu que lui, par une armée qu'il ne maîtrisait plus et par une opposition constituée pour la plupart de ses anciens proches. Avant sa chute, cet homme discret fut durant trois décennies l'un des acteurs les plus influents de la scène africaine. Sous sa présidence, Ouagadougou avait acquis sur le continent le double statut de capitale de la subversion et des médiations.
Les opposants menacés dans leur pays, les politiciens en devenir et les rebelles, aspirants ou déclarés, ont toujours trouvé au " pays des hommes intègres " (traduction littérale de Burkina Faso) un pied-à-terre hospitalier. Compaoré a su endosser au long de sa carrière le treillis du déstabilisateur, puis le costume du faiseur de paix. " Il agissait comme les grands conquérants du Moyen Age. Il amenait les troubles, les exacerbait, puis il proposait sa médiation et enfin envoyait ses hommes d'affaires s'imposer sur les marchés ", analyse un ancien cadre du régime, passé à l'opposition.
" Les pions de Kadhafi "
La fine silhouette du " beau Blaise " apparaît le 4 août 1983 dans le sillage de Thomas Sankara. Derrière leur coup d'Etat se dessinent les profils du Ghanéen Jerry Rawlings, un autre " putschiste progressiste " de la même génération, et de Mouammar Kadhafi. Le temps est au panafricanisme et aux discours anti-impérialistes. Les deux jeunes capitaines burkinabés, âgés de 32 et 33 ans, ont alors des relations fraternelles, mais le premier n'a ni l'aura ni la verve du second. Leur amitié s'achève par une trahison sanglante.
Quatre ans après sa prise du pouvoir, le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est tué par un commando à la solde de Blaise Compaoré. " C'est dommage ", bredouillera quelque temps après ce dernier qui a toujours prétendu que la mort du " Che africain " était un accident. Le seul survivant de la tuerie, Alouna Traoré, jure, lui, que son mentor a été froidement abattu. " Quand nous avons entendu des crépitements autour de la présidence, il a dit : “C'est moi qu'ils veulent.” Thomas s'est levé puis est sorti les bras en l'air ", affirme cet ancien conseiller du chef de l'Etat défunt.
Avec la mort de Sankara " le dérangeant ", Compaoré " l'accommodant " engage une politique de " rectification de la révolution ". Il retisse ses liens avec la Côte d'Ivoire de Félix Houphouët-Boigny et avec la France en cohabitation, dont la politique africaine est encore en partie dictée par Jacques Foccart, l'architecte de la Françafrique. " Blaise n'était inféodé à personne mais il a toujours fait en sorte d'avoir de bonnes relations avec Paris ", précise Salif Diallo, qui fut, avant de rompre avec Compaoré, l'homme de sa diplomatie secrète.
Après la mort du " vieux " Houphouët-Boigny, en 1993, le jeune président burkinabé saura à merveille se positionner dans les réseaux français comme " un pôle de stabilité indispensable à l'équilibre de la région ", selon un diplomate expérimenté. La multiplication ces dernières années de cellules djihadistes dans la bande sahélienne avait renforcé cette position, confortée par de petits et grands services. Les " expulsés de Folembray ", dix-neuf Algériens et un Marocain soupçonnés d'accointances avec le Front islamique du salut, furent accueillis à Ouagadougou " à titre humanitaire " lorsque Charles Pasqua décida, en 1994, d'expatrier ces " complices de terroristes et d'assassins ". En 2010, le Burkina hébergea, toujours dans la discrétion, un détachement des forces spéciales françaises après que Paris se fut vu refuser l'hospitalité au Mali et au Niger.
Ces soldats du Commandement des opérations spéciales seront parmi les premiers à aller frapper la colonne de djihadistes qui menaçait de fondre sur Bamako en janvier 2013. Eux aussi, qui, avec deux de leurs hélicoptères ont exfiltré Blaise Compaoré pour le conduire sur une piste d'aéroport d'où il s'envolera pour la Côte d'Ivoire. Dans les semaines qui ont précédé cette humiliation, l'ex-chef d'Etat n'avait pas voulu saisir la proposition de François Hollande qui lui offrait la tête de l'Organisation internationale de la francophonie.
En quittant le pouvoir, Blaise Compaoré laisse derrière lui une foule d'obligés mais aussi une multitude d'ennemis. Dans les salons de la présidence du Niger, du Mali ou de Mauritanie, où il était accusé de profiter de la déstabilisation des autres pour mieux asseoir son image de médiateur, son départ ne suscite aucune larme. L'ex-président ivoirien, Laurent Gbagbo, aurait sûrement servi le champagne à ses codétenus si les gardes de sa cellule de La Haye lui en avaient donné le loisir.
L'empreinte du Burkina Faso marque bon nombre des conflits et des crises politiques qui ont secoué le continent depuis le début des années 1990. " Les Américains ont longtemps pensé que nous étions les pions de Kadhafi dans les guerres d'Afrique de l'Ouest ", explique un ancien ministre, soulignant que " cela ne gênait pas les Français ".
Le Guide libyen et le capitaine burkinabé ont contribué de concert à l'éclosion des rébellions libérienne et sierra-léonaise. Avant de lancer son mouvement à l'assaut de Monrovia un jour de Noël 1989, Charles Taylor, l'ancien chef de guerre du Liberia condamné à cinquante ans de prison pour crimes contre l'humanité commis durant le conflit sierra-léonais, a fait la navette entre l'" école révolutionnaire libyenne " (la Mataba), une villa de Ouagadougou et le centre d'entraînement commando de Pô où ont été formés certains de ses combattants. " Taylor venait souvent en ville. Ses hommes restaient au camp, on ne les voyait pas trop. En revanche, quand nos militaires – burkinabés – sont repartis du Liberia vers 1992-1993, ils sont revenus avec des filles ", se souvient Arouna Ouangajabou, l'une des mémoires de Pô. Les soldats, se rappelle-t-il, avaient confisqué l'argent de la pharmacie communale pour nourrir leurs conquêtes.
Lors du procès de Charles Taylor devant le tribunal spécial pour la Sierra Leone, des témoins ont raconté que l'accord de base pour attaquer le Liberia puis la Sierra Leone fut conclu à Ouagadougou. Une importante cargaison d'armes ayant permis l'offensive du 6 janvier 1999 sur Freetown partit du Burkina. Blaise Compaoré saura rompre habilement avec ces encombrants amis lorsque ceux-ci seront définitivement mis au ban par la communauté internationale.
Fureur de la rue et vent de rumeurs
Au tournant des années 2000, une autre crise le préoccupe. Au moins 3 millions de ses ressortissants sont installés en Côte d'Ivoire, notamment pour travailler dans les plantations agricoles. Ils y subissent la crise économique mais aussi les violences xénophobes attisées par les pouvoirs successifs. " On ne pouvait pas laisser faire. La Côte d'Ivoire, c'est notre profondeur stratégique ", confie Salif Diallo.
En 2000, un petit groupe de militaires originaires du nord ivoirien s'installe à Ouagadougou. Après une première tentative de coup d'Etat ratée, ceux-ci seront envoyés à Pô pour revoir leurs techniques de guérilla. " Blaise a été notre tuteur. En septembre 2002, quand nous sommes partis attaquer Abidjan, il nous a donné sa bénédiction, une aide financière et quelques vieilles kalachnikovs ", admet l'un des membres historiques de l'ex-rébellion.
Le lieutenant-colonel Isaac Zida, éphémère chef d'Etat après la fuite de Compaoré, puis premier ministre, a joué un rôle central pour les insurgés ivoiriens soulevés contre Laurent Gbagbo. L'officier, issu du régiment de sécurité présidentielle, la garde prétorienne du régime, fut l'agent de liaison du Burkina avec les rebelles de Côte d'Ivoire. " Sous le nom de code Zulu, il assurait les arrières pour que l'implication de son pays ne soit pas trop apparente. Il nous a conseillés pour établir un état-major et une chaîne de commandement unique ", raconte un ancien insurgé. Il évoque également des livraisons d'armes en provenance de Libye via le Burkina.
Personnage ambigu, Blaise Compaoré s'est davantage comporté en autocrate qu'en despote. Le Burkina jouit d'une presse libre et l'opposition a droit de cité. Mais, en dehors de ses tentatives pour se maintenir au pouvoir en révisant la Constitution, la dérive affairiste et clanique de son régime a été le tombeau de ses ambitions. " Ce phénomène a commencé timidement il y a une dizaine d'années mais ces cinq dernières années, cela s'est accéléré ", révèle un homme d'affaires proche de l'ancien pouvoir. Deux personnalités concentrent toutes les critiques : François Compaoré et sa belle-mère Alizéta Ouedraogo. Le frère cadet du président déchu et celle qui a acquis le surnom de " belle-mère nationale " sont accusés d'avoir fait main basse sur toutes les affaires juteuses. " Profitant d'arbitrages contestés, ils se sont jetés sur le secteur du BTP dont le premier client est l'Etat ", poursuit l'homme d'affaires.
La fureur de la rue qui s'est abattue sur leurs demeures et le vent de rumeurs qui a circulé sur les crimes qu'ils auraient commis, en dit long sur le niveau de détestation que ces deux personnages avaient suscitée au sein de l'opinion. La formation de cette nomenklatura familiale a précipité l'éloignement de dizaines de caciques du pouvoir, jusqu'à la rupture. Ecartés des cercles de décision, ils ont rejoint les rangs de l'opposition. Les nouveaux ténors de la vie politique burkinabée iront-ils jusqu'à faire table rase du passé ? Beaucoup en doutent. " Le régime de Blaise a été tellement long et corrupteur qu'il est aujourd'hui impossible de trouver quelqu'un qui ne l'ait pas servi ", ironise l'un de ses anciens cadres. Le parrain a quitté la scène, mais son système n'est pas mort.
Cyril Bensimon
Source : Le Monde
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