HAÏTI : Décès de Duvalier : « Laissons le reposer dans son insignifiance »

L'ancien dictateur haïtien est décédé le 4 octobre, trois ans après son retour au pays. S'il faut respecter sa mort, il ne faut pas oublier les crimes de sang commis par cet héritier sanguinaire, qui n'a rien laissé pour qu'on puisse sauver son âme.

Jean-Claude Duvalier est mort. Dans les rues et dans les foyers, la nouvelle n'a pas créé une grande émotion. L'homme semblait à peine vivant. Et, depuis son retour, il s'était installé dans le paysage comme, déjà, un fantôme ou un anachronisme. Et, même si de nombreux citoyens haïtiens ont exprimé le regret que la mort, qui n'est pas une sentence, soit venue lui épargner la reddition de comptes pour des vies et des biens, nos vies, nos biens, nul ne s'acharne  à vouloir jeter son cadavre aux chiens.

Ce peuple qu'il a tant fait souffrir sait une chose que lui, et son père avant lui, avaient oublié : la mort devrait être naturelle et le repos paisible. Les Duvalier tuaient les vivants et les morts, n'avaient d'"ennemis que ceux de la nation", traitaient leurs victimes d'"apatrides", leur interdisaient tombes et funérailles. La réception tranquille de la nouvelle de la mort de Jean-Claude Duvalier fait la preuve que les peuples sont meilleurs que leurs dirigeants : Duvalier est mort, paix à son âme.

Un enfant de 63 ans

Le problème avec l'âme, c'est que la preuve n'en est faite que pour ceux qui y croient. On pourrait remplacer le mot par "esprit" ou "motivation", ou encore "personnalité". Si l'on tient à le garder, habitude oblige, en général on peut le faire suivre par des épithètes. De l'âme on peut dire par exemple que François d'Assise l'avait bonne et François Duvalier plutôt mauvaise, qu'il en est de pures et de sombres.

A côté des crimes de sang et de ses hautes œuvres de prévaricateur, Jean-Claude Duvalier ne nous a rien laissé qui nous permettrait, modeste soulagement, de lui prêter une âme. Ses phrases les plus célèbres tiennent du ridicule. Son "pitit tig se tig et son ke makak la la pi rèd" ne témoignent de rien qui renvoie à l'idée d'une personnalité. On dirait un mauvais élève contraint de réciter sa leçon en public.

La tragédie de l'héritier : élu par son père, il hérite d'un pouvoir et d'un peuple en cadeau. Il l'accepte et devient ainsi pleinement responsable devant l'Histoire. C'est un "je" tout-puissant qui ne sait pas dire "je". Un déficit de langage qui reste au pouvoir quatorze ans, se prolonge sur vingt-cinq ans d'exil. Ce n'est qu'à son retour – merci Préval et vive la France ! – qu'on entendra vraiment "sa voix" nous demander, candide : "Qu'avez-vous fait de mon pays ?" Si derrière la candeur pointait l'outrecuidance, l'une des rares sorties de son insignifiance de cet enfant de 63 ans consistait à nous reprocher d'avoir cassé son jouet.

Demander des comptes

Car, ne nous y trompons pas. Jouets, nous fûmes, et jeu fut son pouvoir.  C'est ce que l'on a oublié de dire aux vrais enfants d'aujourd'hui, combien il était facile de mourir de cause pas naturelle, combien le luxe des uns s'étalait sans vergogne devant la misère des autres, combien l'Etat c'était "moi" et "mes" supers ministres et "mes" tontons macoutes au statut de mineurs, et "mon" armée inféodée à "mon" exécutif, combien "je" pouvais tout prendre, tout requérir : voitures, femmes et guitares ; plages et immeubles ; devises et biens publics.

Et le décès du prince déchu n'interdit en rien de continuer de demander des comptes au régime, à ceux qui restent de ses sbires et thuriféraires, et de penser, sans complaisance, sa place dans l'Histoire. Le duvaliérisme a jeté du pire sur le pire, le jean-claudisme fut les restes de ce pire, un micmac vide de sens : tout ensemble noiriste et mulatriste, technocratique et obscurantiste, sur fond d'arbitraire et de folles jouissances. Le propre des héritiers, quand ils sont au pouvoir, ne se limite-t-il pas souvent à ne savoir qu'en jouir !

"Dictateur au teint très pâle"

Mais l'homme est mort, ne le tuons pas. Reste à savoir comment le pouvoir actuel gérera sa dépouille. Tel communiqué pleure un "Haïtien authentique" et suggère une nostalgie irrespectueuse de la mémoire des victimes de la fureur duvaliériste, et un principe de ressemblance très inquiétant pour notre avenir. Jean-Claude Duvalier est mort. Nous n'avons pas obtenu justice, l'Histoire est ainsi faite. Que ses proches et ses amis le pleurent. Il faut supposer que toute personne ayant vécu a suscité l'amour et l'amitié au moins de quelques-uns.

Tout ce que nous demandons au pouvoir actuel, c'est de ne pas nous imposer sa dépouille et son passage comme ceux d'un héros, d'un homme de haute vertu. Ce sera mieux pour tous les morts. Pour lui que nous ne serons pas obligés de dénoncer à chaque acclamation, mais seulement à l'appel du devoir de mémoire. Pour Gasner Raymond, Auguste Thénor…  les écoliers des Gonaïves… et tant de morts sans sépultures.

Que ses proches me pardonnent ce jugement lapidaire. L'idée n'est pas de leur faire offense. Leur histoire avec lui n'est pas celle du pays ni du citoyen ordinaire. On leur laisse la leur, qu'ils nous laissent la nôtre. Pour l'Histoire, la grande, vient de mourir un ancien dictateur au teint très pâle qui ne fut rien qu'un héritier : sans pour autant l'innocenter, laissons le reposer dans son insignifiance.

 
Lyonel Trouillo
 
 
(Photo : Jean-Claude Duvalier, surnommé "Baby Doc", protégé par des hommes en armes dans sa limousine le 16 janvier 2011, lors de son retour surprise à Port-au-Prince – AFP/Hector Retamal)
 
Source : Le Nouvelliste (HaÎti) Le 5 octobre 2014
 
 
 
 
 

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