Les médias face à l’  » Etat islamique « 

La férocité de l'EI contraint journaux et télévisions à un débat inédit : faut-il censurer les images diffusées par le groupe terroriste ? Et, plus généralement, comment parler de cette organisation ?

 

 

En repoussant les limites de l'horreur, les djihadistes de l'organisation Etat islamique (EI) et de leurs émules algériens de Jund Al-Khalifa (" Soldats du califat "), qui ont assassiné l'otage français Hervé Gourdel mercredi 24  septembre, bousculent les médias chargés de traiter de ces questions. L'EI a, en effet, surpassé dans la cruauté, et surtout dans sa mise en scène, tous les groupes terroristes connus à ce jour. Une rhétorique et une idéologie moyenâgeuses, filmées avec le professionnalisme et l'esthétique des séries américaines dernier cri ou celle des jeux vidéo  les plus violents, notamment dans le cas du film de propagande Flames of War (55 minutes).

Même si Jund Al-Khalifa ne fait visiblement pas preuve du même savoir-faire audiovisuel que sa maison  mère, les questions qui se sont posées aux médias anglo-saxons après les décapitations en série de ces dernières semaines rattrapent aujourd'hui la France. Faut-il diffuser des images tirées de la vidéo montrant l'otage, au nom du respect de la dignité humaine ? Faut-il " flouter " le visage, alors que circulent un peu partout des images privées d'archives ? Souvent, les questions ne sont posées et réglées que dans l'urgence, au risque de l'incohérence et du dérapage.

Certains médias, qui n'avaient pas eu trop de scrupules concernant James Foley et ses compagnons d'infortune, se posent soudain des questions d'éthique depuis  l'affaire Gourdel. D'autres, à l'inverse, estiment la pression de l'enjeu national trop forte pour se priver d'une image-choc, alors que la retenue était jusque-là de mise. Les règles que l'on se fixe pour les otages occidentaux sont-elles valables pour les soldats et civils syriens et irakiens martyrisés par les djihadistes, qui ont longtemps pratiqué et rendu publiques  exécutions de masse et crucifixions dans la plus grande indifférence ?

Les révélations sur les conditions de détention des otages occidentaux – notamment le rôle de geôlier joué par Mehdi Nemmouche – et la divulgation des éventuelles rançons payées par certains Etats pour les faire libérer donnent régulièrement lieu à polémiques et débats, parfois vifs, au sein de la profession. Tout le monde tâtonne, avance au cas par cas.

Celui de John Cantlie, un otage de l'Etat islamique, en captivité en Syrie depuis novembre  2012, est à tous égards singulier. Rarement secret aura été gardé aussi longtemps dans le monde bavard de la presse. Il aura fallu attendre près de vingt-deux mois pour que le sort, et même le nom, de John Cantlie, photojournaliste britannique de 44 ans, soient connus du grand public. Jusqu'à son apparition, jeudi 18  septembre, dans une première vidéo de propagande mise en ligne par l'EI. Une deuxième vidéo, elle aussi vraisemblablement filmée sous la contrainte, a été rendue publique mardi 23  septembre : le journaliste y met en garde les Etats-Unis et Barack Obama contre un nouveau " Vietnam ". Pourquoi un tel silence ? L'histoire singulière de ce captif avait été tue afin de ne pas aggraver son cas, plus compliqué que les autres.

Cantlie avait déjà été kidnappé lors d'un premier séjour en Syrie, à l'été 2012. Détenu par un petit groupe de djihadistes étrangers installés dans un campement près de la frontière turque, il avait passé une semaine en captivité, subissant brimades et simulacres d'exécution. Blessé à la jambe lors d'une tentative d'évasion ratée, il avait finalement recouvré la liberté à la faveur d'une attaque-surprise de rebelles modérés de l'Armée syrienne libre (ASL).

Après quelques semaines de repos en Grande-Bretagne, John Cantlie avait voulu revenir en Syrie, notamment pour retrouver la trace de ses libérateurs et enquêter sur ses ravisseurs. Le 22  novembre  2012, il était à nouveau kidnappé avec son compagnon de voyage, le journaliste américain James Foley, alors qu'il venait de quitter un café Internet du village de Binnich et se dirigeait vers la frontière turque au terme de trois éprouvantes semaines de reportage. La famille de John Cantlie et les autorités britanniques avaient demandé un " black-out ", notamment pour le protéger de ses geôliers, qui auraient pu se venger s'ils l'avaient soupçonné d'avoir livré les identités de ses premiers ravisseurs. L'apparition vidéo de John Cantlie a fait voler en éclats ce consensus. Mais il y a, de toute façon, de fortes chances pour que ses geôliers – qui effectuent de véritables enquêtes sur leurs proies – aient été au courant, ce qui expliquerait le traitement particulier réservé à  Cantlie, contraint de faire l'apologie de ses tortionnaires avant qu'il ne soit  probablement tué.

Jusque-là, le nom du photographe britannique n'était apparu nulle part, tout comme celui de Steven Sotloff, le journaliste  décapité après son confrère américain James Foley (le 19  août) et avant l'humanitaire britannique David Haines (le 13  septembre). Là aussi, la famille avait réussi à faire respecter le silence, notamment sur la double nationalité, américaine et israélienne, de Sotloff, bien que son histoire ait été connue du milieu journalistique s'intéressant au djihadisme et à la Syrie. Le fait est d'autant plus remarquable que les réseaux sociaux, leur écho planétaire et leur vitesse de circulation ont considérablement compliqué la donne.

Après l'exécution de James Foley, certains ont remis en cause le choix du black-out, qui a pu contribuer à faire  sous-estimer le danger à  des journalistes peu au fait des réalités du terrain et a surtout fait le jeu de gouvernements  qui entendaient agir (ou ne rien faire) sans pression de l'opinion publique. Le débat a vite été recouvert par un autre appel au black-out, visant cette fois-ci les terribles vidéos de testament et d'exécution des otages mises en ligne par l'EI.

Le problème est d'autant plus pressant que l'Etat islamique est la première organisation terroriste à utiliser de manière aussi systématique les réseaux sociaux. Sa montée en puissance est concomitante avec les révolutions arabes, qui ont vu les peuples contourner la censure étatique en usant de Twitter, de YouTube et de Facebook. Pour l'EI, la dissémination de ses messages par les réseaux sociaux permet de court-circuiter les médias traditionnels par lesquels communiquait Al-Qaida (notamment la chaîne Al-Jazira) et d'éviter que les  canaux de diffusion (émetteurs radio, studios télé, antennes satellites, etc.) ne constituent des cibles faciles. Mais la coopération croissante entre les grands opérateurs d'Internet et les services occidentaux commence à porter ses fruits : les comptes, à peine ouverts, sont fermés de force. De son côté, l'EI a réagi par une surenchère barbare pour continuer à faire entendre son message.

Rares sont les médias qui se sont risqués à mettre sur pied un code de conduite. L'exercice est périlleux. France 24 s'est ainsi retrouvée dans la tourmente lorsqu'une note de service, envoyée samedi 20  septembre par son directeur, Marc Saïkali, a fuité dans d'autres médias : " Nous devons ouvertement prendre parti contre ces barbares. Je vous demande donc de veiller à chaque mot, chaque plan. La ligne éditoriale de la chaîne est claire : ce sont des terroristes et des barbares. Pour une fois, il y a les gentils et les méchants ! Eux  sont les pires ennemis de notre civilisation. Avec au moins 43 millions de téléspectateurs, nous avons une responsabilité immense. " La Société des journalistes de RFI, dépendant de la même tutelle que France 24, a vivement réagi :" Ces propos vont totalement à l'encontre des règles de déontologie de base. "

Joint par Le Monde, Marc Saikali concède que la forme peut prêter à discussion, mais reste ferme sur ses positions :" Ce que j'ai voulu faire, c'est réaffirmer quelques principes simples et clairs sur une chaîne qui fait 144 journaux par jour en trois langues. D'abord, l'Etat islamique n'est pas un Etat, donc on l'appelle l'"organisation de l'Etat islamique". Nous avons été les premiers à prendre cette décision dès juillet et j'en suis fier. Ensuite, les images issues de ses vidéos, fort bien tournées d'ailleurs, participent d'une opération de propagande : on écrit donc "images de propagande". Concernant les otages ou les exécutions de masse, je respecte les conventions de Genève : je ne montre ni les bourreaux ni les victimes. Dans les débats, je n'ai rien contre les explications, c'est notre métier, mais pas la justification. Rien ne peut justifier cette barbarie. Enfin, je veux éviter tout amalgame entre les musulmans, en France ou à l'étranger, et ces barbares. Notre ligne éditoriale, ce sont les valeurs de la République : la liberté, la démocratie, l'égalité entre les sexes, la tolérance. " Un communiqué des directions des rédactions des médias de France Médias Monde a mis fin à la polémique. Il y est rappelé l'attachement " aux principes de base journalistiques " : exposition des faits, décryptage, analyse sans parti pris " en veillant avec une extrême vigilance à ne pas être l'objet de manipulations ".

Les médias ne sont pas les seuls à se poser des questions. Les gouvernants sont tout aussi perplexes face à l'Etat islamique. Ainsi, Laurent Fabius, le chef de la diplomatie française, après avoir usé de plusieurs appellations pour désigner l'organisation (dont le " califat "), a fini par choisir l'acronyme arabe " Daech " (pour Daoula islamiya fi Al-Iraq wal-Cham, " Etat islamique en Irak et au Levant ") : " Le groupe terroriste dont il s'agit n'est pas un Etat. Je recommande de ne pas utiliser l'expression "Etat islamique", car cela occasionne une confusion : islam, islamistes, musulmans, expliquait-il, le 10  septembre. Il s'agit de ce que les Arabes appellent "Daech" et de ce que j'appellerais les "égorgeurs de Daech". " François Hollande a adopté, depuis, ce glissement sémantique. Dans les zones qu'il contrôle, le mouvement djihadiste  interdit l'utilisation de cet acronyme, qu'il juge dégradant au vu de ses ambitions " étatiques ". Outre-Atlantique, le débat a aussi porté sur le fait de traduire " Cham " par Syrie ou par Levant, considéré comme une appellation coloniale mais plus juste pour désigner la " Grande Syrie ".

Pour sa part, l'Agence France-Presse a posté sur son blog " Making-of. Les coulisses de l'info " un remarquable article de  la plume de sa directrice de l'information, Michèle Léridon, réaffirmant les valeurs éthiques et les règles éditoriales de l'agence : pas de pigiste sur les terrains où l'agence n'envoie pas ses salariés ; pas d'image dégradante d'otages ou de victimes ; pas de diffusion de propos tenus sous la contrainte. Ce n'est pas la panacée, mais un bon vade-mecum.

 

Christophe Ayad

 

à voir " Couvrir l'"état islamique" "article de Michèle Léridon publié le 17 septembre sur le blog de l'AFP, " Making-of ".blogs.afp.com/makingof

 

Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)

 

(Photo :  Les combattants de l'Etat islamique paradent dans les rues de Racca (Syrie), le 30 juin 2014. (REUTERS)  (Site : Francetv.info )

 

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