Perspectives démographiques : la question des deux milliards d’Africains

Il y a aujourd’hui deux chiffres encrés dans l’imaginaire collectif de ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’Afrique : 5,2 % et 2 milliards. Le premier concerne le taux de croissance moyen du PIB de l’Afrique de 2003 à 2011 tel que publié dans les perspectives économiques de l’Afrique en 2012. Le second représente la projection de la population africaine à l’horizon 2050 faite par les Nations Unies la même année. Ces deux chiffres sont systématiquement repris dans les rapports, articles de journal et aussi par les économistes experts sur l’Afrique.

S’il est vrai que davantage d’analyses remettent actuellement en question la réalité et la pertinence des 5,2% de croissance, on ne peut pas en dire autant sur les perspectives démographiques africaines.[1] Or, ces dernières présentent des défis qu’il faudra relever pour en faire de véritables opportunités économiques pour les consommateurs (populations locales), les investisseurs, et l’Etat.

Selon la plus récente révision de la projection démographique des Nations Unies, la population africaine devrait atteindre environ 2,4 milliards d’individus à l’horizon 2050 ; soit le double de la population africaine observée en 2010. Cette projection place l’Afrique au rang de la région la plus peuplée du monde loin devant la Chine et l’Inde. Cette situation présente d’énormes enjeux géopolitiques, mais nous nous focaliserons dans cet article plutôt sur ses enjeux économiques. Même si l’on gardait le même niveau de productivité économique, il suffira d’équiper chaque africain des mêmes outils de travail qu’aujourd’hui pour garder le même revenu par habitant.[2] Dans ces conditions, un doublement de la population est globalement équivalent au moins à un doublement de la taille du marché potentiel, voire du cash flow pour les investisseurs. Dès lors, il est tout à fait compréhensible que les perspectives démographiques de l’Afrique constituent un argument majeur dans les discours pour attirer les investisseurs.

 

Toutefois, on peut mieux faire. Et cela passe par une augmentation de la productivité de toutes ces nouvelles cohortes qui viendront doubler la population africaine en 2050. Une approche pour y arriver consisterait à équiper les travailleurs africains d’outils plus productifs. L’adoption des nouvelles technologies de l’information ainsi que la construction des infrastructures de transport et énergétiques constituent des exemples concrets d’une telle approche. Cependant, cette approche omet jusqu’ici l’augmentation de la productivité « humaine » du travailleur ; qui dans certains cas est même nécessaire pour assurer l’utilisation des outils plus sophistiqués (productifs). Par conséquent, une amélioration de la santé des populations accompagnée d’une meilleure éducation s’avère nécessaire pour que les perspectives démographiques africaines soient bénéfiques à tous ; à la fois aux investisseurs, aux populations locales et en définitive à l’Etat.

Or, même si quelques progrès ont été enregistrés au cours des dernières décennies sur ces deux dimensions du développement humain, il n’en demeure pas moins que des défis plus importants restent à relever. Il ne s’agit pas ici de revenir sur des indicateurs classiques du développement humain comme l’espérance de vie à la naissance ou des taux de scolarisation, mais d’identifier plus précisément des leviers qui méritent d’être employés pour relever davantage la productivité des prochaines cohortes d’Africains qui arriveront sur le marché du travail à l’horizon 2050.

 

Sur le plan de la santé, de récentes études ont confirmé l’importance des deux premières années qui suivent la naissance d’un individu. C’est le cas notamment de cette étude menée par le prix Nobel d’Economie James Heckman et ses coauteurs auprès d’enfants Jamaïcains sur l’impact d’un paquet de stimulations psycho-sociales qu’ils ont reçues pendant les deux premières années de leur naissance sur leurs salaires vingt années plus tard. Selon les estimations, il se trouve que cette intervention a permis d’augmenter leur salaire de 42% en moyenne. Cela démontre l’impact significatif que peut avoir une bonne nutrition et un bon environnement social durant les deux premières années suivant la naissance sur le bien-être futur des enfants. Or, aujourd’hui les statistiques sur la nutrition des enfants Africains ne sont pas vraiment reluisantes. Comme le montre le graphique ci-contre, 35% des enfants Africains de moins de 5 cinq ans souffraient d’un retard de croissance en 2010. Même si l’OMS prévoit une réduction de cette prévalence, elle sera toujours supérieur à 25% à l’horizon 2025 ; soit un enfant sur quatre.

Comme le mentionne l’UNICEF dans un récent communiqué de presse, le retard de croissance de l’enfant n’est pas qu’une question de taille. Il est un indicateur de ce que sera son état de santé et sa productivité à l’âge adulte. C’est aussi l’avis des neurologues selon lesquels le retard de croissance est lié à une absence de développement de certaines parties du cerveau dont dépendent les capacités cognitives de l’enfant. Malheureusement, une fois passée l’âge de cinq ans, cette absence de développement est irréversible, condamnant l’adulte à des capacités cognitives limitées. Par conséquent, il est nécessaire de prendre tout de suite des mesures pour éviter que les nouvelles naissances ne soient assujetties à ces carences dans l’avenir. Les enfants nés entre 2015 et 2030 auront entre 20 et 35 ans en 2050. Ils constitueront donc la cohorte des travailleurs les plus actifs sur le marché du travail en 2050.

L’autre défi auquel il faut s’attaquer est l’éducation. Là aussi des progrès ont été enregistrés comme le montre le graphique ci-dessous. La scolarisation au primaire est devenue presque universelle en 2012. La scolarisation au secondaire et au tertiaire ont légèrement progressé même si elle reste à un niveau faible, notamment pour le tertiaire. Les écarts entre les différentes courbes rendent comptent des taux d’achèvement très faible quoiqu’ils ne disent rien sur le parcours individuel des élèves.

 

Plus important encore est le problème de la formation professionnelle et de son adéquation par rapport aux besoins du marché. L’exemple emblématique de ce problème est le fait que les jeunes Africains les plus éduqués ont généralement plus de chance d’être au chômage que ceux qui ont été moins ou pas du tout à l’école. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut obliger les étudiants à faire une formation professionnelle et les décourager à poursuivre de longues études. Au contraire, comme le montre cette récente étude du BIT conduite dans huit pays africains, les nouveaux diplômés qui finissent par trouver un travail sont mieux rémunérés lorsqu’ils ont des niveaux d’études plus élevés.

Ainsi, ce n’est pas le niveau d’éducation qui pose problème, mais plutôt le type d’éducation ; puisque c’est elle qui détermine les chances de trouver un emploi. Dès lors, il faut non seulement encourager la poursuite des études adaptées aux besoins du marché du travail ; mais également promouvoir leur qualité. Une manière d’y parvenir serait que l’Etat mette en place des programmes d’orientations professionnelles en partenariat avec le secteur privé pour les lycéens et subventionner les formations professionnelles qui répondent aux besoins du secteur privé. Une telle politique peut être financée par une taxe spécifique prélevée sur les entreprises. Une alternative, plus libérale, consisterait à encourager le financement des formations professionnelles par les entreprises privées en partie subventionné par l’Etat.

Cette analyse considère l’Afrique comme un tout alors que le diagnostic n’est pas nécessairement le même d’une région à une autre et même entre des pays d’une même région. Par ailleurs, l’on a souvent tendance à imaginer l’Afrique à la place de la Chine sur la base de ses perspectives démographiques. Cependant, 2 milliards d’individus sous la direction d’un seul Etat ne produit pas les mêmes résultats que le même nombre d’individus sous la direction de 54 Etats différents. Les conclusions de cet article méritent donc d’être contextualisées mêmes si elles sont suffisamment générales pour s’appliquer à une majorité de pays Africains.

Georges Vivien Houngbonon

 

Références :

Elder, S., Koné, K. S. 2014. Transition vers le marché du travail des jeunes femmes et hommes en Afrique Sub-Saharienne. Work for Youth N°10. Bureau Intenational du Travail

Gertler, P., Heckman, J., Pinto, R., Zanolini, A., Vermeesch, C., Walker, S., Chang, S., Grantham-McGregor, S. 2013. Labor Market Returns to Early Childhood Stimulation: A 20-Year Follow-up To An Experimental Intervention In Jamaica. NBER Working Paper Series.

Morten Jerven. 2013. Poor Numbers: How We Are Misled by African Development Statistics and What to Do about It. Cornell University Press

Perspectives économiques africaines, 2012. Centre de Développement de l’OCDE.

Progress shows that stunting in children can be defeated, Communiqué de Presse. Avril 2013. UNICEF.


[1] Voir les travaux de Morten Jerven sur la qualité des statistiques macroéconomiques africaines et les publications de la Banque Africaine de Développement, de même que l’étude menée par L’Afrique des Idées sur la croissance inclusive en Afrique.

[2] Nous faisons abstraction des inégalités dont on ne peut prédire à l’avance l’évolution.

 

Source :  Terangaweb

 

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