Maracana, le stade maudit

Cimetière des illusions brésiliennes en finale du Mondial 1950, le temple du football, modernisé pour l'édition 2014, pourrait être le théâtre d'un nouveau drame national, dimanche 13  juillet, en cas de victoire de l'ennemi argentin.

 

 

Maudit stade. Pour la deuxième fois de son histoire, le  Maracana, ce lieu de mémoire du Brésil et du football mondial,  ne consacrera pas l'équipe nationale. La glorieuse Seleçao terrassée  et humiliée en demi-finale par l'Allemagne (7-1) ne soulèvera pas la Coupe du monde dans son enceinte légendaire, rénovée et modernisée pour l'occasion.

Une défaite par procuration. Pire, un pied de nez à une histoire nationale heurtée. L'épilogue même d'une affaire d'Etat qui avait commencé le soir du 16  juillet  1950, un mois après l'inauguration de l'arène, à onze minutes du coup de sifflet final, lorsqu'un certain Ghiggia se chargea, d'une pichenette vicieuse au ras du poteau, d'anéantir les illusions brésiliennes devant 200 000 spectateurs massés dans les tribunes de ce temple naissant du football. Contre tous les pronostics, la " Celeste " Uruguay s'adjugeait la première Coupe du monde organisée au pays du futebol. Et plongeait le Brésil dans un abîme de perplexité. Le " Maracanaço ", le coup du Maracana.

Pendant vingt bonnes minutes, un silence de mort régna dans les gradins à la fin de la partie. Assommés, prostrés, les spectateurs furent incapables de quitter les lieux. On dira plus tard que, dans l'histoire moderne du Brésil, seul le suicide, en août  1954, du président populiste Getulio Vargas, qui préféra se tirer une balle dans le cœur plutôt que d'être chassé du pouvoir par un putsch, provoqua une commotion nationale d'une ampleur comparable.

Au vu des pleurs et émotions qu'elle a suscités, on peut aujourd'hui ajouter la déroute survenue en demi-finale face à l'Allemagne, mardi 8  juillet, au stade Mineirao de Belo Horizonte. Avec ce maudit Maracana en toile de fond et totem inaccessible. " Plus jamais le Brésil ne gagnera la Coupe de 2014, ni celle de 1950 ", a sèchement persiflé le soir même un vieux carioca, las de ces défaites majuscules. Pas un journal du lendemain n'omit d'ailleurs de faire le parallèle avec cette nouvelle entrée au panthéon des souffrances nationales.

Aux yeux des cinq architectes qui l'ont conçu, le gigantisme du Maracana (appelé officiellement " Mario Filho ", du nom d'un célèbre journaliste qui avait milité pour sa construction) symbolisait l'ambition d'un Etat qui se voulait le " pays du futur ". Dans un Brésil " sans gloire, à peine sorti d'une dictature, en plein marasme du gouvernement Dutra, avant le retour de Vargas et l'euphorie des années Juscelino Kubitschek ", rappelle le célèbre critique Paulo Perdigao, voilà soudainement le plus grand stade au monde construit en deux ans. Un espace aux dimensions magnétiques où le public, précise-t-il, " constitue une sorte de quintessence de l'Homo brasiliensis dans ses fondamentaux historico-anthropologiques ". C'est dire si la défaite du vénérable " Maraque ", comme on le surnomme, a été traumatisante.

Selon José Miguel Wisnik, professeur et auteur d'un magistral " Remède au venin, le futebol et le Brésil " (non traduit, Companhia das Letras), le stade est inséparable du complexe de vira-latas, (littéralement " chien bâtard "), expression propre à celui qui pense ne pas avoir voix au chapitre. Cette première Coupe du monde devait être une métaphore de l'entrée du Brésil dans le cercle des pays développés par l'intermédiaire de la victoire finale. Mais le plan s'est écrasé sur le mur de la réalité sportive. Un " Hiroshima psychique ", dira le dramaturge Nelson Rodrigues, qui, malgré les conquêtes spectaculaires des titres mondiaux obtenus dans la foulée (1958, 1962 et 1970), ne quittera pas l'imaginaire collectif brésilien.

" Le lendemain, personne n'a eu envie de jouer au football. Personne n'a voulu parler de football. Nous ne voulions qu'une chose : oublier. Mais nous n'avons jamais oublié ", admettra bien plus tard le " roi Pelé ". Lors dune interview réalisée peu avant sa mort en  2000, Moacir Barbosa, l'ancien gardien de but crucifié par la presse pour sa défaillance présumée sur le but uruguayen, dit à peu près ceci : " Au Brésil, la peine maximale  est de trente ans, moi, j'ai été condamné à perpétuité. "

Depuis, le " but de Ghiggia ", désignation impérissable de la cage située sur la droite de la tribune d'honneur, a connu bien d'autres aventures que les fidèles et habitués s'amusent à se remémorer au cours des longues et douces nuits cariocas. Mémoires superposées, époques différentes : les Zizinho, Garrincha, Didi, Zico et Romario ont fait trembler ses filets sous les vivats de supporteurs en liesse. Les " Fla-Flu ", les célèbres derbies Flamengo-Fluminense et leurs torcidas, ces clubs de supporteurs pléthoriques et débordants, ont longtemps conforté la flatteuse réputation de l'arène unique de la planète football. Pelé a eu le bon goût d'y signer son millième but, le 19  novembre  1969, avec un penalty pour Santos contre le club Vasco da Gama. Même le cercueil de l'incomparable Garrincha, l'" Ange aux jambes tordues " de Botafogo, y fut exposé en janvier  1983, pour un dernier hommage.

Suivent les années grises. Négligé  par la Suderj, l'organe public chargé de la gestion du stade, le temple populaire se détériore. Devant les caméras de télévision, en juillet  1992, au cours du match aller de la finale du championnat national qui enregistrera 140 000 entrées payantes – " au moins 20 000 de plus en tenant compte des traditionnels passe-droits et des fraudeurs ", précisait le correspondant du Monde Jean-Jacques Sévilla -, l'effondrement d'une tribune provoqua la mort de quatre  personnes et fit 102 blessés.

Les vagues successives de rénovation et de modernisation se sont alors succédé. Avec comme corollaire  la réduction de la capacité du stade à 122 000 places. En  1999, il passe à 100 000 places. Déjà, le plus grand stade du monde ne mérite plus son ruban bleu. Avec la suppression de la " générale ", l'anneau autour du terrain naguère réservé aux places debout et dont l'accès devenait gratuit à la mi-temps, le Maracana finit par devenir un stade certes de légende mais " aseptisé et sans âme ", regretteront les plus critiques. " Elitiste ", disent-ils aujourd'hui.

En prévision de cette deuxième Coupe du monde, l'enceinte a encore été profondément transformée pendant près de trois ans, pour un coût de près de 440  millions d'euros. Sa nature même a changé quand elle est passée entre les mains d'un consortium privé, rassemblant le géant du BTP Odebrecht, l'ex-milliardaire Eike Batista et la société américaine d'organisation de concerts et de spectacles Anschutz Entertainment Group (AEG). La modernisation s'est accompagnée d'une réurbanisation des quartiers populaires alentour, perçue par beaucoup comme une nouvelle campagne de spéculation immobilière dans un centre-ville en pleine mutation.

Une école et une piste d'athlétisme ont été supprimées. Un ancien centre culturel consacré aux Indiens a été vidé de ses occupants et menacé de démolition. Un peu plus haut, le long de l'avenue du 24-Mai qui longe le stade, plusieurs centaines d'habitants de la favela Metro ont été déplacés. Aujourd'hui, le " néo-Maracana ", comme le surnomment les mauvaises langues, est un stade hypermoderne, qui accueille 78 000 spectateurs, tous assis sur des sièges ordonnés et numérotés. Le prix des places a plus que doublé ces dernières années, éloignant une bonne partie des supporteurs. Un comble pour la cathédrale du dieu football.

Dans une phrase devenue célèbre, le buteur uruguayen Ghiggia avait dit un jour : " Seules trois personnes ont fait taire le Maracana : Frank Sinatra, le pape et moi. " En cas de victoire dimanche soir de l'Argentine, le meilleur ennemi des Brésiliens, l'enceinte risque fort de résonner pendant longtemps à cet ultime affront. Avant de retomber dans un long et inquiétant silence.

Nicolas Bourcier

 

 

Source : Le Monde

 

 

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