L’identité au service de l’inégalité à propos de l’esclavage en Mauritanie (1 et 2)

Encore peu fouillée par la recherche fondamentale, en particulier au niveau de ses expressions et de ses ramifications les plus contemporaines, la question de l’esclavage en Mauritanie a en revanche souvent été évoquée par la presse. Des âmes bien pensantes, dans l’écrasante majorité de cas, y colportent une image déformée du phénomène, omettant notamment de rappeler que l’ensemble des communautés ethniques du pays ont traditionnellement entretenu en leur sein des systèmes de production de type esclavagiste.

 

Il est vrai que l’image de «blancs» asservissant cruellement de pauvres « noirs» perd alors de sa netteté, mais il faut se résoudre à sacrifier cette référence typiquement occidentale à la cause d’une appréhension plus complète de la question de l’esclavage et de son héritage culturo-politique et socio-économique dans le pays. Comment parler de l’esclavage sans se pencher sur le stigmate social associé à l’identité servile? Or à ce jeu là il devient rapidement évident qu’en Mauritanie aucune ethnie – maure ou bidân, soninké, halpulaar, wolof – ne se présente comme bonne élève de l’idéal d’une citoyenneté démocratique.

Dans les perceptions comme les comportements, l’empreinte d’une stratification sociale fortement hiérarchisée reste au contraire vivante et forte, toute couleur de peau confondue. Pourquoi, dans les cimetières soninkés, maîtres et esclaves ne peuvent-ils toujours pas reposer côte à côte? Pourquoi les  esclaves halpularen bénéficient-ils d’un accès si réduit à la terre, principale source d’émancipation économique au sein de cette communauté? Pourquoi dans l’une ou l’autre de ces deux communautés, principales composantes de la minorité afro-mauritanienne, serait-il encore aujourd’hui jugé scandaleux, indécent, qu’un homme d’origine servile prétende épouser une femme non «castée» ? La véritable spécificité de l’ordre arabo-berbère (maure), majoritaire dans le pays, relève non pas des pratiques esclavagistes qui y ont été – ou y sont, pour certaines( 2) – de mise, mais de l’échelle plus vaste d’un phénomène pratiqué par tous( 3). Cela se traduit aujourd’hui par un héritage comparativement massif, justifiant pleinement qu’on s’y arrête, à savoir le sort de la communauté haratine de Mauritanie, vaste population des esclaves maures « libérés» et de leur descendance.

Une « caste» ou une classe?

Ni le communiqué officiel du Comité Militaire de Salut National abolissant pour la troisième fois en 1980 l’esclavage en Mauritanie (4), ni l’accès depuis 1984 d’acteurs de souche haratine à des postes gouvernementaux n’a modifié en profondeur le sort de la communauté haratine, dont toutes les sources s’accordent à estimer qu’elle constitue une «bonne moitié» de la population mauritanienne de souche maure – soit 30 à 35 % au moins de la population nationale totale. En milieu rural comme dans les grands centres urbains du pays (où, du fait de la sécheresse, les haratines se sont massivement joints au cours des deux dernières décennies au flux de l’exode rural), ce segment de la société traditionnelle – la strate servile au sein de la société maure – donne toutes les apparences de s’être «prolongé» en une classe sociale située au bas de l’échelle socio-économique moderne. Du système traditionnel au système moderne, les citoyens haratines se sont, dans la vaste majorité des cas, maintenus en tant que pauvres parmi les pauvres et, dans la perception de leurs concitoyens voire dans la leur propre, en tant que bas de gamme social.

En milieu rural l’esprit de la réforme foncière de 1983, potentiellement une formidable mesure d’appoint à l’émancipation haratine, a sérieusement souffert du poids des réseaux du clientélisme d’État dominés par les notabilités tribales et, plus récemment, par des lobbies d’affaires. Dans la basse et moyenne vallée du fleuve Sénégal en particulier, le développement de l’agriculture irriguée s’est manifesté par la croissance d’une riziculture opérée sur de moyennes et grandes exploitations tenues par des hommes d’affaires maures venus des villes. Option discutable tant au plan écologique qu’économique, la riziculture y supplante peu à peu les petites unités de production traditionnelle (cultures pluviales et de décrue) cependant qu’endettées, encombrées dans le dédale administratif des procédures d’attribution de concession et/ou de demande d’appui, les populations autochtones se retrouvent dans de nombreux cas occupant des postes d’ouvriers agricoles au service des nouveaux exploitants. Si la faible sécurisation foncière des petits exploitants constitue un problème qui touche l’ensemble de la population rurale mauritanienne sans distinction de «caste» ni d’ethnie, la difficulté particulière rencontrée par une communauté haratine structurellement handicapée (moindre accès à la scolarisation de base, moindres ressources) mérite d’être soulignée et prise en compte dans l’effort de planification et de gestion du développement. C’est ainsi, comme l’explique O. Leservoisier (1994) dans le cas du Gorgol, que les haratines tirant leur subsistance des cultures sous pluie n’y ont d’autre choix que de s’en remettre aux notabilités traditionnelles, renforçant d’autant leur dépendance vis-à-vis de l’ancien maître et, plus généralement, vis-à-vis du segment tribal d’origine. Les haratines poussés vers les villes sont quant à eux devenus omniprésents dans le secteur informel, qui y a connu à partir des années quatrevingts une véritable implosion. Après avoir été dans un premier temps concentrés dans les rangs d’une main-d’oeuvre non qualifiée ou du« personnel de maison », ils sont aujourd’hui devenus également très présents dans la sphère des petits métiers (bouchers, blanchisseurs, charretiers, chauffeurs de bus ou de taxis, vendeuses de légumes, etc.). Dans le même temps, les hommes d’affaires haratines ayant «réussi» à se hausser à un certain niveau de chiffre d’affaires se comptent sur les doigts d’une main. A Nouakchott, la vaste majorité des haratines restent concentrés dans la kebba (bidonville – du verbe hassanya keb, verser; littéralement dépotoir), illustrant une fois de plus ce handicap structurel dont ils sont victimes: si la grande pauvreté n’est l’apanage exclusif d’aucun groupe, d’aucune communauté dans ce pays, un hartani aura significativement plus de chances d’être très pauvre – et moins armé pour modifier cette situation.

A suivre…./

Amel Daddah  Docteur en sociologie, University of  Arizona

« Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS ÉDITIONS. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique no 536 de novembre 1998: 13. »

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1. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique nO 536 de novembre 1998: 13. La version ici présentée est celle qui fut originellement envoyée par l’auteur, Amel Daddah. * Docteur en sociologie.

2. Quand des parents se voient séparés de force de leurs enfants, quand ces derniers n’ont pas accès à leur héritage, ou quand le travail des uns et des autres n’est pas rémunéré par les maîtres-employeurs.

3. Certes en milieu maure, l’ingérence moins marquée de l’autorité coloniale, puis l’option d’y tolérer l’esclavage pour gagner l’appui des notabilités, aura assuré une plus longue autonomie du mode de vie traditionnel. Pour autant, l’effet « émancipateur» de la colonisation au sein des communautés africaines de Mauritanie n’aura pas abouti à une différenciation marquée en terme de «mentalité» et de perception de l’esclavage. Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS ÉDITIONS

4. L’esclavage avait été aboli une première fois par l’administration coloniale au début du siècle, en tant que volonté de l’État mauritanien indépendant en 1960 (affirmation de l’égalité des mauritaniens devant la constitution), puis en 1980 par communiqué officiel du Comité National de Salut National (CMSN) le 5 juillet 1980 (décision qui sera confirmée par l’ordonnance nO 81-234 du 9 novembre 1981).

 

 

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L’identité au service de l’inégalité à propos de l’esclavage en Mauritanie (2)

 

 

Des élites démissionnaires

Sous le régime du Parti du Peuple Mauritanien (PPM), le Président Moktar Ould Daddah estimait justifiée une mise au placard « provisoire » du dossier de l’esclavage. Il aurait ainsi affirmé en 1978 à un dirigeant du Mouvement de Libération et d’Émancipation des Haratines (plus connu sous le nom d’El Hor – l’Homme Libre), trois mois avant son renversement par les militaires: «Le problème de l’esclavage en Mauritanie peut être résolu de deux manières; soit par une révolution sanglante, ce dont le pays n’a pas les moyens, soit par une évolution lente de la société grâce au développement économique, et cela est en train de se réaliser. La preuve en est que les propriétaires d’esclaves disaient «nos esclaves », et que depuis quelques années ils se gênent et cherchent des périphrases pour s’exprimer. En tout état de cause nous ne pouvons pas affronter les féodaux sur ce terrain à l’heure où le pays est en danger [référence à la guerre du Sahara]. Cependant le problème nous préoccupe»( 5) . Vingt ans plus tard, et dix-sept ans après avoir été promulgué, le texte de loi portant abolition de l’esclavage en Mauritanie n’a toujours pas fait l’objet d’un décret d’application. Une telle lenteur n’est pas sans relation avec l’importance de l’identité islamique en tant qu’instrument de légitimation du pouvoir. En d’autres termes, la grande timidité du législateur est à lier à cette dimension du sens commun selon laquelle remettre en question la légitimité de l’esclavage reviendrait, d’une certaine manière, à porter atteinte aux préceptes de l’Islam, religion officielle de l’État, partagée par l’ensemble des mauritaniens. Cette

tension est d’ailleurs fortement illustrée par la teneur même de la fameuse ordonnance de 1981 – probablement la plus courte de la République -, dont l’article le plus étoffé officialise le principe d’un dédommagement des maîtres, mais qui, il vaut de le préciser, n’engage «aucune mesure en faveur des affranchis pour en faire des mauritaniens de première zone, c’est à dire des citoyens soumis aux mêmes obligations et jouissant des mêmes droits que tous les autres nationaux» (Ould Ahmed 1983: 7). Cette option n’est pas sans conséquence, à l’échelle de la société mauritanienne toute entière. En particulier, si le principe de l’abolition de l’esclavage peut, au fil des ans, de moins en moins être totalement ignoré, il n’en met pas moins bien plus de temps que nécessaire à se frayer un chemin dans les consciences. D’autant plus qu’au sein de l’opposition, l’on ne semble pas beaucoup plus disposé à bousculer le statu quo. Ainsi, par exemple, les dirigeants des partis d’opposition  ne se sont-ils jusqu’ici guère empressés de mettre en avant deux idées-forces, deux axes possibles de justification auprès de l’opinion publique d’une lutte ouverte contre l’esclavage: d’une part le fait, évident mais opposé à la tradition dans le pays, que l’Islam déconseille la mise en esclavage de musulmans, et d’autre part l’existence, dans l’histoire du pays, de véritables poches autochtones de combat pour l’émancipation.

Dans la mesure où le processus de démocratisation du régime – ou ce qui en fait office – entamé depuis 1991 a renforcé, à travers des stratégies électoralistes, les réseaux d’allégeance d’ordre tribal, régional et ethnique, le moins qu’on puisse dire est que le poids politique de ces derniers autant que l’idéologie qu’ils véhiculent n’ont pas été ébranlés (Daddah 1994). Sur le dossier de l’esclavage, la principale concession du pouvoir a été d’injecter à

l’opinion publique la théorie officielle dite des « séquelles)) de l’esclavage. Le propre de cette thèse, initialement lancée par le Comité National pour l’Éradication des Séquelles de l’Esclavage en Mauritanie (CNESEM), est le souci d’effacer du langage (et des attentes, notamment en terme d’orientation des programmes publics) toute notion de particularisme national (6) . Il suffirait donc, pour faire des haratines des citoyens à part entière, de lutter contre la pauvreté «en général )), hypothèse qui n’a jamais été confirmée par la moindre étude systématique, par la moindre compilation de données de quelque envergure. Opposée à la lecture officielle, celle proposée par l’association «SOSEsclaves )) a le mérite de souligner le carcan psychologique associé au statut servile, cette pression insidieuse et forte, susceptible d’émousser chez l’esclave ou le descendant d’esclave (quelque soit son ethnie!) sa détermination à agir sur son sort, à revendiquer pour soi. Dans ce cas aussi pourtant, l’on pèche par  manque de clarté: non seulement une certaine confusion  reste (volontairement ?) de mise entre la vaste – et très actuelle – question haratine, et des pratiques «résiduelles» de l’esclavage d’antan d’autre part (pratiques qui, pour révoltantes qu’elles soient, n’en sont pas moins dans une phase de régression, probablement irréversible), mais, dans l’effort de dénonciation de ces dernières, l’on s’est jusqu’ici suffi de quelques cas isolés, régulièrement (res)servis aux intervenants étrangers.

Si aucune de ces deux associations n’a été officiellement reconnue par les pouvoirs publics, la première a été nettement mieux tolérée. Qu’il suffise de noter que Mohamed Salem Ould Merzoug, principal porte-parole du CNE SEM et hartani de son état, est aujourd’hui ministre de l’Hydraulique et de l’Énergie, poste jugé à la fois important et juteux, cependant que Boubacar Ould Messoud, également membre de la communauté haratine, président de «SOS-Esclaves », a été condamné le 12 février 1998 à treize mois d’emprisonnement pour appartenance à une association non reconnue!

L’accusé, dont la sentence a été confirmée le 24 mars par la cour d’appel, a cependant bénéficié le jour même d’une remise de peine, dans le contexte de la réunion à Paris du groupe consultatif pour la Mauritanie de la Banque mondiale, et la perspective toute proche de la visite du Président des ÉtatsUnis Bill Clinton à l’île de Gorée (Sénégal). Prudence autant que susceptibilité, dans le camp du pouvoir, ont été il est vrai exacerbées ces dernières années par des campagnes de presse de l’extérieur. En particulier, des journalistes et des chercheurs afro-américains, visiblement en quête de sensationnalisme autant qu’empêtrés dans les repères de leur propre vécu historique, auront servi de dernier recours à des réfugiés mauritaniens au Sénégal (et dorénavant, pour les plus habiles ou les plus chanceux, sur la côte Est des États-Unis), grands oubliés de la crise de 1989. Au fil des récits et articles proposés( 7) , en effet, l’on perçoit l’amalgame, ahurissant de la part de qui est sensé s’être documenté et avoir été sur le terrain, entre deux problèmes nationaux d’envergure, mais qui demeurent néanmoins bien distincts : la question haratine d’une part, et le statut des minorités ethniques d’autre part. Le pouvoir se cloîtrant de plus en plus dans une dynamique de répression et une sorte de psychose sécuritaire, l’opposition étant occupée à ses interminables scissions et négociations internes – quand elle ne participe pas elle-même à entretenir la confusion -, le citoyen moyen se sentant peu interpellé par un langage qui, dans tous les cas, se situe loin des réalités, c’est finalement un recul sur la gestion des deux dossiers qui a été enregistré.

 

A suivre…./

Amel Daddah  Docteur en sociologie, University of  Arizona

« Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS ÉDITIONS. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique no 536 de novembre 1998: 13. »

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5. Cité par Mohamed Lemine Ould Ahmed (1983).

6. Cette aversion pour toute notion de particularisme national est certainement compréhensible de la part d’un pouvoir qui n’a toujours pas assumé le drame de 1989 ni les violentes purges ethniques de 1990-91, et qui s’entête depuis à ignorer le sort des réfugiés afro-mauritaniens.

7. Voir par exemple: Elinor BURKETT, «’God Created Me To Be a Slave », The New York Times, 12 octobre 1997; Ken Ringle, «Activists Say Slavery Exists In N. Africa », The Washington Post, 14 mars 1996; Howard W. French, «Where Proud Moors Rule, Blacks Are Outcasts », The New York Times, 11 janvier 1996; Samuel Cotton, «Arab Masters Black Slaves. The African Slave Trade: 1995 », The City Sun, 1-7, 8-14 et 15-21 février 1995.

 

 

Source : Adrar-info.net

 

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