Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(Conclusion)…

….La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890.

Conclusions

Le régime politique crée par Demba War Sall en 1886 satisfaisait les besoins des Français pour une administration coloniale efficace et peu chère. Demba et ses alliés s’attachèrent l’élite commerciale de Saint-Louis et firent de leur mieux pour réconcilier les personnalités modérées au sein du parti musulman du Kajoor.

 

Cependant, malgré son succès comme chef colonial, Demba War ne put faire disparaître les tensions crées par près de trente ans de guerre civile. Pour beaucoup, sa survie signifiait que le nouveau régime colonial poursuivait les pires actions de la monarchie, la tendance à concentrer le pouvoir dans les mains de quelques esclaves royaux.

Chaque partie au cours du conflit pu tracer ses propres conclusions sur ses pertes et ses gains. Pour le parti musulman du Kajoor, le résultat était mitigé. La province de Njambur avait été séparée du Kajoor en 1883 et fut contrôlée par ce même parti. Les chefs de Njambur étaient à présent des agents du gouvernement colonial français avec des positions comparables à celles de Demba War Sall. Cependant, quels que soient les avantages qu’il retirait de sa position, Ibrahima N’Diaye et ses alliés pouvaient difficilement affirmer qu’il représentait l’islam. Les « marabouts » les plus prestigieux n’avaient pas obtenu de positions dans l’administration. Les chefs de Njambur représentaient les membres du vieux parti musulman qui désiraient obtenir des postes politiques. Dans une période de changements rapides, N’Diaye représentait les aspirations musulmanes en 1859, mais certainement pas les réalités politiques de 1886. Des nouvelles voix puissantes émergèrent à la fois du Kajoor et du Bawol dans les années 1890, faisant du parti musulman du XIXe siècle, une coalition de nobles et de musulmans titrés, une relique du passé.

Le parti « français » ou « sénégalais », qui représentait les intérêts des Quatre Communes, était divisé et dans un certain désarroi après 1890. La politique de désannexion avait séparé les Quatre Communes des terres rurales du Sénégal intérieur, frustrant les ambitions politiques de ceux qui espéraient que la conquête française placerait les Sénégalais en position d’autorité. Les commerçants de Saint-Louis, qui s’allièrent à la monarchie avec l’espoir de protéger leurs privilèges comme intermédiaires, se rendirent compte rapidement que la politique du Protectorat ne leur fournissait aucun avantage. L’administration française contrôlait toutes les villes de l’intérieur et les marchands Français établissaient de postes commerciaux dans les villes traversées par le chemin de fer au Kajoor. Le seul héritage concret issu de l’alliance des habitants avec les Français était le statut ambigu des « Originaires » comme citoyens Français.

Le parti de la monarchie put trouver un certain confort dans les efforts de Demba War Sall pour préserver les traditions du Kajoor. Mais ce dernier pouvait facilement symboliser les pires éléments de cette monarchie. En 1859, et encore en 1875, les musulmans s’étaient plaints du fait que cette monarchie rassemblait un pouvoir trop important dans les mains d’une seule famille. La cible de cette plainte était la dynastie Geej et leurs esclaves. Après 1886, Demba War Sall ne put soutenir qu’une petite fraction des esclaves royaux, essentiellement sa propre famille et ses soldats les plus loyaux. Durant la conquête, des nombreux nobles et esclaves abandonnèrent la cour ; certains devinrent disciples du chef confrérique [de la qâdiriyya] Bou Kounta. D’autres émigrèrent au Bawol pour rejoindre Amadou Bamba, qui avait critiqué Lat Joor pour sa brutale répression de la rébellion des musulmans en 1875. Tous ces dissidents constituaient une menace potentielle pour Demba War Sall et ses alliés.

La douce transition d’une monarchie vers un gouvernement colonial était en grande partie une illusion. Les statistiques d’exportation offrent une histoire différente de cette période tourmentée : les exportations d’arachides déclinèrent de 83.000 tonnes en 1882 à 43.5000 tonnes en 1883, pour finalement tomber à 21.100 tonnes en 1886 (voir Searing 2002, chapitre 5). Durant cette période, les factions aristocratiques du Kajoor conduisirent leurs partisans en exile au Bawol, et tous ne revinrent pas en 1883 ou en 1886. Leur présence au Bawol contribua à l’arrestation et à l’exil d’Amadou Bamba en 1895.

Le fait que Demba War Sall ait pu s’affirmer comme l’héritier de la monarchie confirme le peu du soutien du jihâd au Kajoor. Des nombreux musulmans étaient satisfaits par la paix qui commença en 1886, même si Demba War la réalisa pour le compte du gouvernement français. Le jihâd fut un échec parce qu’il ne réussit jamais à remporter des soutiens. L’alliance entre Lat Joor et Màbba confirme la croyance de nombreux musulmans que la guerre et le jihâd corrompirent les musulmans qui suivirent ce chemin. N’était-il pas clair que Lat Joor ne recherchait que le butin et le pouvoir ? Le seul autre jihâd au Kajoor eut lieu en 1875, lorsque les membres du parti musulman apportèrent leur soutien à Amadou Seexu dans son jihâd contre Lat Joor. Cela ne prouve-t’il pas que le jihâd fut la cause de guerres civiles entre musulmans, au sein desquelles certains furent tués, mis en esclavage et virent leurs propriétés confisquées par d’autres musulmans ? Ces critiques apparurent à l’époque et furent à nouveau répétées par des musulmans cherchant à s’accommoder à l’avènement du régime colonial français.

James F. Searing University of Illinois at Chicago . Traduit de l’Anglais parChristophe de Beauvais. Publié dans Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan, 2007, vol. I : 391-438.

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Références citées

Entretiens

— Entretiens avec Mamadou Diouf, octobre 1988.

— Entretien avec Serigne M’Baye Guèye Sylla, Darou-Mousty, le 28 juillet 1995.

— Entretien avec Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké, Darou-Mousty, le 29 juillet 1995.

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Ans, 13G 304, Document 18, Gorée, Correspondance, A. Legourmand, Kaolack, le 29 juillet 1864.

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Ans, 13G 257, Document 88, Lettre de Serigne Pir, Boubacar Fal, le 22 novembre 1866.

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Autres sources

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