La poignée de main est franche, le sourire un peu contrit. Ce 17 novembre 2011, l'air est moite à Luanda. Le premier ministre portugais, Pedro Passos Coelho, vient de s'entretenir avec l'indéboulonnable président angolais Jose Eduardo dos Santos : ils ont abouti à un accord à la fois salvateur et humiliant pour le pays. " L'Angola est prêt à aider le Portugal face à la crise ", vient d'expliquer M. dos Santos au chef de gouvernement de l'ancien Etat colonial.
Six mois plus tôt, le Portugal, au bord de la banqueroute, a reçu une assistance financière de 78 milliards d'euros de l'Europe et du Fonds monétaire international (FMI). En contrepartie, Lisbonne, sous la tutelle de ses bailleurs de fonds, a été soumis à une cure d'austérité radicale. La population s'est appauvrie, l'Etat-providence s'est affaibli. L'ancien colonisateur a un genou à terre. L'ex-colonisé vit en paix, gorgé de pétrodollars. Curieux retournement de l'histoire…
Pendant plus de quatre cents ans, l'Angola fut une colonie portugaise. L'indépendance, obtenue en 1975 après une longue lutte, a été suivie d'une guerre civile qui a dévasté le pays jusqu'en 2002. Gouverné par M. dos Santos depuis 1979, l'Angola, qui nage dans le pétrole, est rythmé par une croissance de 5 %, 10 %, 15 % l'an quand le Portugal, surendetté, sort péniblement de la récession. " L'Angola va peut-être nous coloniser maintenant ! ", ironise Vasco Lourenço, le président de l'association 25 de Abril, une organisation qui tente de préserver l'esprit de la " révolution des œillets ". Il y a quarante ans, il faisait partie des " capitaines d'avril " qui se battaient pour sortir le pays de la dictature salazariste… et des guerres coloniales.
Aujourd'hui, c'est d'une autre bataille qu'il s'agit. De celles qui se mènent sur le front de l'économie. Ce combat, l'Angola semble le dominer avec fierté. " L'Angola, en quête de reconnaissance, fait sentir de manière écrasante et parfois humiliante où est l'argent ", affirme l'historien Yves Léonard, spécialiste du Portugal. Quand Lisbonne, aux abois, a parlé, en février, de vendre 85 œuvres de Miró pour renflouer ses caisses, c'est un millionnaire angolais, Rui Costa Reis, qui a proposé de les racheter (" Culture & idées " du 5 avril). Les familles angolaises fortunées sont aujourd'hui les seules à dévaliser les boutiques chics de l'avenida da Liberdade, sorte d'avenue Montaigne de Lisbonne. A Cascais, le " Deauville portugais ", elles investissent dans l'immobilier de luxe et les entreprises que le gouvernement privatise à tout-va. Aux côtés des Chinois, les Angolais achètent aussi des " visas en or ", ces passeports que le premier ministre promet contre la coquette somme de plus d'un demi-million d'euros.
Dans une enquête fouillée, O poder angolano em portugal (" Le Pouvoir angolais au Portugal ", ed. Planeta, 2e édition, 2013, non traduit), Ceslo Filipe a recensé l'étendue des avoirs angolais au Portugal. Le pays africain aurait investi de l'ordre de 10 milliards à 15 milliards d'euros, calcule-t-il. Dans le secteur des médias (Impresa), de l'énergie (Galp), de la banque (BCP, BPI), de la construction ou de l'agroalimentaire, l'Angola est partout, ou presque. Aux manettes figurent le président, M. dos Santos, et sa garde rapprochée : sa fille Isabel, son vice-président Manuel Vicente ou le général Kopelipa, affirme M. Filipe. Le fils de M. dos Santos, Filomeno de Sousa, devrait bientôt faire parler de lui. A 36 ans, il vient de prendre la tête du fonds souverain angolais, doté de 15 milliards de dollars (11 milliards d'euros).
Ces placements ne sont pas toujours financièrement judicieux, estime M. Filipe, qui s'interroge sur les investissements dans le secteur de la presse, en crise. Mais le Portugal est une terre connue et Luanda tient là une revanche idéologique. Investir dans la presse et les banques permet à l'Angola de développer son influence. Au Portugal, cette situation suscite l'embarras, voire l'amertume. La presse ainsi renflouée pourra-t-elle garder son esprit critique vis-à-vis de Luanda ? Les deux pays scellent des " retrouvailles nauséabondes ", estime Pedro Rosa Mendes, un ancien journaliste devenu écrivain.
Selon lui, le Portugal affaibli se mure dans un silence hypocrite. Difficile pourtant d'ignorer que Lisbonne accueille à bras ouverts l'argent d'un pays qui ne respecte pas toujours les droits de l'homme. Un pays où la majorité de la population vit encalminée dans la pauvreté. Un pays où le président, au pouvoir depuis trente-quatre ans, peine à faire la différence entre bien public et fortune privée. " L'Angola fait partie des pays les plus corrompus au monde ", rappelle João Paulo Batalha, de Transparency International : selon cette organisation non gouvernementale, l'Angola est classé 153e sur 177 pour le manque de transparence dans les affaires en 2013. Mais l'argent angolais vient arroser une économie portugaise asséchée. " La crise a créé un environnement de peur ", poursuit M. Batalha en soulignant que le Portugal n'est pas le seul, en Europe, à fermer les yeux devant des fonds aux origines douteuses.
Un incident diplomatique survenu à la fin de l'année 2013 témoigne de la gêne entre ces deux pays dont les rôles se sont soudain inversés. Le gouvernement angolais, soucieux de son image, s'est offusqué que la presse portugaise évoque une enquête pour blanchiment d'argent éclaboussant des caciques angolais. Le pays africain y voyait un reliquat de l'esprit colonialiste, une démonstration du mépris des Portugais vis-à-vis des Angolais. " Parce que nous ne sommes pas blancs, nous sommes forcément corrompus ? Incompétents ? Retardés ? ", demandait alors Rui Falcao Pinto de Andrade, ancien porte-parole du Mouvement populaire de libération de l'Angola, le parti présidentiel.
En réponse, le ministre portugais des affaires étrangères, Rui Machete, s'est excusé. L'opinion publique portugaise fut choquée par cette quasi-génuflexion politique. " Beaucoup au Portugal n'ont pas "décolonisé" le passé et beaucoup en Angola n'ont pas "décolonisé" leurs complexes ", résume le journaliste Pedro Rosa Mendes. Mais, à Lisbonne, la honte a été vite bue. " Le Portugal est dans une position fragile. Il a besoin de l'argent angolais et on doit faire attention aux Portugais qui résident en Angola ", explique l'auteur Celso Filipe en faisant référence à la centaine de milliers de Portugais émigrés dans l'ancienne colonie. Comme naguère le Brésil, l'Angola est devenu une terre d'avenir pour une jeunesse condamnée au chômage dans son propre pays.
La situation semble justifier le pragmatisme politique. A gauche comme à droite. " Les Angolais ont beaucoup acheté, notamment des médias, des journaux… mais les Chinois aussi. Va-t-on le regretter ? On devait vendre et, en Europe, personne ne voulait acheter ", résume Eurico Dias, le secrétaire national du Parti socialiste. " Nos deux pays sont partenaires ", insiste Miguel Fransquilho, vice-président du groupe PSD (centre droit) au Parlement portugais.
Partenaires ? Le lien qui unit le Portugal à son ex-colonie va bien au-delà. Une relation spéciale est née " de la capacité inouïe qu'a le Portugal à se mélanger, à se métisser ", note l'historien Yves Léonard. Au Portugal, rares sont ceux qui, aujourd'hui, n'ont pas un proche, un ami ou un membre de leur famille à Luanda, à Cabinda ou à Benguela. L'industrie pétrolière en Angola est dominée par les majors françaises et anglo-saxonnes, mais beaucoup de Portugais travaillent dans les bâtiments et travaux publics. Les élites des deux pays se parlent, se connaissent, se fréquentent et s'apprécient. Le premier ministre portugais, Pedro Passos Coelho, a vécu les premières années de sa vie dans l'ancienne colonie. Et du temps de la guerre civile angolaise, de 1975 à 2002, c'est à Lisbonne, Porto ou Coimbra que la jeunesse dorée angolaise venait étudier.
Le Portugal a déjà connu la gloire, mais aussi la disgrâce, au cours de sa longue histoire. Hier comme aujourd'hui, le pays ne compte pas desserrer les liens avec son ancienne colonie, d'où pourrait venir son salut… encore une fois. " Affecté par le renversement de l'empire au Brésil, affaibli par une grave crise financière en 1891, le Portugal va se confire dans le sentiment du déclin – à la fin du XIXe siècle – ", écrit M. Léonard dans la revue Histoire (" Portugal, l'empire oublié ", mai 2014). En août 1891, l'écrivain Eça de Queiros affirmait déjà : " Je crois que le Portugal est fini. De l'écrire me fait venir les larmes aux yeux, mais pour moi il est quasiment certain que la disparition du Royaume du Portugal devrait être la grande tragédie de cette fin de siècle. " Trois ans plus tard, l'historien Oliveira Martins s'interrogeait : " L'Angola nous sauvera-t-il en ce XIXe siècle comme le Brésil nous sauva au XVIIIe siècle ? "
Claire Gatinois
Source : Le Monde
(Dessin de Glez, Burkina Faso.)
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