A Londres, les Frères musulmans sous surveillance

En annonçant, le 1er avril, l'ouverture d'une grande enquête sur les Frères musulmans, David Cameron a suscité un flot d'interrogations sur ses intentions. A-t-il cédé aux pressions de l'Egypte et de l'Arabie saoudite, deux pays résolument opposés à cette organisation ? Ou bien cherche-t-il à enrayer le début d'un regroupement des Frères musulmans à Londres, pour éviter de faire de la capitale du Royaume-Uni une base arrière de l'islamisme ?

 

L'enquête lancée par le premier ministre britannique n'est pas judiciaire. Il s'agit d'un rapport commandé au Foreign Office, avec la coopération des services secrets intérieurs et extérieurs, qui doit faire le point sur cette organisation née il y a près d'un siècle en Egypte et qui a gagné toutes les élections de l'après-Moubarak, avant d'être chassée du pouvoir par le coup d'Etat militaire de juillet 2013.

« QUELS SONT LEURS RÉSEAUX ?»

M. Cameron a lui-même énoncé les questions auxquelles il voulait avoir une réponse : « Quelles sont leurs valeurs ? Quelle est leur présence au Royaume-Uni ? Croient-ils en l'extrémisme, ou en l'extrémisme violent ? Quels sont leurs réseaux ? »

Dans un communiqué, les Frères musulmans répliquent qu'ils sont une organisation légale, qui condamne toute violence et qui promeut la démocratie. Ils rejettent la responsabilité des troubles en Egypte sur le régime militaire, « dont la violence sans limite a mené à la mort illégale de 2 000 personnes et à la détention de 20 000 Egyptiens ». L'organisation se dit prête à coopérer pleinement avec le gouvernement britannique.

« Une telle enquête est une surprise majeure : les Frères musulmans sont au Royaume-Uni depuis très longtemps. Ils ne viennent pas de s'installer », s'étonne Fawaz Gerges, de la London School of Economics. L'étonnement est d'autant plus important que l'enquête a été confiée à John Jenkins, qui est actuellement l'ambassadeur du Royaume-Uni en Arabie saoudite. Ce pays est très opposé aux Frères et vient de les classer en tant qu'« organisation terroriste », comme l'avait fait l'Egypte en 2013.

SUSPICION DE CONNIVENCE

« Il est difficile de voir comment M. Jenkins pourra réaliser ce rapport de façon indépendante tout en conduisant son travail d'ambassadeur dans un pays non démocratique en opposition politique ouverte aux Frères musulmans », s'inquiète l'organisation.

Le Royaume-Uni est soupçonné d'avoir cédé aux pressions de son principal allié dans le Golfe. « Il est clair que l'Arabie saoudite et l'Egypte ont influencé la décision britannique, estime Maha Azzam, chercheuse à l'institut Chatham House. Ces deux pays cherchent à tuer dans l'oeuf toute tentative de regroupement des Frères musulmans, pour faire taire leur voix. » Les relations économiques étroites entre Londres et Riyad ajoutent à la suspicion de connivence : l'annonce de l'enquêtel'enquête intervient en effet six semaines après la commande de 72 avions de combat Eurofighter Typhoon à l'entreprise britannique BAE Systems par l'Arabie saoudite.

M. Gerges abonde dans le même sens, mais ajoute une deuxième explication à cette enquêtecette enquête . « Le gouvernement britannique ne veut pas reproduire l'erreur des années 1990, quand Londres avait été une base pour de nombreux djihadistes. Annoncer publiquement cette enquêtecette enquête permet à la fois de faire passer un message aux islamistes, de leur dire qu'ils sont surveillés, et de rassurer les alliés britanniques, dont l'Arabie saoudite. »

SIGNES TANGIBLES D'UN REGROUPEMENT

Downing Street a-t-il de bonnes raisons de s'inquiéter d'un regroupement des Frères musulmans au Royaume-Uni ? Difficile de se faire une idée précise de l'organisation outre-Manche. Elle n'a pas d'existence légale et n'est enregistrée nulle part. Elle n'a pas de siège. Les nombreuses tentatives de rencontrer un de leurs représentants à Londres ont été infructueuses.

La presse britannique fait grand bruit d'un petit appartement à Cricklewood, dans la grande banlieue nord de Londres, qui serait leur nouveau lieu de rassemblement. Mais le logement modeste, situé au-dessus d'un ancien vendeur de kebabs, est de fait le siège d'une petite maison d'édition, World Media Services, qui existe depuis deux décennies. Celle-ci anime effectivement un site Internet reprenant la littérature de la confrérie, mais son propriétaire dément faire partie de l'organisation ou la représenter.

« Il n'y a pas d'organisation parce que c'est un réseau », explique M. Gerges. Les liens sont informels. Il existe cependant quelques signes tangibles d'un regroupement au Royaume-Uni. Plusieurs hauts dirigeants des Frères s'y sont installés, dont Gomaa Amin et Mohammed Soudan, un ancien haut responsable du parti Liberté et justice, l'aile politique du groupe. « Il ne s'agit que de quelques individus : on parle de trois ou quatre personnes », tempère Mme Azzam.

EXCELLENT RÉSEAU POLITIQUE

C'est aussi depuis Londres que les Frères musulmans gèrent leurs affaires judiciaires. En novembre 2013, ils ont recruté deux ténors du barreau de Londres, dont Ken Macdonald, l'ancien directeur du parquet britannique. Celui-ci siège à la chambre des Lords et possède un excellent réseau politique. Il a notamment saisi le procureur de la Cour pénale internationale pour lui demander d'ouvrir une enquêteune enquête pour crimes contre l'humanité contre le régime militaire égyptien. Il va également représenter les Frères dans le cadre de l'enquête menée par Downing Street.

« Mes clients estiment qu'ils n'ont rien à craindre de cette enquêtecette enquête », assure-t-il. Si le gouvernement britannique décidait malgré tout de restreindre la liberté d'expression des « Frères » londoniens, il prévient qu'il n'hésiterait pas à utiliser tout les recours judiciaires possibles.

 

Eric Albert (Londres, correspondance)

 

(Photo : 6 Octobre 2013, Manifestation pro-Morsi à Londres | © Peter Marshall/Demotix/Corbis)

 

Source : Le Monde

 

 

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