Les frontières coloniales et leur imposition dans la vallée du Fleuve Sénégal, 1855-1871. Bouleversements des hiérarchies politiques et statutaires1 (Partie 1 et 2)

Cette étude s’intéressera à l’impact de la création d’une frontière coloniale dans la basse vallée du Fleuve Sénégal durant la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1855, le gouvernement français de Saint-Louis déclara que le Fleuve serait la frontière entre le nouveau Protectorat du Waalo et du Dimar [Séégal], le long de la rivière Sud et la région des bords du désert saharien du Trârza au Nord [Mauritanie].

 

En procédant ainsi fut créée une frontière qui n’avait jamais existé auparavant. Durant les vingt années suivantes, les Gouverneurs et les Commandants s’attachèrent à rendre effective cette séparation. Leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Des périodes de mise en œuvre radicale alternaient avec des périodes de négligence ou de faiblesse. Néanmoins, la mise en application de cette frontière par les Français fut traumatisante pour les populations locales. Elle compromit les liens entre les communautés des deux rives, et bouleversa l’économie politique de la vallée. Par ailleurs, la mise en œuvre de cette frontière eut des répercussions que Saint-Louis ne put anticiper ni même contrôler. Elle compliqua la tâche du gouvernement français au Waalo, et imposa un système de taxes et des séparations administratives. Alors qu’elle était conçue pour augmenter la sécurité dans les territoires contrôlés par les Français, elle eut souvent l’effet opposé en brisant les relations entre les deux rives qui avaient permis de limiter les razzias dans le passé. Cette frontière bouleversa également l’ordre politique établi de chaque côté du Fleuve Sénégal. Sur le long terme, elle eut un effet néfaste sur le système politique du Trârza et alimenta un cycle de guerres intestines qui était jusqu’à présent sous-jacent.

L’émergence d’une frontière coloniale au Fleuve Sénégal

Tout au long de son histoire, le Bas Sénégal avait permis l’établissement de contacts étroits entre les communautés agraires et pastorales. L’ensemble de la vallée se situait dans une zone habitée par des pasteurs sahariens. De la gibla [Sud-ouest mauritanien] au Nord, jusqu’au Ferlo [sénégalais] au Sud, les bergers pratiquaient une forme de pastoralisme mixte qui prenait avantage des évolutions des précipitations et des possibilités de pâturages le long d’un axe Nord-Sud. Le Fleuve était un pôle qui attirait un mouvement pastoral de Nord au Sud durant la saison sèche (de Janvier à Juin environ), puis, au début des pluies, ils se retiraient vers les hautes terres. Ce modèle de nomadisation encourageait un contact étroit entre les pasteurs et les fermiers qui cultivaient les plaines alluviales du Fleuve.

Les alliances matrimoniales et sociales entre ces deux populations sous-tendaient l’ordre politique qui s’était développé dans la Basse vallée durant les XVIIIe et les XIXe siècles. Ces alliances liaient ensemble des villages wolof ou fufulde [ou pulaar] avec leurs voisins nomades dont beaucoup parlaient hassâniyya (l’arabe ouest saharien) ou znâga (langue berbère ouest saharienne), mais aussi le wolof et le fufulde [ou pulaar]. En retour, ces alliances reliaient des communautés de la vallée à des coalitions plus larges de guerriers nomades qui vivaient plus au Nord dans le désert. A la tête de ces coalitions, l trouvait une élite  puissante, les hassân, de parler arabe. Leurs chefs se disputaient le titre d’amîr. L’amîr du Trârza à l’Ouest, avec celui du Brâkna à l’Est, exerçait une influence considérable sur la vallée [sur le titre d'amîr voir Taylor, supra]. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le lucratif commerce de la gomme arabique conduisit à une présence plus forte des Français dans la basse vallée du  Sénégal. En 1855, Saint-Louis déclencha une ambitieuse action. Sous l’impulsion du  Gouverneur Louis Faidherbe, les militaires Français s’emparèrent de la région du  Waalo, au Sud de la vallée du Sénégal, et déclarèrent que le Fleuve était à présent une frontière entre ce nouveau territoire et celui du Trârza, plus au Nord.

Durant les trois années qui suivirent Saint-Louis combattit les Trârza et les força à reconnaître la nouvelle frontière. Les Français pensaient simplifier la complexe carte ethnique de la région à travers une politique de séparation ethnique. Ainsi, avec leurs alliés, ils déplacèrent des milliers de fermiers parlant wolof des villages situés au Nord du Fleuve pour les réinstaller plus au Sud. Ils forcèrent également les pasteurs de langue arabe à quitter leurs pâturages habituels au Sud du Fleuve pour les déplacer plus au Nord. Cette frontière posait des choix difficiles des deux côtés du Fleuve. Parmi les groupes nomades guerriers, qui dominaient le Trârza, les opinions étaient divisées entre accepter la frontière ou s’y opposer, entre coopérer avec les Français ou les combattre [voir El-Bara, supra]. Leur dilemme se compliquait par les difficultés des Français pour mettre en application la nouvelle frontière. D’un côté, en effet, les Français étaient plus stricts dans la mise en œuvre de cette frontière avec les groupes armés des guerriers plutôt qu’avec les pasteurs et les fermiers. Ces derniers payaient des tributs à des nombreux guerriers Trârza.

Le nouveau territoire contrôlé par les Français créait donc des espaces de refuge où les tributaires pouvaient venir, mais non pas ceux qui collectaient les tributs. Il offrait également un bouclier pour dissidents, pour rebelles et pour mécontents. D’un autre côté, pour les fermiers et les pasteurs de la vallée, le Fleuve n’avait jamais été ni une frontière ni un obstacle à leurs déplacements [sur l'usage nomade de l'espace voir Acloque, infra]. Les bergers avaient toujours fait traverser leurs troupeaux, et les fermiers cultivaient fréquemment leurs champs sur les deux rives. La mise en œuvre de la frontière menaçait à la fois les conditions de vie et les liens sociaux entre les communautés du Nord et du Sud du Fleuve. Beaucoup d’entre eux allèrent trouver les nouvelles autorités françaises pour tenter de préserver leur liberté de mouvement. Le régime colonial, en retour, se demandait comment, quand et où renforcer cette frontière. La mise en œuvre rigide de cette dernière, durant les premières années de 1860, fit bien tôt place à une politique plus pragmatique. L’obsession sur la sécurité fut alors contrebalancée par la reconnaissance de la pauvreté potentielle infligée à la société de la vallée. L’attention suscitée par la frontière au sein du système politique du Trârza constitua bien tôt une préoccupation pour les Français. Ils s’alarmèrent d’une crise politique qu’ils avaient largement déclenchée, une crise qui affaiblissait les groupes potentiellement amicaux du Trârza, tout en renforçant les partisans de la ligne dure, anticoloniale, dans cette région.

A suivre… /

 

Mariella villasante

 

Raymond M. Taylor      Saint Xavier University, Chicago   Traduit de l’Anglais (Etats-Unis d’Amérique) par Christophe de Beauvais

Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de  Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 439-456.

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1 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la 44e Réunion annuelle de African Studies Association (ASA), tenue à Houston, le 18 Novembre 2001, dans le panel « French Imperialism in Senegal and Mauritania reconsidered : Frontiers, Classifications and Social Change » co-organisé par Raymond Taylor et Mariella Villasante, avec la participation de Ann McDougall [NDE].

 

 

 

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Les frontières coloniales et leur imposition dans la vallée du Fleuve Sénégal, 1855-1871.Bouleversements des hiérarchies politiques et statutaires (2)

 

 

Les délimitations coloniales et les hiérarchies politiques : la disparition des dépendants ‘iyyâl

Durant les années 1860, l’amîr du Trârza était Sidi Mbayrika des Awlâd Ahmad min Daman. Il avait pris ce titre après l’assassinat de son père, Muhammad Lhabib, qui avait dominé l’Ouest de la gibla pendant plus de trente ans. Muhammad Lhabib avait construit une coalition puissante qui englobait sa propre qabîla avec la faction politique dominante wolof au sein du Waalo. Le ciment qui avait permis de tenir cette coalition ensemble était la loyauté d’un puissant groupe semi-nomade connu collectivement sous le nom de ahl al-gibla (« les gens du Sud »). Les ahl al-gibla étaient composés des Awlâd Banyug, des Awlâd Bu‘ali, des Jakbaji, des Zambutti, des Awlâd Khlifa et des Awlâd Akshar. Étant des médiateurs classiques, les ahl al-gibla revendiquaient des origines arabes, mais étaient immergés dans le monde culturel de la vallée. Ils parlaient wolof aussi bien qu’arabe et passaient la plupart de leur temps dans la vallée, en cultivant et en se mariant avec leurs voisins du Waalo (Taylor 1996, 2000).

Durant la guerre de conquête coloniale de 1855-1858, Faidherbe reconnu l’importance politique des ahl al-gibla et leur délivra un traitement particulier. Soumis à une pression intense, ils abandonnèrent Muhammad Lhabib pour rechercher une alliance avec les Français. La défection de ce groupe laissa l’amîr du Trârza sans autre choix que d’accepter les conditions de paix des Français. Suivant les termes du traité de 1858, il fut mis fin aux razzias et aux tributs au Sud du Fleuve. Ceci alimenta la colère des membres puissants de la qabîla de l’amîr du Trârza dont l’existence dépendait justement de telles activités. Ceci, associé à la disparition de la coalition du Waalo, ne permit plus à Muhammad Lhabib de contrôler son propre patrilignage. En 1860, il tomba victime d’assassins emmenés par son neveu, le fils de son demi-frère. Sidi Mbayrika reprit le titre de son père et passa les années 1860 à essayer de reconstruire le centre politique du Trârza. Ce faisant, il devait répondre à des demandes irréconciliables. Il devait maintenir des bonnes relations avec les Français, qui contrôlaient à présent des pâturages vitaux sur la rive Sud, et qui étaient également indispensables pour le commerce de la gomme. En même temps, il tentait d’apaiser les militants des factions Trârza, parmi lesquels se trouvaient des partisans des assassins de son père, qui avaient rejeté le traité avec les Français de 1858 et exigeaient leurs droits de reprendre leurs razzias et leurs collectes de tribut au Sud du Fleuve. Enfin, Sidi Mbayrika tentait également d’obtenir à nouveau l’appui des ahl al-gibla.

Les effets politiques de la nouvelle frontière coloniale

Pour les groupes des ahl al-gibla comme les Awlâd Banyug, la nouvelle frontière posait des choix difficiles. En effet, ils tiraient profit des liens qu’ils avaient entre les communautés des deux rives du Fleuve. Quant les Français commencèrent à exercer leur emprise sur le Waalo au début des années 1860, les Awlâd Banyug décidèrent qu’il était nécessaire de renforcer leurs relations avec Saint-Louis pour protéger leur accès aux pâturages et aux terres agricoles. Les administrateurs Français devinrent de plus en plus réceptifs à leur demande. Au début des années 1860, ils commencèrent à permettre à des groupes alliés aux ahl al-gibla de traverser le Fleuve avec une plus grande liberté. Ce faisant, ils introduisirent une exception tacite dans leur politique d’interdire les guerriers Trârza de traverser le Fleuve. Ce relâchement sélectif dans la mise en œuvre de la frontière eut pour effet d’accroître le pouvoir des ahl al-gibla dans leurs relations avec les chefs Trârza. Ce  point peut être illustré par une dispute impliquant des membres des ahl al-gibla les  Awlâd Banyug et les Awlâd Bu‘ali. En 1863, les Awlâd Bu‘ali et une partie des Awlâd Banyug demandèrent formellement la permission d’immigrer sur la rive gauche. Ils réitèrent la demande l’année suivante avec le soutien de Samba Dien, le chef du Canton du Mbilor, nommé par les Français. Samba Dien, assura le Commandant de Dagana, Martin, que le retour des ahl al-gibla ne posait pas de problème de sécurité était bien accueilli par le chef du village du Waalo.

A la fin de septembre 1864, les deux groupes des ahl al-gibla traversèrent le Fleuve près de Mbagam, accompagnés des quelques-uns de leurs hrâtîn [personnes de statut servile] et par Khayrhum wuld Saddum, un vieux tarjimân [traducteur] de Muhammad Lhabib. En appuyant la demande des ahl al-gibla, Samba Dien avait insisté sur les bénéfices économiques de leur présence dans le Waalo. À présent, les chefs eux-mêmes mettaient l’accent sur la nature politique de leur demande dans leurs communications avec les Français. Au cours du printemps 1864, Martin reçut une visite de ‘Amar A‘li Fall, chef des Awlâd Bu‘ali, et de Ahmad wuld al-Bu, chef des Awlâd Banyug. Ils demandèrent la permission d’immigrer au Waalo français en déclarant, comme Martin le rapporta, « qu’ils ne pouvaient plus vivre sous la dépendance du Roi des Trarza.( 2)» Les deux groupes avaient une histoire capricieuse avec Sidi Mbayrika. Leur demande arriva quelque mois après la visite peu amicale de l’amîr des al-Trârza, qui les avait forcé à jurer fidélité et à participer aux campagnes de razzias qu’il souhaitait engager contre les Idaw‘ish du Tagant (3).

Les bénéfices économiques et politiques des alliances entre les Français et les guerriers Trârza

À l’instar des ahl al-gibla eux-mêmes, les autorités françaises voyaient à la fois des avantages politiques et économiques à accueillir des guerriers Trârza amis. Plusieurs années s’étaient écoulées après la guerre de conquête et l’administration coloniale se sentait plus confiante en leur contrôle de la région du Waalo. A mesure qu’elle devenait moins préoccupée par de menaces réelles ou imaginaires sur leur propre sécurité, les Français se sentaient libres de considérer la pauvreté engendrée par la nouvelle frontière sur les économies et les sociétés locales. Leurs propres alliés dans le Waalo furent prompts à signaler les bénéfices économiques qui pouvaient être réalisés en accueillant les ahl al-gibla. Samba Dien avait promis que les chefs de village du Waalo accueilleraient bien volontiers les revenus que les immigrants apporteraient, fournissant également des opportunités pour le commerce et pour le développement de l’impôt et des taxes sur le grain. De tels arguments avaient du poids au milieu des années 1860. Plus d’une décennie de guerre, de famine et de migration de masse avait considérablement appauvri les communautés villageoises tout au long de la vallée — cette période culmine, en 1865, avec la pire famine connue depuis le milieu du XVIIIe siècle [voir Searing, supra]. Il y avait également d’importants bénéfices politiques.

En 1864, les autorités françaises en étaient venues à penser que les groupes amis des ahl al-gibla pouvaient constituer une clé stratégique pour peu qu’ils soient maintenus sous une surveillance étroite. D’un côté, en effet, ils constituaient une source inégalée sur les événements au Trârza. D’un autre côté, la présence de groupes dociles Trârza au Waalo permettait d’offrir un moyen de contrebalancer l’influence de guerriers Trârza plus récalcitrants comme les Ahl Mhammad Shayn ou les Ahl al-Tunsi, qui restaient hostiles à leur perte de tributaires et de dépendants. Enfin, les politiciens Français vinrent dans la présence des ahl al-gibla au Sud du Fleuve, une source de déconfiture pour l’amîr du Trârza lui même, mais aussi un moyen de pression sur celui-ci.

A suivre… /

Mariella villasante

 

Raymond M. Taylor : Saint Xavier University, Chicago Traduit de l’Anglais (Etats-Unis d’Amérique) par Christophe de Beauvais  .  Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 439-456.

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2 ANS 13G102: 28, Cdt. de Dagana au Gouverneur, le 2 Juin 1864.

3 ANS 13G102: 24, Jauréguiberry au Gouverneur, le 4 Mai 1864.

 

 

Source : Adrar-info.net

 

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