TCHAD : Les secrets de la « plaine des morts »

La cour spéciale chargée de juger l'ancien président Hissène Habré, accusé de crimes contres l'humanité, enquête au Tchad. L'occasion pour un groupe de journalistes de retourner dans la "plaine des morts", où des victimes du dictateur seraient enterrées.

 

La "plaine des morts" ? Son nom renvoie à la terreur, aux fosses communes où seraient enterrées des dizaines de victimes de crimes commis entre 1982 et 1990 [sous le régime d'Hissène Habré]. Ce site à la réputation macabre est niché au cœur d'Hamral Goz, un quartier situé à quelque 5 kilomètres environ de Ndjamena sur la route qui mène à Abéché [Est].

A l'ouest de la base militaire, la poudrière, lieu où le Tchad stocke son armada militaire, du côté gauche de la route, s'étend la célèbre "plaine des morts", devenue un quartier. De nouvelles constructions sortent de terre. Des populations s'y sont même installées. Elles vaquent à leurs occupations.

"C'est ici que j'ai enterré mon premier cadavre". Le maître des lieux, Clément Abaifouta [ancien détenu, à la tête d'un association de victimes], l'homme qu'on surnomme "le fossoyeur", commence son speech. "Vous voyez cet arbre juste en face de vous, c'est mon arbre fétiche. C'est ici que j’ai enterré mon premier cadavre. C’était un hom­me”, souligne-t-il la voix emplie d’émotion, sous le regard curieux d’un groupe de petits enfants venus écouter ses propos.

Il pointe son doigt sur le sable pour montrer avec exactitude la tombe. Aucun signe particulier. Pas même une pierre qui indiquerait qu’ici repose un mort. Rien dans cet endroit ne montre qu’il y a un cadavre enseveli.

Une fosse commune sous un tas d'ordures

A quelques pâtés de ce fameux arbre se trouve une maison. Les gens qui y vivent ne semblent pas se préoccuper de ce mort enfoui à côté de leur domicile. En face de l’arbre fétiche de Clément, un tas d’ordures. Et, d’après les explications du fossoyeur, un autre cadavre serait enseveli dans cet endroit devenu un dépôt d’ordures. Clément, qui revoit le film de ses années noires, remonte le temps et décrit les détails d’une journée "horrible". "Je revois dans ma tête Moussa Adoum Seïd, dit Abba Moussa, qui dirigeait l’opération, et le dispositif sécuritaire mis en place pour encadrer l’enterrement. Et tout cela me donne de l’émotion”, raconte-t-il. Clément Abaifouta dit avoir lié avec cet arbre une amitié. Selon lui, cet arbre est entré dans sa vie et il lui arrive de venir dans cet endroit comme pour se ressourcer. ”Les souvenirs me galvanisent dans ma lutte”, estime-t-il.

Passé cette étape, qui constitue l’entrée de la "plaine des morts”, le groupe constitué de journalistes tchadiens, sénégalais et des victimes avance pour rattraper les deux grandes supposées fosses communes. Ici, les maisons en construction campent le décor. L’endroit est devenu un quartier en pleine expansion. La transformation du site joue des tours à la mémoire de Clément Abaifouta, qui commence à avoir de la peine à se retrouver. Il invite les journalistes à descendre des véhicules mais s’aperçoit vite que ce n’est pas le bon endroit. Il hésite encore, regarde par-derrière avant de revenir sur ses pas. ”Ça doit être quelque part là devant cette maison en construction”, indique-t-il.

Clément Abaifouta a presque perdu ses repères. Selon ses explications, ce site n’abritait aucun bâtiment quand il venait enterrer des morts. ”C’était une plaine à perte de vue”, témoigne-t-il. Très en colère, il rejette la faute sur l’administration domaniale, qui, selon lui, a autorisé des gens à construire sur cette plaine.

Pour lui, c’est clair, il y a une volonté manifeste de dissimuler des preuves. ”Même les arbres qui me servaient de repères sont en train d’être coupés. C’est de la responsabilité du gouvernement de protéger cet endroit”, peste Clément, très remonté. Pourtant, rappelle le guide, le gouvernement, lors d’une visite sur le site, en l’occurrence le ministre du Domaine d'alors, Jean-Bernard Padaré, avait donné des instructions aux services domaniaux pour faire arrêter tous les travaux sur le site. Apparemment, l’ordre n’a pas été exécuté.

Mémoires brouillées

C’est sur ces entrefaites qu’un homme âgé s’approche du groupe. Il s’appelle Issa Ibrahim Muhamat. Interpellé sur l’existence de supposées fosses communes dans les alentours, le vieillard répond : ”Je ne sais pas s’il y a eu des charniers pendant la période 1982-90 parce que j’étais en exil, mais du temps du premier président du Tchad, en 1958, il y avait déjà un cimetière dans ces parages, qui s’appelait Ndja­mena Kabour, cimetière de Ndjamena en langue locale. Une version vite battue en brèche par Clément Abaifouta. ”Je démens formellement cette thèse”, crie presque Clément.

Un autre passant, la trentaine épaisse, donne sa version.

”J’ha­bite dans ce quartier depuis trois ans et je n’ai jamais entendu dire qu’on amenait des gens ici pour les enterrer durant la période 1982-90. Je n’ai jamais non plus entendu les personnes qui construisent des maisons sur ce site dire qu’elles ont trouvé des ossements”, témoigne-t-il.

Mais le rapport de la commission d’enquête, dirigée par Mahamat Hassan Abakar, fait savoir que des investigations ont pu révéler l’existence de plusieurs charniers à Hamral Goz, qui se situent dans un cimetière civil. S’agit-il de celui dont parle le vieil Issa Ibrahim Muha­mat ? En tout cas, cette commission, grâce aux deux exhumations sur ce site, dont une le 15 juillet 1991, a pu découvrir plusieurs corps enveloppés dans des sacs en plastique.

Dans le passé, le 16 janvier 1992, il a été retrouvé également des ossements humains, dont trente crânes, dans deux fosses communes juxtaposées, selon toujours le rapport de cette commission, mise en place juste après la chute du président tchadien. La commission rogatoire internationale chargée d’enquêter sur ces crimes s’est déjà rendue sur ce site. Elle s’était rendue au centre de Ndjamena pour visiter d’autres sites supposés abriter des charniers. Des visites qui ont pour objectif de révéler la vérité, selon les membres de cette commission.

 

Ngoudji Dieng

 

Source : Le Quotidien (Sénégal) via Courrier international

 

 

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