La nouvelle carte du djihad au Sahel

Depuis l'attaque d'In Amenas, les groupes islamistes radicaux, éparpillés, renforcent leurs liens avec Al-Qaida.

 

 

Cette fois, pas de victimes. Le 20 janvier, à quelques encablures de la frontière libyenne, un groupe armé attaque la base de vie de l'entreprise Enageo, filiale de prospection en hydrocarbures du géant algérien Sonatrach. Les assaillants s'emparent de 4×4, d'équipements, et détalent. Un an presque jour pour jour après la prise d'otages sanglante du 16 janvier 2013 sur le site gazier de Tigantourine, près d'In Amenas, dans le Grand Sud algérien – où 39 expatriés de toutes nationalités ont péri –, cette portion de désert reste la zone de tous les dangers. " In Amenas peut se reproduire, les groupes terroristes en sont toujours capables ", avancent plusieurs hauts responsables sécuritaires français.

Ces vastes territoires, aux confins du Mali, de l'Algérie et de la Libye, véritable triangle des Bermudes du djihad et des trafics au Sahel, concentrent plus que jamais l'attention des services de renseignement occidentaux. " Les groupes armés djihadistes ont le sentiment qu'ils ne pourront recréer une situation de type califat comme au nord du Mali, et ils sont passés au mode d'action terroriste spectaculaire. Il est tout à fait probable qu'ils aient pour objectif de faire un nouvel “In Amenas” ", va même jusqu'à dire une source militaire.

Pourtant, cet attentat spectaculaire revendiqué par Mokhtar Belmokhtar, figure issue d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), a mobilisé tous les services de l'antiterrorisme, algériens d'abord, mais aussi français, américains, britanniques ou canadiens. " Cela a montré qu'il n'y avait plus d'endroit sanctuarisé ", résume un responsable français du renseignement.

Sur les trente-deux assaillants du commando multinational d'In Amenas, trois ont échappé à la mort. L'un est entre les mains des autorités algériennes. Selon nos informations, les deux autres, qui s'étaient échappés, ont été capturés peu après par les forces françaises de l'opération " Serval " au nord du Mali, dans le Timétrine, où ils s'étaient réfugiés, avant d'être remis aux autorités de Bamako. Depuis un an, Serval mène régulièrement des opérations pour tenter d'empêcher les groupes djihadistes de se réimplanter durablement. " Ils ne sont pas anéantis. Ils attendent que les forces françaises se désengagent et laissent la place à des gouvernements locaux faibles et accommodants ", estime la même source du renseignement.

La dernière opération en date, dans la nuit du 4 au 5 mars, dans la vallée d'Amettetaï, au cœur des Ifoghas, a tué une dizaine de combattants, équipés de lance-roquettes. Même scénario le 22 janvier au nord de Tombouctou, où onze djihadistes, dont trois chefs, ont péri. Mi-décembre 2013, dans le Timétrine, le bilan était de 19 morts.

Un des principaux chefs d'AQMI, Abou Zeid, lui, avait été tué en février 2013 lors de l'offensive de Serval dans l'Amettetaï, alors véritable sanctuaire d'AQMI, puis sa mort confirmée en mars 2013 par Paris, sur la base d'analyses d'un ADN fourni par Alger. AQMI lui a aussitôt désigné un successeur à la tête de la katiba : Abdelwaheb Al-Harrachi. L'armée française a ainsi abattu près d'un millier de combattants depuis janvier 2013.

Mais Mokhtar Belmokhtar court toujours. Le commanditaire de l'opération d'In Amenas est aujourd'hui la cible numéro un. Son groupe, Al-Mourabitoune, constitué avec des Maliens du Mujao (Mouvement pour l'unicité et le djihad en Afrique de l'Ouest, un des derniers nés au Sahel), " a l'ambition de taper sur des objectifs dans toute la région ", assure-t-on à Paris. Traqué, " le Borgne " a été repéré à plusieurs reprises, dans le nord du Mali comme en Libye.

D'autres " émirs " ont gardé leur influence. Chassé de son fief de l'Adrar des Ifoghas par l'offensive française, le chef touareg d'Ansar Eddine, Iyad Ag Ghali, avait été marginalisé par ses interlocuteurs algériens après In Amenas. Or, assure une source de la défense, " Alger l'a remis dans le jeu récemment ". L'homme sert de nouveau d'intermédiaire dans les négociations avec les Touaregs maliens et circule aisément dans toute la région, où il dispose de nombreux lieux de résidence. Il aurait même été vu à Alger. Ce retournement complique la coopération régionale sur le terrain de la lutte antiterroriste, dépassée par l'éparpillement et la mobilité des groupes armés, qui détiennent encore 8 otages (5 Européens et 3 Algériens).

" Au Mali, les chefs de ces groupes sont revenus chez eux, dans l'Adrar. Sous la pression, ils se sont adaptés, vivent au milieu de leur famille, ne téléphonent pas ou peu, et circulent beaucoup. Les groupes passent du Mali au Niger, au sud de la Libye ", explique un responsable militaire. Une situation qui a contraint Paris à redéployer ses forces, 3 000 hommes pour cette mission, dans le Sahel. " Après 2013, on est passé du cœur du territoire des Ifoghas à l'ensemble de la région. " L'attaque d'In Amenas, site sécurisé, a mis en évidence le défi que représente la surveillance des frontières dans ces zones immenses. Le convoi des terroristes était venu de Libye, à une quarantaine de kilomètres, sans avoir été repéré.

Désormais, les regards se braquent vers le sud de la Libye, " pôle d'instabilité majeur " selon la défense. " Nous ne voulons pas que ce trou noir devienne un centre de gravité ", a déclaré le chef d'état-major français des armées, l'amiral Edouard Guillaud. Dans cette zone qui échappe à l'autorité de Tripoli, sous une ligne qui va d'ouest en est, d'Oubari à Koufra en passant par Sebha, les combattants armés viennent se reposer et se ravitailler en armes. Pour l'heure, ils n'y ont établi ni camp d'entraînement ni base permanente : " C'est une zone de transit, car même si le pouvoir central libyen ne la contrôle pas, des sous-groupes le font, comme les Toubous, ou la tribu Ouled Slimane ", précise un expert sur le terrain.

Autre élément d'inquiétude, AQMI tisse des liens logistiques avec d'autres groupes islamistes radicaux nés après les révolutions arabes de 2011, comme ceux d'Ansar Al-Charia, implantés à l'est de la Libye, à Benghazi ou Derna. Ici, dans le Djebel-Akhdar ("la montagne verte "), des camps d'entraînement ont bien été installés. Entre nord et sud, le point de jonction de ces mouvements se situe dans une oasis au nord de Koufra. Les combattants tunisiens d'Ansar Al-Charia se sont eux aussi rapprochés de leurs homologues libyens, en s'installant à Sabratha, à 60 km à l'ouest de Tripoli. " Ce sont des groupes distincts, mais qui se rapprochent les uns des autres ", résume un expert.

Face à eux, un nouvel ordre de bataille s'est mis en place après In Amenas. De l'avis général, il ne jugule pas le problème. L'opération Serval au Mali est passée, officiellement pour " une durée indéterminée ", dans une dimension de contre-terrorisme, avec des opérations régulières destinées à gêner la logistique des groupes. " On ne va pas passer tout le monde au lance-flammes. Nous n'avons jamais voulu, littéralement, éradiquer, mais empêcher le terrorisme internationaliste de reprendre un pays comme sanctuaire ", a expliqué l'amiral Guillaud.

Pour cela, Paris tente de coordonner plus étroitement ses opérations avec Washington pour qui, depuis l'attentat contre le consulat américain de Benghazi le 11 septembre 2012 (quatre morts dont l'ambassadeur), puis celui de Tigantourine (trois morts américains) la lutte contre AQMI est devenue une priorité. Une nouvelle division du travail s'est instaurée. Géographique – le nord de la Libye aux Etats-Unis, le sud aux Français – et opérationnelle – les énormes moyens techniques de collecte d'images aux premiers, la connaissance du terrain pour le renseignement humain aux seconds.

" Notre degré de coopération opérationnelle est sans précédent ", se félicite un haut responsable. " Face à Al-Qaida, nous sommes en relation quasi horaire avec nos interlocuteurs américains, le commandement pour l'Afrique – Africom – et celui des opérations spéciales – Socom – ", précise l'amiral Guillaud. A Ouagadougou, les deux pays ont placé un état-major et un détachement de forces spéciales. A Niamey, ils ont installé des détachements de drones d'observation Reaper. Les réunions sont quotidiennes entre les services : CIA, Agence de sécurité nationale américaine, Direction générale de la sécurité extérieure et Direction du renseignement militaire.

Paris n'a en revanche pas réussi à intéresser autant que souhaité les Européens au Sud libyen, où une intervention militaire est exclue. Mieux vaut compter sur les pays voisins, même avec des moyens réduits. Ainsi, l'assistance directe aux forces mauritaniennes, nigériennes, libyennes ou tunisiennes a été renforcée. Mais pour une action régionale efficace, il manque toujours le grand acteur qu'est l'Algérie. Début 2013, le pays a bien fermé sa frontière avec le Mali, et appuyé Serval dans l'Adrar en lui fournissant de l'essence, des signes jugés très positifs par Paris.

In Amenas n'a finalement pas fait bouger la ligne traditionnelle d'Alger, qui n'accepte aucun regard étranger sur sa gestion du terrorisme. Un nouveau front changera-t-il la donne ? L'installation de djihadistes liés à AQMI dans le mont Chaambi en Tunisie nourrit depuis un an une coopération bilatérale exceptionnelle.

 

Nathalie Guibert et Isabelle Mandraud

 

Source : Le Monde

 

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