Adonis :  » Nous, Arabes, n’avons pas rompu avec la tradition autoritaire « 

Le grand poète d'origine syrienne s'exprime rarement dans les médias occidentaux. Alors qu'il publie un recueil d'articles parus récemment dans la presse moyen-orientale, " Le Monde des livres " l'a rencontré.

 

 

Célébré comme l'un des plus grands poètes arabes contemporains, Adonis, né en Syrie, est installé en France depuis presque trente ans. Issu d'une famille chiite, ce laïque convaincu, qui a traduit Baudelaire et Yves Bonnefoy, publie, une fois n'est pas coutume, un recueil d'articles politiques : Printemps arabes. Religion et révolution. Dans l'entretien qu'il a accordé au " Monde des livres ", il commente les derniers épisodes d'une actualité arabe très riche et contrastée.

La Tunisie vient d'adopter une nouvelle Constitution : elle proclame la liberté de conscience et de croyance, et se donne pour objectif la parité entre hommes et femmes. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
 

Dans ce qu'on appelle les " révolutions arabes ", il manque l'essentiel : la rupture avec l'islam institutionnalisé. La Tunisie vient de franchir un pas très important. Mais je trouve dommage que demeure, dans le texte de la nouvelle Constitution, ce compromis qui fait de l'islam la religion " du pays ". Cela crée une ambiguïté. Comparé à ce qu'il se passe ailleurs, la Tunisie a fait un pas, je le répète. Il faut attendre pour juger. Tant que la rupture ne sera pas établie entre la religion et l'Etat, il n'y aura pas de société arabe libre.

Entre l'islam, le christianisme et le judaïsme, il existe des différences de degré, pas de nature : les religions monothéistes ont une même vision de l'être humain, du temps? C'est violent, c'est un monde clos. Chacune a pour principe que, pour aller vers l'avenir, il faut retourner au passé ? ce qui est contraire à la vie.

Sauf que les chrétiens et les juifs ont fait leur révolution intérieure. Nous, les musulmans, non seulement on ne l'a pas faite, mais il nous est interdit de songer à la faire ! C'est pourquoi j'insiste sur la nécessaire séparation entre la religion et l'Etat. Sans cela, l'individu libre ne naîtra pas.

Contrairement à la Tunisie, où le principe du débat politique, menacé par la violence armée, a su garder la prééminence, l'Egypte semble s'enfoncer dans le chaos et la régression.
 

Je regrette qu'il y ait toute cette violence ? et il y en aura encore : c'est un engrenage. Mais, à mes yeux, le plus important en Egypte est qu'un fort courant populaire et antireligieux ait pu s'exprimer publiquement, massivement. Pour la première fois dans l'histoire de ce pays, la rue a exigé la séparation de la religion et de l'Etat. J'aurais préféré que l'armée ne s'en mêle pas, bien sûr? Mais il faut essayer de retenir les points lumineux : le fait qu'il y ait eu des manifestations contre l'obscurantisme en est un. C'est un pas historique.

Parler de démocratie, sans contester ce qui est foncièrement antidémocratique, c'est du bla-bla ! Dans les sociétés arabes, le grand problème est la culture ? pas la politique : l'idée même de démocratie demeure étrangère à notre patrimoine culturel. C'est ce que j'avais essayé d'expliquer, en avril 2011, dans mon discours en hommage à Mohamed Bouazizi – dont le suicide a déclenché une vague de colère sans précédent en Tunisie, jusqu'au renversement du président Ben Ali, le 14 janvier 2011 – : depuis les indépendances, le changement dans les pays arabes est resté politique, superficiel et formel. Nous n'avons pas rompu avec la tradition autoritaire. Celui qui croit en la polygamie, qui voit l'autre, le non-musulman, avec un regard d'exclusion, de rejet, peut-il être un révolutionnaire luttant pour la démocratie, pour la culture démocratique ? Trois ans après le début des " printemps arabes ", la question reste entière.

Dans votre livre, vous vous faites le chantre de la lutte contre l'obscurantisme, mais vous-même, en 1979, au lendemain du renversement du chah d'Iran et de la prise du pouvoir par les ayatollahs, n'avez-vous pas salué " une révolution et des tyrans déchus " et promis de " chanter à Qom le feu du vent soufflant " ?
 

N'importe quel régime vaut mieux que celui d'un empereur : le chah d'Iran, j'étais contre. Ce qui m'a frappé, en 1979, c'est de voir tout un peuple se lever ? sans violence. Comme un poème vivant. C'était extraordinaire. Dans ce sens, j'ai dit oui à cette révolution. Mais dans ce sens seulement : à la même époque, j'ai écrit des articles pour dénoncer l'idée d'un Etat fondé sur la religion. Ceux qui me critiquent l'oublient sciemment.

Parmi les articles de presse reproduits dans " Printemps arabes " figure la " Lettre ouverte " que vous avez adressée, en juin 2011, au chef de l'Etat syrien, Bachar Al-Assad, président " élu ", dites-vous, afin de l'inviter à " ouvrir un dialogue ". Aujourd'hui, vous êtes favorable à sa démission ? mais vous n'avez jamais dénoncé, précisément, les violences de l'armée syrienne, qu'il s'agisse des bombardements, de la torture (y compris des enfants) ou de l'emploi des armes chimiques? Ce silence n'est-il pas ambigu ?
 

S'il y a ambiguïté, elle n'est pas de mon fait. Mon aversion pour la violence ? a fortiori la torture ? est connue, tout comme ma dénonciation du parti unique. J'ai beaucoup écrit sur le côté dictatorial du régime syrien et du parti Baas. Je ne défends pas ce système, sinon je ne serais pas là, à Paris ! J'ai écrit que Bachar Al-Assad a été élu, parce que c'est vrai : il a été désigné par le Parlement syrien, il a été imposé de cette façon. Au moment où j'ai rédigé cette " Lettre ouverte ", lui seul pouvait encore éviter l'enchaînement de la violence, la destruction du pays. Mon conseil n'a pas été écouté.

Quant aux armes chimiques? Evidemment que je suis contre. Cela va de soi. Si je n'ai rien écrit à ce sujet, c'est pour une raison simple : jusqu'à aujourd'hui, on n'a pas établi avec certitude qui les a utilisées – Le Monde a conclu, après enquête, à la responsabilité du régime, en concordance avec d'autres sources fiables – . Devant quelle instance légitime a-t-on présenté un rapport précis, objectif, qui donne les preuves de la responsabilité des uns ou des autres ? Qui, de l'armée syrienne ou des rebelles ? ou prétendus rebelles ? a commencé à s'en servir ? Les deux sont capables de commettre ce genre d'horreurs.

Mais peut-on mettre sur le même plan la violence de l'Etat ? en l'occurrence celle de la dictature dynastique des Assad ? et celle des opposants ?
 

La violence est la même, d'où qu'elle vienne. L'opposition syrienne, basée à l'extérieur du pays et soutenue par des forces étrangères ? comme les Etats-Unis, l'Arabie saoudite, le Qatar et même la France ? tient un discours fondé sur la violence. On en oublie l'opposition syrienne intérieure, ceux qui, à Damas, dénoncent la violence et l'ingérence étrangère. Ceux-là, je les soutiens. Ce sont de vrais démocrates.

Personnellement, je considère les actes de violence comme quelque chose d'antihumain. Je suis du côté de Gandhi, pas des guérilleros armés.

Il y a quelques semaines, un intégriste algérien a appelé à brûler vos livres. Comment avez-vous réagi ?
 

(Rire.) S'il tient à défendre le Coran et l'islam, qu'il commence par apprendre la langue arabe ! Une pétition a circulé, à l'initiative d'intellectuels algériens, pour dénoncer ces agissements. Malheureusement, beaucoup d'Arabes ignorent leur langue. C'est un autre problème, plus grave, évidemment, que les gesticulations d'un petit salafiste. Dans un quart de siècle, la plupart des jeunes parleront l'anglais mieux que l'arabe. Que faire ? La langue est un être vivant : on ne peut la forcer à rien, ni à durer ni à mourir.

Parmi les pays qui vous sont chers, le Liban figure en bonne place?
 

Le Liban est le signe de la liberté arabe, de sa possibilité. C'est un pays ouvert, où existe le sens de l'humain et de la créativité. Il n'est pas enchaîné au passé, ni enfermé dans ses frontières. Mieux qu'un pays, le Liban est un projet. Il est une brèche, une lumière. Comme la Tunisie, qui nous donne l'exemple et l'espoir.

 

Catherine Simon

 

Printemps arabes. Religion et révolution,

d'Adonis,

traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, La Différence, " Politique ", 160 p., 16 €.

 

Source : Le Monde (Supplément " Le Monde des livres"

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

 

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