Petit extrait : première thèse de doctorat sur les arts plastiques en Mauritanie par Francesca Nucci.

Le 29 janvier 2014 sera présenté à la prestigieuse université de Barcelone, le résultat de 5 années de recherches dont 4 sur le terrain. Au bénéfice de plusieurs années passées avec les artistes, j’ai eu l’honneur de connaître la charmante chercheuse, le privilège de voir naître son travail et de l’avoir suivi jour après jour pendant 5 ans de la page blanche aux corrections jusqu’à écrire à Bertrand Fessard de Foucault pour avoir un mail précieux. Contacté ensuite par l’intéressée, notre savant, Abdel Wodoud Ould Cheikh, accepta avec plaisir d’être du jury. 
 

Cette thèse en fera bondir plus, d’un notamment nos amis de l’Institut Français ainsi que les occidentaux en général présumés « faiseurs d’artistes » mais au moins le débat sera lancé à propos de ce qui peut correspondre de nos jours aux arts premiers 2.0. Cet extrait est une goutte de la conclusion d’un pavé académique de 500 pages, il faut le prendre pour ce qu’il représente, juste un peu de poil à gratter pour en chatouiller quelques-uns le temps de voir publié le travail magistral peut-être grâce à la coopération espagnole.

Ce n’est pas une traduction car l’introduction et la conclusion de la thèse sont en français et le cœur de la réflexion en espagnol comme ça se fait. Tous les noms ont été changés et figurent en l’état dans la thèse. 

«…Les artistes plasticiens contemporains en Mauritanie souffrent, pourtant, des conséquences d’un manque, ou d’une faiblesse, d’appréciation, de valorisation et d’aide de la part de la société et des autorités compétentes locales. La principale de ces conséquences est la presque totale dépendance, économique et professionnelle, des artistes par rapport aux étrangers, en particulier les institutions et les expatriés occidentaux qui continuent à occuper les espaces et à jouer les rôles laissés vides par la société et les autorités mauritaniennes. Les Occidentaux, de fait, ne sont pas seulement les principaux clients des artistes contemporains mais aussi ceux qui leur permettent de réaliser leurs projets, qui leur donnent des possibilités de formation et de sortir de la Mauritanie.

La question est que, qu’il s’agisse d’institutions ou d’acteurs privés, le soutien étranger suit des intérêts, des politiques, des critères, des idées, etc., de là que seuls les artistes qui présentent certaines caractéristiques et répondent positivement aux impositions de leurs interlocuteurs étrangers, peuvent espérer voir réalisés leurs ambitions et projets. Et c’est à travers ces relations entre certains artistes locaux et différentes présences étrangères, qui insistent à mettre en évidence les éléments « authentiquement » africains et locaux de la vie et de l’œuvre des artistes « sélectionnés », que se forment les « identités artistiques » cherchées par le marché de l’art contemporain.

Dans les derniers deux chapitres, on a analysé, par exemple, le cas de l’artiste Saleck et de la « co-construction » de son image de « poète des traces » du désert en « collaboration » avec le photographe français Pierre Duroc; mais aussi l’insistance sur la figure de « vieux sage et mystique africain » d’Adama, développée à partir d’un atelier de formation organisé par la coopération française. Cependant, à mon avis, la figure artistique plus emblématique par rapport à cette question est celle d’Alpha. Ce jeune artiste, de fait, reçoit constamment des stimulations créatives différentes de la part de ses plusieurs interlocuteurs étrangers, en insistant toutes sur son identité d’« artiste africain peul », originaire d’un village à côté du fleuve Sénégal.

On peut affirmer que le processus de « co-construction » de cette figure a été commencé par le même Pierre Duroc, qui définit Alpha comme « le plus africain des artistes mauritaniens », ou comme « un peul en liberté », en mettant en évidence son enfance passée au bord du fleuve avec les animaux, parmi la nature. L’artiste/galeriste Sophie et l’actuel Directeur adjoint de l’IFM, Mr Dupuis, ont repris le travail commencé par Duroc, en invitant le jeune artiste à chercher l’inspiration dans son passé, dans sa relation avec les animaux, « ses voisins », parce que c’est comme ça que dans ses œuvres on peut voir d’où il vient. Ce qui est curieux, en même temps, est qu’on lui demande aussi d’avancer, de devenir un « vrai artiste moderne », de se « désafricaniser », de s’adapter aux critères du monde de l’art international, etc.
            
L’imposition de critères et d’idées de la part des Occidentaux, de fait, ne s’arrête pas là, ils ne veulent pas seulement établir comment doit être l’ « artiste africain », mais aussi qui est « artiste » et qui ne l’est pas et comment un « artiste » doit se comporter, si une œuvre est de l’« art » ou de l’« artisanat » ; ils distribuent constamment des directives, en incitant certains des artistes locaux à continuer avec l’art et en poussant d’autres à se dédier à autre chose sous prétexte qu’ils n’auraient pas de talent. De fait, ça a été une autre constante de l’attitude des Occidentaux vis-à-vis d’une incapacité supposée des Africains à apprécier, valoriser, juger, conserver leurs propres productions artistiques. Sur la base de ces idées, l’Occident a justifié la nécessité de ses interventions pour accomplir lesdites tâches. Ils se sont auto-légitimés à imposer leurs concepts d’« art » et d’« artiste » comme s’il s’agissait de valeurs universellement exportables, la plupart du temps sans avoir aucune considération ou connaissance des réalités socioculturelles locales.

Dans le « monde » de l’art en Mauritanie, comme ailleurs, les Occidentaux se comportent comme des « parrains inspirés » (Amselle, 2005), ou « talents’ scouts », c'est-à-dire, chercheurs et découvreurs de talents innés, mais qui répondent à des critères préétablis. Ils sont aussi des « officiers de frontière » (Oguibe, 1999), vu qu’en général, l’accès au monde de l’art international passe à travers eux qui décident qui mérite ledit accès. De fait, même si Internet commence à représenter une option alternative de diffusion, la maîtrise de l’outil n’est pas encore assez efficace.    

Cependant, il faut bien comprendre que, même si dans une position désavantageuse et avec un pouvoir de négociation très limité, les artistes ne sont pas des victimes passives de ces processus, sinon qu’ils font « di necessità virtù » , en adoptant des stratégies créatives ou, pour utiliser une expression de Pedro Pablo Gómez et Walter Mignolo (2012), des « esthétiques décoloniales ». Dit d’une autre manière, quelles sont les options et les « armes » que les artistes en Mauritanie, et en Afrique en général, ont à leur disposition pour gérer cette situation de domination et dépendance par rapport aux différentes présences étrangères et atteindre leurs objectifs ? Je crois qu’ils ont principalement deux choix.

Le premier consisterait à renoncer à l’accès direct au monde de l’art international à travers ces « douaniers blancs », en se concentrant sur la satisfaction du marché local. Dans l’analyse ethnographique, on a pris l’exemple d’Alem. Pionnier des arts plastiques en Mauritanie, maître reconnu de beaucoup d’autres artistes, plusieurs fois président de l’Union des Artistes Peintres de Mauritanie (UAPM), Alem a investi, depuis longtemps, ses énergies pour s’affirmer et travailler surtout au niveau local. Sa stratégie a consisté, en particulier, à traiter des sujets relatifs à la mémoire historique et culturelle de son pays. Aujourd’hui il est tellement connu et apprécié,  qu’il reçoit constamment des commandes de la part des autorités ou des privés mauritaniens. Il arrive comme ça à maintenir une certaine indépendance par rapport aux étrangers. Cependant, ça ne veut pas dire que le fait de n’avoir jamais été en Europe ne lui génère pas une certaine frustration.    

La deuxième option consiste à profiter des « images » qu’on veut leur imposer, en donnant aux Occidentaux toute l’« africanité » qu’ils cherchent et en faisant de ces « images » des sources d’inspiration et des « armes » de résistance/défense. De fait, d’un certain côté, c’est vrai que les artistes se sont adaptés et appropriés des rôles et des figures que leurs interlocuteurs leur ont attribués. On a vu, par exemple, que certains artistes utilisent les discours élaborés par des Occidentaux à propos de leur biographie et leurs travaux comme textes de présentation dans leurs blogs, mais aussi que, désormais, certains artistes se présentent tout seuls comme dépourvus de formation et nécessitant un apprentissage délivré par des « maîtres » occidentaux.

De l’autre côté, c’est aussi vrai qu’ils contribuent à la construction de ces « mi-fictions identitaires » pour atteindre des objectifs bien précis, comme une exposition dans un espace convoité, le financement d’un projet ou une résidence d’artiste à l’étranger. Autrement dit, les artistes utilisent lesdites « images » comme moyens vers la réussite professionnelle. Dès l’instant qu’ils comprennent lesquels sont les éléments qui suscitent l’attention et l’intérêt, ils en font leurs principales sources d’inspiration et ils jouent avec. On peut rappeler ici le cas d’Adama qui n’hésite jamais à raconter les histoires mystiques ou mythologiques qui accompagnent ses tableaux, mais aussi celui d’Alpha qui a exploité au maximum ses travaux sur les animaux et qui, actuellement, a la possibilité de réaliser régulièrement des prestigieuses résidences d’artiste en France.

À ce propos, on peut repenser aux théories sur les « mimétismes» élaborés par Paul Stoller (1995) et James Ferguson (2006) à partir des idées de Michael Taussig (1993), mais aussi aux deux projets d’exposition présentés dans le troisième chapitre : « Authentic/Ex-Centric » et « A Fiction of Authenticity: Contemporary Africa Abroad ». Ce qu’on prétend affirmer ici est que l’adhésion à un modèle ou l’adoption d’une image n’est pas toujours un « mimétisme » automatique et inconscient, sinon qu’ils peuvent constituer une manière consciente de les combattre en jouant, mais aussi en se moquant (Pensa, 2011), avec ceux qui les imposent.

Celui-ci était aussi un des objectifs de l’exposition itinérante « Africa Remix. L’art contemporain d’un continent ». Dans l’introduction au catalogue en français, Marie-Laure Bernadac (2005) explique qu’au Centre Georges Pompidou, ils avaient placé l’œuvre de Mounir Fatmi, Obstacles (2003), à l’entrée, précisément comme symbole des barrières à franchir avant d’aborder l’« art africain contemporain » : l’identité, l’exotisme, le primitivisme, l’authenticité, etc. (2005 : 11). Cependant, le ton toujours paternaliste des textes qui suivent de Simon Njami (2005), David Elliot (2005) et Jean-Hubert Martin (2005), on a l’impression de retomber toujours dans les mêmes clichés qu’on prétend dépasser, comme dans un « cercle vicieux », on répète les mêmes arguments à plusieurs reprises. En voulant donner une « voix » aux artistes africains, cette « voix » n’échappe jamais à quelque sorte de discours canalisateur qui, pour éviter certaines classifications géographiques ou spatiales, en crée d’autres.

En revenant aux artistes en Mauritanie, aux deux options mentionnées, on peut aujourd’hui ajouter peut-être une autre, c’est-à-dire, celle de travailler en collaboration avec les autres pays du Maghreb, surtout le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. On a vu, de fait, que ces pays offrent toujours plus d’occasions de voyage, de rencontre et de travail à certains artistes mauritaniens ou étrangers. Les salons d’art organisés dans ces pays sont devenus d’importantes occasions pour établir des contacts et comme tremplins vers d’autres invitations ailleurs. Pensons, par exemple, au cas de l’artiste sénégalais Ousmane ou à celui de Leila. Cela dit, il faut aussi considérer que la plupart des artistes en Mauritanie n’arrivent pas à avoir cet éventail de choix. Il s’agit, de fait, d’un monde très restreint où la concurrence et la sélection sont très dures. »

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voir le blog des artistes esquissé par mlle Nucci avec leurs coordonnées individuelles :
http://artsplastiquesmauritanie.blogspot.com/

 

 

Vlane A.O.S.A.

 

Source : Chez Vlane

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