Steve Biko, l’autre héros anti-apartheid

Il avait été, selon Nelson Mandela, le " premier clou dans le cercueil de l'apartheid ". Steve Biko, mort en martyr le 12 septembre 1977 entre les mains de la police du régime raciste de Pretoria, repose dans le petit cimetière de sa ville natale, King William's Town, dans la province du Cap-Oriental.

 

Il a fallu vingt ans pour qu'à l'anniversaire de sa mort, où plus de 20 000 personnes s'étaient réunies, soit érigé un mur autour du cimetière pour empêcher les vaches du coin de venir brouter l'herbe sur les tombes. L'idée avait été lancée d'ériger aussi un mausolée. La famille s'y était refusée, considérant que Steve Biko n'aimerait pas qu'on l'extirpe du groupe des camarades enterrés comme lui dans leur modeste carré de terre.

Stephen Bantu Biko, dit Steve Biko, immense personnalité, beau gosse aux idées fulgurantes, est l'autre grande icône des années de lutte de l'Afrique du Sud (un pays qui n'en manque pas). Comme il se doit, il est mort pur, et il est mort trop tôt. Sur sa pierre tombale, donc, modeste parmi les modestes dans ce " jardin du souvenir " inauguré par Mandela, en 1997, figurent un poing levé et ces mots : " One Azania, one nation " (Azania, terme de l'Antiquité pour désigner une partie de l'Afrique, est utilisé comme synonyme d'Afrique du Sud dans les mouvements inspirés par le Black Consciousness).

Les idées de Steve Biko n'ont jamais cessé de circuler en Afrique du Sud, désormais relayées par une fondation qui œuvre dans de multiples secteurs, allant de l'appui à la lecture dans le township à l'organisation de dialogues entre groupes, couleurs, religions ou toutes autres entités à travers le monde, mais aussi en menant une réflexion approfondie sur des questions liées au destin des Africains à travers la planète.

Un bâtiment tout neuf a été érigé pour abriter ces activités, à quelques centaines de mètres à peine de sa maison, où trône encore le joli bureau avec son sous-main en cuir, où Steve Biko a travaillé à certains de ses écrits. A King William's Town, au premier étage de la fondation qui porte son nom, des visiteurs parcourent un musée qui retrace la vie du martyr, pendant que des adolescents du coin répètent en xhosa un spectacle sur le mariage et ses déboires. Ses cliniques existent et fonctionnent encore, comme sa crèche.

" On pense à son combat politique, mais c'était aussi un homme qui s'intéressait à la fois aux arts, à l'éducation, au développement économique ", rappelle Obenewa Amponsah, de la fondation.

Steve Biko est né – le 18 décembre 1946 – et a vécu une partie de sa vie à Ginsberg, le township de King William's Town, qui doit son nom au patron de la fabrique de bougies installée ici au début du XXe siècle. M. Ginsberg n'aimait pas que ses employés s'en aillent trop loin quand ils n'étaient pas à l'usine. Il avait obtenu que la municipalité fasse construire les premières bicoques de ce quartier devenu, au fil des ans, un foyer de contestation.

C'est dans une de ces maisonnettes que Steve Biko a grandi, après avoir perdu son père prématurément, aux côtés de sa mère, prénommée Alice, qui travaillait comme cuisinière à l'hôpital voisin, élevant ses enfants la tête haute malgré l'adversité. Une modestie qui jamais n'a fléchi, encore un exemple de ces héros anonymes produits par l'Afrique du Sud, ce pays impossible où l'horrible et le sublime se mélangent sans prévenir.

Critique des progressistes blancs adeptes de la protestation prudente plus que de la contestation à risque, qui auraient laissé survivre l'apartheid si on leur avait confié les clefs de la lutte, Steve Biko va à la fois forger une pensée, s'investir dans sa communauté et inspirer une grande partie de la jeunesse noire du pays.

L'insurrection de Soweto, en 1976, alors que le mouvement anti-apartheid semblait marquer le pas, est à la base un mouvement de jeunes lycéens dressés contre l'éducation au rabais en afrikaans, mais aussi fortement influencés par les idées du Black Consciousness. Dans la foulée, les townships s'enflamment et l'ANC (Congrès national africain) reprend le contrôle du mouvement. Dix-neuf organisations sont interdites (en plus de celles qui l'étaient déjà, comme l'ANC), et Steve Biko est assigné à résidence à Ginsberg.

Le 18 août 1977, il est arrêté à un barrage près de King William's Town, alors qu'il circule dans un véhicule. L'assignation à résidence inclut l'interdiction de se trouver dans une pièce avec plus d'une personne à la fois, et plus encore de voyager à travers le pays. Steve Biko est transféré à Port Elizabeth. Il va y subir toute la violence des forces de sécurité.

Peut-être les services de renseignement ont-ils été informés de la préparation d'un voyage secret qu'il doit entreprendre (avec atterrissage clandestin d'avion) au Botswana voisin pour y rencontrer le chef de l'ANC en exil, Oliver Tambo, et étudier les possibilités de collaboration entre les organisations.

Quoi qu'il en soit, après avoir été sauvagement battu, le visage déjà méconnaissable, Steve Biko est jeté, nu, sans doute inconscient, à l'arrière d'une Land Rover et transporté à 1 200 km de là, à Pretoria, dans une autre prison abjecte, où sa mort est annoncée le 12 septembre.

La photo que Donald Woods, rédacteur en chef du journal local, The Daily Dispatch, prend de sa dépouille à la morgue, et publie en première page avec cette légende : " Nous saluons un héros de la nation ", fera le tour du monde. Donald Woods sera obligé de fuir l'Afrique du Sud. Et Steve Biko devient l'une des grandes figures du mouvement anti-apartheid.

Et si Steve Biko était vivant, l'Afrique du Sud serait-elle différente ? " Si Steve Biko était encore en vie, il serait mort ", répond Samdille Ziralala, qui fait visiter sa petite maison de Ginsberg. Le paradoxe, comme souvent en Afrique du Sud, n'est qu'apparent. " Vu ce qu'est devenu l'ANC, que nous, nous appelons “la mafia”, avec son enrichissement et sa corruption, et sachant que Steve Biko ne serait pas resté silencieux face à cela, on l'aurait fait disparaître. "

 

Jean-Philippe Rém

 

A lire dans Le Monde la série : Afrique du Sud sans Mandela

 

Source : Le Monde

 

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