Les «Manuscrits de Tombouctou» au CRASC : la nécessité de les traduire pour partager les contenus

Cela fait plus de 11 ans que Jean Michel Djian s’intéresse aux «manuscrits de Tombouctou», d’abord en tant que journaliste, puis en tantqu’universitaire, avec, à la clé, un ouvrage éponyme résumant cette double expérience.

 

C’est le sujet de la conférence qu’il a animée à Oran, un événement coorganisé par le Centre algérien de recherche en anthropologie sociale et culturelle et l’Institut français d’Oran. Contrairement à ce qui a été dit lors de la guerre au Mali, les «djihadistes n’ont pas détruit des documents importants parce que, atteste le conférencier, les familles ou les instances détentrices des manuscrits les ont cachés bien avant la guerre dans des endroits tenus secrets pour des raisons évidentes».

Estimé à 950 000 documents, ce trésor, qui gisait dans des cantines métalliques, des bibliothèques familiales (32 recensées officiellement), n’a pas été, ou été très peu exploité. A l’origine, c’était donc une petite information diffusée par le New York Times au sujet d’un probable trafic de manuscrits entre Tombouctou, Genève, Londres et New York, qui a suscité la curiosité du journaliste, lequel a décidé de s’intéresser de près à cette question. «Tombouctou n’était pas comme aujourd’hui. J’ai profité, dans le bon sens du terme, d’une ouverture d’esprit, d’un intérêt manifeste d’un certain nombre de bibliothécaires de Tombouctou pour accéder à ces manuscrits», indique Jean Michel Djian, qui s’est attaché les compétences d’un certain nombre d’arabophones, notamment Georges Bohas, professeur d’arabe à l’Ecole normale supérieure de Lyon pour repérer les manuscrits qui pouvaient donner du sens à ses travaux.

Ce qui a en outre motivé la publication du livre, c’est le fait qu’«aucun ouvrage de vulgarisation qui permettrait de comprendre pourquoi, combien de manuscrits existent et qu’est-ce qu’ils disent n’a été édité». Aussi, avouant ne pas avoir (à l’époque) de compétence particulière dans le domaine, il réalise cependant que «les historiens africains ont quelques hésitations à s’exprimer sur ces manuscrits». Le grand historien malien, Mahmoud Zoubayr, conseiller de l’ancien président malien, a donc été associé à ce travail. Il a pourtant lui-même initié et sensibilisé l’Unesco sur cette question dès le début des années 1970 quand il travaillait au fameux Cedrab (Centre de documentation et de recherches Ahmed Baba – nom de l’illustre lettré du XVIe siècle) installé à Tombouctou.

L’institut dispose d’un certain nombre de manuscrits dont les plus anciens remontent au XIIIe siècle et qui sont, découvre-t-il, «à peine catalogués, très peu numérisés, vaguement archivés, mais qui disent l’essentiel de la civilisation subsaharienne». L’ensemble de ces manuscrits sont écrits en «Adjami», un arabe métissé avec les langues vernaculaires, notamment le bambara et le peul. Une chape de plomb pèse sur ces manuscrits. «Ce n’est pas un déni de réalité scientifique puisqu’ils existent, ils sont visibles, installés dans de petites armoires grillagées, assez bien classés, mais personne ne sait ce qu’il y a dedans», déplore le chercheur, stupéfait de découvrir des traités de mathématiques, d’astrologie, de climatologie, d’une description précise d’une opération de la cataracte au 16e siècle réalisée par des médecins et des ulémas de Tombouctou, d’un document essentiel sur les maladies vénériennes au XVe et XVIe siècles, surtout des traités de gouvernance, des pratiques démocratiques aux XIVe, XVe et XVIe siècles.

Pour Jean Michel Djian, le déni est dû à une raison géopolitique (l’invasion par les Marocains en 1491 et les conséquences de la destruction de la ville par le sultan Al Mansour) mais aussi, de manière plus persistante, aux tenants de l’oralité de l’Afrique et aux freins culturels et politiques qu’engendre cette idée reçue. En constituant l’incarnation de cette oralité, l’exemple des griots est donné à titre illustratif. Des historiens et surtout des Africanistes français ont sillonné ces pays pendant de nombreuses années, mais n’ont fait aucun effort pour traduire ces documents. Il cite René Caillié qui, en 1828, a été le premier Français à atteindre cette cité des 333 saints, comme on
l’appelle, mais, quand celui-ci a rédigé son ouvrage majeur sur Tombouctou, à aucun moment il ne cite l’existence de ces milliers de documents.

En revanche, un mérite revient à Henrich Barth qui entre à Tombouctou en 1853 et découvre le Tarikh es-Soudan, 800 pages de chroniques quotidiennes de la vie de Tombouctou au début du XVIIe siècle complétées par Tarikh el Fetach, qui a «objectivisé» la réalité de la vie sociale dans cet espace immense qu’était l’empire Songhaï. On trouve aussi dans ces documents quelques traités encore plus stupéfiants écrits au XIIIe siècle par des guerriers-chasseurs mandingues dont on pensait qu’ils ne savaient pas écrire. Il découvre la connexion improbable entre l’érudition de ces guerriers-chasseurs et la réalité écrite. «Ces peuples exigeaient que les esclaves soient émancipés et que le respect de l’autre soit un principe universel dans l’empire.» Il évoque également un personnage clé qu’est Kankan Moussa à qui on doit la construction des belles mosquées de Tombouctou. Askia Mohamed (Mamadou Touré), considéré comme un érudit de première classe, est issu de la fameuse dynastie des Askia (il y en a eu 5 couvrant 2 siècles à partir de 1493) qui ne s’entouraient que d’intellectuels.

A Gao, Djenné, mais surtout Tombouctou, on a retrouvé la trace d’une élite intellectuelle à l’époque où «la cité du sel et de l’or» attirait un certain nombre d’étudiants, de copistes et d’enseignants rémunérés par les élèves en fonction de leur cote. 25 000 étudiants dont certains venaient du Caire, de Fez, ou de l’Empire du Ghana pour passer 4 ans à Tombouctou. L’enseignement exigeait la mémorisation et les copistes réalisaient des abstracts (résumés des cours) qu’on retrouve aujourd’hui. Il y a une dimension du sacré accordée à ces documents par les familles détentrices du patrimoine. Au début de l’invasion française, un colonel, Archinard, a pu récupérer quelques documents qu’il a légués à la Bibliothèque nationale française mais leur importance reste relative.

Deux ou 3 ans avant la récente guerre, le chercheur remarque que les familles commencent à s’ouvrir à l’idée de partager le contenu des documents et c’est juste grâce à la numérisation, car avec cet outil inespéré on est sûr de respecter l’original qui reste chez les familles. Des aides sud-africaines, libyennes, luxembourgeoises et de la région Rhône Alpes ont été accordées, mais beaucoup reste à faire. «Il suffit, dit-il en conclusion, de lire aux historiens maliens des passages traduits de ces manuscrits pour qu’ils se rendent compte de leur richesse.»

Djamel Benachour

 

Source : El Watan

www.kassataya.com

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