On notera, ici, que ces principes universels, connus depuis la plus haute antiquité, tant en Chine qu'au Moyen-Orient, n'ont été redécouvert, en Occident, qu'il y a à peine cinquante ans, avec les développements de l’analyse systémique… Voici résumée une vision complexe qui repose, cependant, sur des principes fort simples. Toutes les pensées traditionnelles précédant la modernité occidentale affirment, d’une manière ou d’une autre, que la Manifestation (la Création) est un Tout unique qui fonctionne selon une économie naturelle. A l’inverse, tout ensemble cohérent, à l’intérieur de cette Manifestation globale, est normalement soumis à cette loi qui accepte certaines variations nécessaires aux échanges et à l’adaptabilité entre ces sous-ensembles. Dans la compréhension de ces variations, la Chine et l’Islam se sont particulièrement rencontrés sur l’étude des rapports, au cours des échanges, entre le moindre effort (la ligne de moindre résistance) et la moindre perturbation des équilibres antérieurs.
Ces deux notions sont centrales dans l’analyse systémique qui s’est peu à peu développée en Occident au cours du XXème siècle. Reprenant le très vieux principe qu’un tout n’est pas réductible à la somme de ses parties, Ferdinand de Saussure, en linguistique, Norbert Wiener, en cybernétique, Nicholas Georgescu-Roegen, en économie, ouvrent la porte aux travaux de Ludwig von Bertalanffy. Peu à peu, on voit apparaître, dans ces efforts théoriques, cette idée, essentielle en islam (1), qu’isolé, un système ne peut perdurer et que son existence est, intimement et constamment, liée à ses relations avec son environnement. L’approche systémique repose, ainsi, sur une distinction, fondamentale, entre systèmes ouverts et systèmes fermés. Les premiers entretiennent de multiples échanges avec leur environnement. Les seconds fonctionnent entièrement repliés sur eux-mêmes.
Tout système est décomposable
Bertalanffy (2) indique que « la physique traditionnelle ne traite que des systèmes fermés, c'est à dire que des systèmes considérés comme isolés de leur environnement. Le second principe de la thermodynamique établit qu’une certaine quantité, appelée entropie, doit, dans un système fermé, croître jusqu'à un maximum et le processus s'arrête, éventuellement, en état d'équilibre. Ce principe peut être formulé de diverses manières ; en particulier, l'entropie est une mesure de probabilité : un système fermé tend vers un état de distribution la plus probable. Cependant, la distribution la plus probable d'un mélange, par exemple de perles de verre, rouges ou bleues, ou de molécules ayant des vitesses différentes, est un état de désordre complet ; il est hautement improbable d'obtenir un état où toutes les perles rouges soient séparées d'un côté et les bleues, de l’autre. Ainsi, la tendance à une entropie maximale ou à la distribution la plus probable est une tendance au plus grand désordre ».
Tout organisme vivant est, essentiellement, un système ouvert. Il échange toujours avec l'extérieur, ne serait-ce que de l'énergie. Bertalanffy précise que « l'organisme vivant maintient, dans un flux entrant et un flux sortant continuel, une génération et une destruction de composants. Les formulations conventionnelles de la physique ne s'appliquent pas, en principe, à l'organisme vivant, considéré comme un système ouvert et stable. Dans un système fermé, l'état final est déterminé, de façon univoque, par les conditions initiales ; par exemple, le mouvement, dans un système planétaire, ou les positions des planètes, au temps t, sont uniquement déterminées par leur position au temps t0. Si l'on change les conditions initiales ou le processus, l'état final sera aussi modifié. Il n'en va pas ainsi dans les systèmes ouverts. Le même état final peut être atteint à partir de conditions initiales différentes ou par des chemins différents. C'est ce que l'on appelle l'équifinalité ; elle a une grande signification pour les phénomènes de régulation biologique ».
On reconnaît, maintenant, que la vision de système fermé n'est qu'un concept théorique ; en fait, il n'existe que des systèmes qui sont, plus ou moins, ouverts sur leur environnement. Les systèmes les plus ouverts sont, généralement, ceux qui réagissent le mieux et peuvent s'adapter aux conditions changeantes de celui-ci. Ils doivent cependant, précise Durand (3), « garder un certain degré de fermeture, pour assurer leur maintien et leur identité, sinon, ils se dissoudraient, en quelque sorte, dans cet environnement ». Cette sauvegarde implique organisation, « sans laquelle il n'y a que chaos ». Pour comprendre cette organisation, on pourrait considérer que tout système est décomposable en un certain nombre de sous-systèmes. Mais cette approche structurelle est peu explicative. Il faut la compléter par une approche qui nous permette de comprendre comment fonctionne le système.
Sous son aspect structurel, un système comprend, d’après Durand, quatre composants. Tout d’abord, une frontière qui l'isole de son environnement, pour mieux l’appréhender, étudier, connaître, sans pour autant s’en couper. La frontière permet de mieux caractériser les entrées et les sorties qui matérialisent les rapports du système avec son environnement. On distingue trois types d'entrées et de sorties, suivant la typologie des éléments composant le système : matière (produit solide, liquide, ou gazeux), énergie, information. En deux, des éléments qui peuvent être identifiés, dénombrés et classés ; En trois, un réseau de transport et de communication qui véhicule soit des matières solides, liquides ou gazeuses, soit de l'énergie, soit des informations ; Enfin, des réservoirs dans lesquels est stocké de la matière, de l'énergie ou de l'information.
Régulation passive et active
Sous son aspect fonctionnel, un système comporte également quatre éléments : tout d’abord, des flux de natures diverses – matières, produits, énergie, monnaies, informations, etc. Ces flux circulent dans les divers réseaux et transitent dans les réservoirs du système. Secondement, des centres de décision qui reçoivent les informations et les transforment en actions, en agissant sur les débits des différents flux. Puis des boucles de rétroaction qui ont pour objet d'informer les décideurs de ce qui se passe en aval et de prendre leurs décisions en connaissance de cause. Et des délais, enfin,qui permettent de procéder aux ajustements dans le temps, nécessaires à la bonne marche du système. Ces délais jouent un rôle semblable à celui des réservoirs dans la description structurelle.
Pour faire entendre la portée de l’organisation, Simon (4) présente l'histoire de deux horlogers qui montent les mêmes montres composées de cent pièces. L'un procède pièce à pièce, sans étapes intermédiaires, l'autre commence à monter des sous-ensembles de dix pièces, avant de les assembler toutes. Pour une probabilité d’1% d'interruption dans l'assemblage, il faudra, en moyenne, quatre mille fois plus de temps, pour achever sa montre, au premier qu'au second. L'organisation est, d'abord, un agencement de relations, entre composants ou individus, qui produit une nouvelle unité, possédant des qualités que n'ont pas les composants pris séparément. En physique, un atome, un cristal ou une molécule sont des organisations. En biologie, les organismes sont, par définition, des « objets » organisés. Les notions de totalité, de croissance, de différentiation, d'ordre hiérarchique, de domination, de commande, de compétition, sont des caractéristiques de l'organisation, que ce soit celle d'un être vivant ou d'une société.
Hiérarchiquement organisé, un système doit assurer sa conservation – sa survie, même – à l'aide des boucles de réaction, des délais et des stocks, sans lesquels le système irait à sa destruction. Ainsi que nous l’avons rappelé tantôt, le second principe de la thermodynamique affirme que tout système clos évolue vers le plus grand désordre, alors que les découvertes de la biologie montrent que tout système ouvert évolue, naturellement, vers une structure plus complexe. Cependant, les deux termes se rejoignent en leur limite respective : trop fermé ou trop ouvert, le système disparaît dans celui qui l’englobe. Cet aboutissement dépend de la finalité du système. Alors que les notions de téléologie (5), de directivité semblaient être hors du champ de la science, on a ainsi dû étudier l’organisation des organismes vivants et, plus encore, des sociétés humaines, en fonction de l'existence ou de la recherche d'un but.
C’est à ce point de développement que se posent conjointement les questions du discours (logos), des lois (nomos) et de la genèse des buts (téléos). S’il est assez facile de s’accorder sur la finalité d’un téléphone ou d’une voiture, par exemple, la question devient beaucoup plus complexe lorsqu’on parle d’un organisme vivant, d’une société, de la planète Terre, voire de la Totalité existentielle. Mais c’est exactement ici que se construit le dialogue humaniste, entre croyants et athées. On peut admettre la difficulté, pour nombre de nos contemporains, variablement limités dans leur propre culture, à s’en révéler capables, mais c’est, tout de même, paresse intellectuelle que de le penser, a priori, de sourds. Nous avons, musulmans, des consignes coraniques précises pour nous situer à la hauteur de la tâche : « excellence en toute entreprise », « compétition dans les bonnes œuvres » et « nulle contrainte en religion », pour n’en citer que les plus célèbres… Soyons cohérents, soyons musulmans. Tout entiers au présent, c’est-à-dire le plus exactement fidèles au passé et, donc, sereinement ouverts à demain (8).
Ian Mansour de Grange
NOTES
(1) : C’est un des sens développés par les notions de voisinage (al-Jouâr), proximité (al-Qorb) et contiguïté (al-Tâjouar).
(2) : Von Bertalanffy, Ludwig « Théorie générale des systèmes », traduit par George Braziller, Paris, Bordas, 1973
(3) : Durand, Daniel, « La systémique » (1979), "Que sais-je ?" n°1795, PUF Paris, 1979
(4) : Herbert A. Simon, Science des systèmes, science de l'artificiel, 1991, Dunod. Traduction de Jean-Louis Le Moigne.
(5) : L’étude (logos) de la finalité (téléos).
(6) : Walliser, Bernard, « L’économie cognitive », Odile Jacob, Paris 2000
(7) : De Rosnay, Joël, « Le Macroscope », Seuil, Paris, 1975
(8) : suivant, ainsi et au mieux, l’exemple du prophète (PBL).
Source : Le Calame le 13/11/2013{jcomments on}
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