MONDE LUSOPHONE : Les prisons de Salazar au patrimoine de l’humanité ?

Des historiens réclament le classement au Patrimoine mondial de l'humanité des camps de concentration de la dictature portugaise dans ses anciennes colonies africaines. Un événement rare dans la construction des mémoires postcoloniales.

 

Les camps de concentration installés par la dictature de l'Estado Novo [régime autoritaire ayant sévi de 1933 à 1974 au Portugal et dans son empire colonial] dans les pays d'Afrique lusophone doivent être classés au patrimoine national et présentés sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l'humanité : telle est en tout cas la proposition faite par la conférence internationale Rota dos Presídios no Mundo Lusófono ["Route des pénitenciers du monde lusophone"], qui réunissait à Tarrafal, au Cap-Vert, des chercheurs portugais, capverdiens, angolais, mozambicains et bissau-guinéens.

Les participants ont également plaidé pour une étude approfondie des prisons politiques installées dans les différents pays, et proposé la mise en place d'un cabinet commun qui accompagne la création de musées sur ces camps de concentration de la sphère lusophone.

Un musée dans le camp de Tarrafal

Un projet de musée de la résistance sur le site du camp de Tarrafal avait déjà été lancé lors d'un colloque organisé sur place en mai 2009, pour commémorer l'ouverture de cette prison le 1er mai 1974, et la libération de tous les détenus politiques qui s'y trouvaient.

Si cet événement, auquel participaient d'anciens prisonniers de Tarafal, avait en 2009 une tonalité plus politique, ce sont aujourd'hui des enjeux historiographiques qui ont pris le dessus, en témoigne par exemple la discussion autour d'un sujet délicat : la réutilisation du camp de l'île de Santiago comme prison après l'indépendance du Cap-Vert. De fait, après la "révolution des œillets" et la libération des détenus politiques de la dictature salazariste, le régime du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (Paigc) avait rouvert l'établissement, avant qu'une loi de juillet 1975 n'interdise définitivement l'exploitation pénitentiaire de Tarrafal.

Si l'ouverture de musées dans d'anciens camps de concentration et autres lieux de la répression politique n'est jamais totalement anodine (la question de la muséification de l'horreur s'est posée avec une acuité particulière autour des camps d'extermination nazis), c'est une démarche aujourd'hui largement répandue dans le monde, par exemple avec les centres de torture des Khmers rouges au Cambodge, le camp d'Auschwitz-Birkenau ou les goulags soviétiques.

Des camps de concentration du Cap-Vert au Mozambique

Pour l'historienne Irene Flunser Pimentel, qui participait à la conférence de Tarrafal, ces espaces concentrationnaires doivent être préservés. Elle déplore ainsi la destruction de la prison d'Aljube à Lisbonne, mais se félicite de la création prochaine d'un musée d'Aljube "qui sera en somme le premier musée de la résistance antifasciste". "Cela vaut la peine qu'on s'efforce de conjuguer les efforts de tous les pays concernés", insiste-t-elle, pour que soient étudiés et préservés les camps de concentration que le régime de Salazar avait installés dans les anciennes colonies africaines.

Le plus connu est incontestablement celui de Tarrafal, dans le nord de l'île capverdienne de Santiago : dans la première phase de son existence, de 1936 à 1954, il fut d'abord utilisé pour incarcérer des prisonniers politiques portugais. Sur plus de 300 communistes, anarcho-syndicalistes et autres opposants à la dictature qui passèrent par Tarrafal, près de 10 % moururent dans le camp, dont des personnalités de premier plan comme le chef du parti communiste portugais Bento Gonçalves, qui y décéda en 1942.

Ainsi, la majorité des Portugais a entendu parler de Tarrafal, mais pas, par exemple, du camp de Machava, au Mozambique, où les conditions de vie étaient pourtant bien pires, souligne Irene Pimentel. "Le camp de Tarrafal, notamment parce qu'il avait reçu deux visites de la Croix-Rouge, servait un peu de vitrine des prisons du régime."

Fermé en 1954, l'établissement capverdien rouvrit ensuite en 1961 sur décision d'Adriano Moreira, alors ministre de l'Outre-mer. Dans cette deuxième période, déjà marquée par les guerres d'indépendance, il servit surtout à enfermer des militants des divers mouvements nationalistes, parmi lesquels des intellectuels angolais comme Luandino Vieira ou António Jacinto.

Une mémoire postcoloniale et lusophone ?

Selon Irene Pimentel, il n'existe plus aujourd'hui de divergences fondamentales sur le sujet entre l'historiographie portugaise et celle des pays lusophones d'Afrique, même si chacune a sa période d'étude de prédilection. Le cas de Tarrafal l'illustre bien : "Il y a quelque temps encore, c'est la période 1936-1954 qui était la plus étudiée, mais, avec la nouvelle historiographie africaine, il devrait y avoir désormais davantage de travaux portant sur la phase post-1961." Si le consensus règne parmi les historiens, il pourrait être épineux de mettre tout le monde d'accord sur la création d'un musée à Tarrafal : les autorités cap-verdiennes craignent en effet qu'une association trop forte à une ancienne prison salazariste ne nuise aux perspectives touristiques de ce site par ailleurs d'une grande beauté naturelle.

Tous les musées aménagés dans d'anciennes prisons se doublent généralement d'un mémorial aux victimes, ce qui n'est pas nécessairement en contradiction avec leur neutralité scientifique, estime Irene Pimentel. L'historienne reconnaît toutefois que les musées risquent toujours d'être orientés dans un sens ou dans l'autre pour servir les intérêts politiques du moment : ainsi, "les Soviétiques, et les Polonais eux-mêmes, ont fait avant tout d'Auschwitz-Birkenau un musée sur les résistants antifascistes, en laissant un peu en marge l'extermination des Juifs."

 
Luis Miguel Queirós

 

 
CONTEXTE — Le Portugal de Salazar

Fondée en octobre 1910, la République portugaise, instable, succombe à un coup d’Etat en mai 1926. Une “dictature nationale” est proclamée, remplacée en 1933 par “l’Etat nouveau” mis en place par António Salazar (1889-1970). Ce membre du régime militaire impose son hégémonie en s’appuyant sur les industriels, les banquiers et l’Eglise. Il soutient Franco pendant la guerre d’Espagne, puis opte pour la neutralité durant la Seconde Guerre mondiale, entretenant des relations avec les deux camps. Le pays, entré dans l’OTAN en 1949, refuse de décoloniser et s’engage dans des conflits coûteux en Afrique, notamment en Angola et au Mozambique. Salazar meurt en 1970. Quatre ans plus tard, le Portugal, qui a perdu ses colonies, accède à la liberté lors de la “révolution des œillets”.

 

Source :  Público via Courrier international

www.kassataya.com

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