Professeur à l'université Columbia, TIMOTHY MITCHELL est l'une des grandes figures des études post-coloniales américaines. Il vient de publier «Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l'ère du pétrole» (La Découverte), un essai original qui confronte des champs d'analyse souvent isolés: la politique, l'écologie, l'industrie.
Le Nouvel Observateur On sait que, depuis deux siècles, les énergies fossiles sont le carburant de nos sociétés industrielles. Dans votre livre «Carbon Democracy», vous montrez qu'elles ont eu, en plus, une influence profonde sur la structure de nos régimes politiques. Comment s'exerce cette influence?
Timothy Mitchell Le pétrole, c'est mauvais pour la démocratie. Les pays pétroliers ont tendance à être moins démocratiques que les autres, les multinationales du pétrole engrangent des profits qui alimentent la corruption politique, le pétrole apporte aux gouvernements bénéficiaires une énorme puissance qui les coupe de leurs peuples. Mais ce sont là les effets du pétrole une fois qu'il est produit – des effets «en aval».
Dans mon livre, je tente d'aller en amont et d'analyser la structure des énergies fossiles: comment sortent-elles de terre? Qui les produit, les transporte, les distribue? Comment le carbone enfoui dans le sous-sol se transforme-t-il en énergie mécanique, en force électrique, en chaleur et même en aliments? Car ces processus sont autant d'occasions de voir apparaître des points de vulnérabilité et des confits entre les différents acteurs. C'est donc à ce niveau-là que l'on peut saisir en quoi l'énergie fossile a façonné la démocratie occidentale.
Vous commencez par le charbon, qui a favorisé l'émergence du mouvement ouvrier.
A la fin du XIXe siècle, les pays industrialisés se retrouvent dans une situation inédite de dépendance. Jusqu'alors, rivières, forêts, animaux, etc. fournissaient de quoi se chauffer, faire tourner les machines, se déplacer… Désormais, les énormes quantités d'énergie dont les pays avancés ont besoin proviennent d'une seule source, le charbon. Or celui-ci n'est disponible que dans certains sites spécifiques et doit être acheminé par rail ou par voies navigables vers les usines, les centrales électriques et les villes. Une chaîne qu'une grève ouvrière suffit à bloquer.
L'alliance des mineurs, des cheminots et des dockers peut paralyser un pays entier: c'est ce que l'on va appeler la grève générale. De 1880 à l'après-guerre, la menace d'une grève générale a contraint les classes gouvernantes à des concessions spectaculaires: suffrage universel, retraite, assurance contre les accidents et le chômage, logement social, gratuité de l'éducation et de la santé. En quelques décennies, les populations des pays industrialisés ont bénéficié d'une amélioration sans précédent de leurs conditions de vie.
Ce qui explique que les classes dirigeantes occidentales aient cherché à toute force à passer au pétrole, moins vulnérable aux grèves. Dès lors, peut-on dire que le pétrole est antidémocratique?
Disposer d'une autre source d'énergie, en particulier pour fournir le carburant nécessaire aux transports, a été une arme très utile contre le risque des grèves générales. Certes, il y a eu des grèves chez les ouvriers du pétrole au Mexique, en Iran, en Arabie saoudite ou en Irak. Mais l'extraction du pétrole, tout comme son transport, nécessite une main-d'oeuvre beaucoup moins nombreuse que le charbon. Le pétrole voyage bien, traverse les océans et, si un port est bloqué, il suffit de passer par un autre. Qui plus est, l'extrême éloignement de la production par rapport aux lieux de consommation rend difficile la constitution d'alliances entre différents corps de métier.
On peut dire qu'en passant du charbon au pétrole les sociétés industrialisées ont appliqué une stratégie très efficace d'«externalisation», voire de «délocalisation» de leur production d'énergie, exactement comme, à partir des années 1980, les entreprises ont délocalisé leur production de marchandises. Le pétrole n'a donc pas seulement affecté les pays producteurs: en affaiblissant la capacité d'intervention du mouvement ouvrier, il a également contribué à défaire les avancées sociales et à creuser les inégalités dans les pays consommateurs.
Dans un passage très éclairant, vous montrez que le pétrole a permis à la science économique de tourner le dos aux ressources naturelles pour se concentrer uniquement sur les problèmes monétaires. En somme, le pétrole nous a fait oublier la nature.
Pendant presque un siècle, le pétrole a fourni une énergie abondante et bon marché: pour les économistes, il n'y avait plus de raison de se soucier de l'épuisement des ressources ni des dommages pour l'environnement. C'est à ce moment-là, dans les années 1930-1940, que la science économique s'est organisée autour de l'étude des prix et des flux monétaires, et non plus des ressources naturelles et des flux d'énergie.
Prise dans ce nouveau sens, l'économie d'un pays est devenue un objet abstrait, susceptible de grossir indéfiniment, sans aucun lien avec les ressources naturelles. Or la principale d'entre elles, l'énergie fossile, ne vient pas de nulle part. Juste un chiffre : pour produire les carburants fossiles que nous consommons en une seule année, il a fallu la matière organique produite par les plantes et les animaux sur l'ensemble de la Terre pendant quatre cents ans.
Les révolutions arabes ont-elles une dimension pétrolière?
Elles s'inscrivent dans la suite de la crise financière de 2008, qui est elle-même survenue au moment où la production pétrolière mondiale entrait dans une nouvelle ère. Le prix du baril a quadruplé, et le coût des aliments très dépendants des machines, des engrais et du transport a doublé. Au sein du monde arabe, il existe un groupe de pays qui ont en commun d'avoir tiré des revenus significatifs du pétrole, mais à un niveau nettement moins élevé que les pays du Golfe ou que l'Algérie, et dont la production est en recul. C'est le cas de la Tunisie, l'Egypte, la Syrie, le Yémen et Bahreïn, là où, précisément, les mouvements révolutionnaires se sont développés.
Le gaz de schiste va-t-il à son tour avoir un effet sur la démocratie du troisième millénaire?
Le boom des gaz de schiste est une conséquence du pic de production atteint par le pétrole conventionnel. Les réserves d'hydrocarbures qui étaient trop chères à exploiter (formation schisteuse, sable bitumineux, ofshore profond) deviennent attrayantes. Aux Etats-Unis, le gaz de schiste s'est transformé en un champ de spéculation financière pour les banques et les investisseurs privés.
Après l'effondrement du marché des crédits hypothécaires (crise des subprimes), les financiers étaient en quête d'un nouveau terrain de chasse. Ils ont acheté d'immenses terres, et, dans de nombreux Etats, l'exploitation des gaz de schiste occupe majoritairement les sols, devant les plantations de céréales des grandes compagnies. Et comme les profits escomptés risquent de ne pas être au rendez-vous, il faut s'attendre à une série de banqueroutes, fusions et rachats… qui feront autant de commissions pour les banques.
Comment voyez-vous l'avenir de la «carbon democracy»?
Aujourd'hui, le flux des capitaux va à la spéculation financière plus qu'à l'industrie. Les points de vulnérabilité du système, donc les possibilités de le perturber, sont à chercher du côté de l'occupation des maisons par les habitants expulsés («home repossession») ou du mouvement contre la dette des étudiants. Néanmoins, l'augmentation des prix fragilise l'industrie pétrolière. Il faut des investissements de plus en plus importants et de plus en plus risqués, et cela alors que nous sommes en train de comprendre que, pour sauver la planète, il vaudrait mieux laisser tout ce carbone sous la terre. Dans la décennie à venir, je pense que la vie démocratique va se déplacer à l'intersection de ces deux champs-là : la finance et l'énergie.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/