Commentaires sur les sites d’infos: la dangereuse décision de la CEDH

Une sombre histoire de ferries estoniens pourrait bien avoir des conséquences sur les commentaires publiés sur les sites d'information. La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre un arrêt suggérant que les sites web doivent réguler leurs commentaires et anticiper les débordements possibles liés à un article, estime The Guardian.

 

D'abord, les faits: le site d'informations estonien Delfi a publié en 2006 un article sur le changement d'itinéraires d'une entreprise de ferries, endommageant des routes de glace et empêchant donc les gens d'emprunter ces routes.

Emprunter les routes de glace étant un moyen moins cher de se déplacer que le ferry, des commentateurs énervés ont posté des critiques et toutes sortes d'insultes contre la compagnie et son actionnaire principal sous l'article en question. L'actionnaire n'a pas utilisé le système automatique du site pour signaler les contenus appropriés, mais s'est plaint par écrit. Delfi a accepté l'idée que ces commentaires étaient diffamatoires et les a retirés après avoir reçu cette plainte, mais ils étaient alors en ligne depuis déjà six semaines.

L'entreprise de ferries a quand même poursuivi le site devant la justice estonienne et a gagné, remportant au passage 5.000 couronnes estonniennes de dommages et intérêts (320 euros environ). Delfi a fait remonter l'affaire jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme, qui a donné raison aux juges estoniens.

Delfi se reposait entre autres sur la directive 2000/31/CE (en France, la LCEN est la transposition de cette directive), qui dispose entre autres qu'un hébergeur n'a pas à contrôler en permanence ses sites à la recherche de pratiques illicites, et qu'il peut voir sa responsabilité limitée s'il supprime des contenus illicites dès qu'on les lui signale.

Le gouvernement estonien arguait que Delfi n'était pas un simple hébergeur passif, notant que sa politique sur les commentaires insultants (une note rappelant qu'ils étaient interdits, un logiciel repérant des mots grossiers pour effacer automatiquement ces commentaires, etc) montrait que Delfi savait être responsable.

Prédire la nature des commentaires à venir

En faisant remonter l'affaire jusqu'à la CEDH (voilà le communiqué de presse de la Cour sur la décision, en français, PDF), Delfi se reposait surtout sur sa liberté d'expression: l'entreprise estimait qu'en l'obligeant à mettre en place une politique de censure préventive de la liberté d'expression de ses commentateurs, le jugement allait également contre sa propre liberté d'expression, ici sa liberté de diffuser des informations créées par d'autres.

Dans son arrêt, la Cour explique que Delfi, en publiant cet article, «aurait pu réaliser qu'il pourrait causer des réactions négatives contre l'entreprise de ferries et ses responsables, et que, considérant la réputation générale des commentaires sur le portail d'informations Delfi, il y avait un risque plus élevé que la moyenne que ces commentaires négatifs aillent au-delà des limites des critiques acceptables» (là, la plupart des sites d'information français se mettent à suer).

Et la Cour estime que Delfi pouvait «savoir qu'un article allait être publié, prédire la nature des possibles commentaires qui allaient suivre et, par dessus tout, prendre des mesures techniques ou humaines pour empêcher que des propos diffamatoires soient rendus publics». Elle pense aussi que sa liberté d'expression n'était pas sévèrement attaquée puisque les tribunaux estoniens n'ont pas dit comment Delfi devait s'assurer de ne plus avoir de propos diffamatoires, et qu'en laissant des utilisateurs non enregistrés sur Delfi commenter, Delfi endossait une certaine responsabilité pour ces commentaires (justifiant que Delfi soit poursuivi, plutôt que les commentateurs anonymes). D'après la CEDH, la petite somme de dommages et intérêts demandée (320 euros environ) ne peut pas être considérée comme disproportionnée.

Conclusion de la Cour: puisque les commentaires étaient insultants et menaçants, qu'ils ont été postés en réaction à un article publié par Delfi, société à but lucratif, que les mesures prises par Delfi pour éviter des dommages à la réputation d'autrui et pour pouvoir tenir les commentateurs responsables étaient insuffisants, et que la sanction (l'amende) était modérée, la CEDH estime que la décision des tribunaux estoniens était une restriction justifiée et proportionnée à la liberté d'expression de Delfi.

L'arrêt n'est pas définitif, Delfi peut encore faire appel dans les trois mois.

En France, les sites validant les commentaires a priori (avant publication), comme Slate, sont déjà censés être au courant de ce qu'ils publient. En revanche, cet arrêt pourrait inquiéter les sites d'infos modérant leurs commentaires après publication (a posteriori) et qui peuvent bénéficier de cette responsabilité limitée et n'avoir qu'à supprimer les commentaires qu'on leur signale comme illicites.

Pour The Guardian, la décision de la CEDH obligerait les sites d'infos à retirer les commentaires de certains articles avant même qu'on les leur signale. Psmag prédit même que la plupart des sites d'infos réduiront de plus en plus la possibilité de commenter, ou en tout cas de commenter anonymement.

 

 

 

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