«Je vous ai crées en peuples et nations différentes…»

La dernière livraison du dossier « Nos maladies et l’heure de la vérité », de Brahim Boïdaha, a suscité diverses réactions. Voici celle de notre collaborateur Ian Mansour de Grange.

Dans son évocation des problèmes affectant, selon lui, la collectivité négro-mauritanienne, monsieur Boïdaha a cru nécessaire d’associer ses défenseurs de l’usage de la langue française et ses combattants contre le racisme en Mauritanie.

Sans retenir la grossière erreur tactique de son discours – hautement significative, au demeurant, de son propre mode d’association d’idées – et, laissant, aux Négro-mauritaniens, le soin de répondre aux injures que ce monsieur profère à l’encontre de certains d’entre eux, il me faut, français musulman ou, plus précisément, musulman de très vieille souche française, réviser diverses de ses allégations ou insinuations concernant ma langue maternelle.

Deux fois moins vaste que la Mauritanie, la France est, effectivement, un petit pays. Mais elle n’en a pas moins conquis l’Afrique du Nord, la majeure partie du Sahara et de l’Afrique de l’Ouest, ainsi qu’une notable part de la Centrale. Ce ne sont pas que des faits d’histoire de France, c’est, avant et surtout, histoire de l’Afrique et, pour ce qui nous préoccupe ici, de la Mauritanie qui doit même son nom, il serait stupide et vain de l’oublier, à ces français qui ont défait vos pères et vous ont aidé – poussé, contraint, c’est selon les points de vue – à construire une Nation moderne. Oui, c’est ainsi : la langue française fait partie de votre histoire, elle vous appartient, désormais.

60% des francophones sont africains

On ne se grandit pas en niant son passé et son héritage. On l’assume, dans toute sa diversité, c’est ainsi qu’on s’enrichit et qu’on devient, soi-même, une richesse pour autrui. Nul doute que la langue arabe ait ouvert les peuplades islamisées à une pluralité de relations, notre Umma de plus d’un milliard et demi d’humains dont seuls quatre cent millions sont communément reconnus arabes, quoique certains maghrébins, par exemple, sont génétiquement moins marqués par des ascendances moyen-orientales que certains négro-africains. Mais nul doute, également, que la langue française permette, aujourd’hui, d’établir des ponts entre musulmans et non-musulmans. J’en suis, moi-même, une vivante illustration, puisque c’est bien grâce au dialogue dans ma langue maternelle, avec des musulmans mauritaniens qui la parlaient aisément, que j’ai pu découvrir l’islam, il y a vingt ans, lors de mon premier séjour en Mauritanie.

On ne grandira pas la langue arabe – qui n’a certes pas besoin d’être ravalée au rang d’une compétition profane, à l’instar de celle que se livrent l’anglais et le français : elle détient, elle, définitivement la qualité du Sacré – en falsifiant les chiffres et les faits. La langue française n’est, évidemment pas, la seizième langue parlée au Monde. Elle fait partie des six premières. Si l’on peut admettre qu’elle soit, aujourd’hui, la dernière des six, après le mandarin, l’anglais, l’hindi, l’espagnol et l’arabe, on ne peut pas ignorer les perspectives expertes qui la placent, à l’horizon 2050, au second ou troisième rang, après le mandarin et, éventuellement, l’anglais, devant, en tout cas, l’hindi, l’arabe et l’espagnol. Une autre réalité commande réflexion : en cette année 2013, près de 60% des francophones dans le Monde sont des africains, blancs ou noirs. Et, pour bien comprendre ce qui est ici annoncé, il faut entendre qu’à l’échéance 2050, ils en formeront les trois-quarts, incha Allahou.

L’avancée du français en Afrique signifierait-elle le recul de la langue arabe ? Au-delà de ce que j’ai souligné plus haut, concernant l’ouverture de la dawa aux non-musulmans francophones, il suffit de se pencher sur l’histoire du Sénégal voisin, pour se convaincre de l’infondé d’une telle interrogation. Présents à Saint-Louis dès 1659, les Français ont exercé, sur le pays de la Téranga islamisé à 95%, une colonisation effective beaucoup plus lourde et longue d’un bon siècle de plus, au moins, qu’en Mauritanie. Or, moins de 15 % des Sénégalais parlent et écrivent le français, aujourd’hui – le quasiment même taux qu’en 1960 – tandis que la proportion d’arabisants dépasse 25%. Et il n’est pas vain de signaler, ici, que les plus ardents défenseurs de la langue arabe, au Sénégal, furent, d’abord, les Hal pulaar.

Faut-il s’étonner qu’ils aient été, de ce côté-ci du fleuve, les meilleurs prosélytes, avec les Soninkés, de la langue française ? C’est pourtant que cette ethnie, rendue artificiellement minoritaire en ses lieux traditionnels d’établissement, par le tracé d’une ligne imaginaire séparant le fleuve en deux entités administratives distinctes, ont eu, ici et là, à lutter contre des dominations fortement associées à des langues. Comme je l’ai dit plus haut, il ne m’appartient pas de me prononcer sur l’intensité de cette domination en Mauritanie mais sa réalité me semble assez conséquente pour offrir, sinon une explication, du moins des pistes de lecture, à la problématique soulevée par monsieur Boïdaha.

Les langues, une richesse

Affichant, de surcroît, un mépris à peine voilé vis-à-vis des langues vernaculaires, auxquelles il ne semble pas inclure le hassaniya – un courage qui eût, pourtant, donné, à son discours, une toute autre dimension – il m’offre, enfin, avec son évocation anecdotique du breton, la langue de mon grand-père maternel et de ma grand-mère paternelle, l’occasion de regretter, à soixante ans passés, l’amputation culturelle que je ressens de n’avoir pu apprendre, enfant, l’idiome de mes ancêtres. La mère de trois de mes enfants est hassanophone et, gardant en mémoire la triple injonction du prophète au respect de la mère, avant celui du père, il est totalement clair, pour moi, que la langue maternelle de ces enfants est le hassaniya, langue au moins autant africaine qu’arabe, tandis que mon épouse et moi-même exigeons d’eux la mémorisation complète du Saint Coran et une perception dynamique, vivante, chaleureuse, universelle de l’islam.

Mais ils ont aussi une langue paternelle, le français, qui fait, de surcroît, partie de leur récent patrimoine national – butin de guerre, disent les Algériens – et j’entends bien qu’il l’utilise préférentiellement, dans leurs rapports avec moi. J’ai été, moi-même, assez bien éduqué dans cet idiome, pour savoir tout le bien qu’ils pourraient en retirer. Enfin, bien avant l’anglais ou l’espagnol, j’estime prioritaire leur apprentissage du pulaar, du soninké et du wolof. J’en suis convaincu : leur mauritanité, pleine, entière et contemporaine, passe par la connaissance de ses six langues. A cet égard et en ma condition d’étranger père de famille mauritanienne, je crois même pouvoir exprimer l’opinion suivante : tout haut fonctionnaire de l’Etat mauritanien – disons, à partir de préfet – devrait être capable de s’exprimer en chacune de ces langues…

« Je vous ai créés en peuples et nations différentes, afin que vous vous portiez mutuelle connaissance », nous a enseigné le Seigneur des mondes. Monsieur Boïdaha semble plutôt militer pour l’aplatissement des cultures, au rouleau compresseur du modèle anglo-saxon, de préférence au centraliste français (1). C’est tomber de Charybde en Scylla. Il paraîtrait donc que nous n’ayons pas tout-à-fait la même vision de la religion qui nous unit. Raison supplémentaire de prier pour l’élargissement de son point de vue et de lui conseiller de prendre, à cette fin, un peu de hauteur. Tout simplement.

Ian Mansour de Grange

 

  1. Auquel s’opposa un fédéralisme qui paya cher tribut à celui-là. Les000 morts des Chouanneries de 1793 (dont la moitié pour les seules Bretagne et Vendée, un véritable génocide) en témoignent. Cette dichotomie ne cessera de hanter la politique française, y compris coloniale. Charles de Gaulle n’y échappera pas et c’est, d’ailleurs – ironie de l’Histoire – l’échec de son référendum sur la décentralisation qui sonnera l’heure de sa retraite à Colombey-les-Deux-Eglises…

Source: Le Calame

 

Lire le texte auquel répond Ian Mansour:

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