KASSATAYA : Vous êtes un acteur aux multiples casquettes et au parcours riche et varié, comment peut-on vous présenter ?
ABDARAHMANE NGAIDE : Pour être précis j’ai fait toutes mes études en Afrique : du primaire à la maîtrise en Mauritanie et la thèse à l’Université Cheikh Anta Diop.
Mon champ de recherche est devenu par la force des choses l’analyse du discours. Je pense que ce virage théorique qui se dessine, depuis quelques années dans l’allure de mes textes académiques, résulte directement de mes interrogations permanentes sur la constitution du récit historique, base fondamentale de toutes les constructions identitaires. Vous me direz, certainement, que tout cela est lié à mon rapport à la Mauritanie et les difficultés inhérentes à la construction d’une histoire nationale. Je vous réponds oui. La multiplicité des énoncés historiques en Afrique, voire dans le monde, m’a conduit à m’interroger sur la construction de la trame historique, donc du discours qui la porte.
L’analyse du discours devient dès lors, l’élément constitutif de la recherche du sens ou des sens des activités humaines. Et l’un de ces premiers sens est bien sûr la question du comment vivre ensemble. Et de toutes les activités qui occupent l’homme, l’histoire en apparaît comme le fondement. J’ai envie de dire que tout est historique. D’ailleurs nous sommes là dans cette interview en train de faire de l’Histoire avec un grand H. Mais il faut bien saisir comment elle est construite, vécue, transmise et finalement objet d’enjeux mémoriels qui finissent par en déchirer le manuscrit originel et lui substituer d’autres. C’est cela certainement qu’on appelle la « réécriture » de l’histoire contre laquelle je m’insurge. On ne réécrit jamais l’histoire, on l’écrit et c’est tout. Vous voyez bien que je reviens à la construction des discours encore, leur écriture, leur sanctification avant leur transmission de génération en génération. Même écrite, elle peut faire objet de « relectures ». C’est cela qui m’intéresse dans l’histoire aujourd’hui : comment ces différentes relectures se font et finissent par gérer notre corps social ? J’essaie de suivre leurs non-dits, ce langage voilé par les mythes fondateurs et les fantasmes de la direction du monde à partir d’un point pensé fixe alors que, sans les autres, son existence n’a ni sens physique ni sens historique, donc inexistant.
Et pour satisfaire aux exigences de mon projet scientifique, je suis obligé d’emprunter les passerelles entre l’histoire, la philosophie, la littérature, l’anthropologie, la sociologie, la science politique et l’écoute attentive de mes interlocuteurs, l’observation perspicace des paysages que je traverse, l’appréciation des repas des autres, mon processus d’appropriation d’une partie de leur culture, de leurs interdits, de leur licite, de leur rire et bien sûr de leurs pleurs aussi. Je suis sur ce vaste champ des hypothèses, de l’interprétation, de la traduction et de la proposition. C’est un infini que seule une posture détachée peut me permettre de mettre en perspectives. Voilà le fondement essentiel des enseignements que j’ai reçus sur les deux terres si conjointes qu’elles se confondent par moment : la Mauritanie et le Sénégal.
Vous êtes enseignant chercheur en histoire, un domaine très sensible, quel est l’héritage de figures comme Cheikh Anta Diop, Ki-Zerbo Joseph, Amadou Hampathé et j’en passe ?
Je viens de vous dire que je propose une lecture. Elle ne peut se faire que par le biais de la discipline qui m’autorise à parler. J’ai parlé à l’instant de deux terres conjointes à se confondre en parlant de la Mauritanie et du Sénégal. Il s’agit donc bien de la continuité historique et sociologique qui les unit. Donc l’histoire est une merveille fondamentale. Normalement, l’histoire n’est pas un domaine sensible si on mesure sa complexité et sa centralité dans le devenir de l’humanité. C’est le lieu du sens assigné aux hommes dans leur vie. Je veux dire que l’essence de l’histoire est de se vivre telle qu’elle ne se dit pas et ne se raconte pas. C’est-à-dire qu’il faut que les hommes arrivent à relativiser leur histoire pour y découvrir toutes les constructions qui la subjectivisent. Pour cela il faut, vous dira Bourdieu « objectiver », exercer une intelligence sur l’ensemble de l’arsenal qui a présidé à sa naissance.
Donc, il s’agit encore de l’analyse du discours. L’histoire ne devient sensible que quand elle est manipulée et détournée de sa voie. C’est-à-dire quand elle oblige les gens à hausser la voix. Et dès qu’on hausse la voix on perd une de ces facultés qui font de l’homme un homme réfléchi, capable d’écouter le discours de l’autre. Il faut donc avoir une excellente écoute pour entendre le récit raconté pour lui opposer, dans le sens pédagogique du terme, un autre récit. Si les protagonistes s’écoutent, ils trouvent généralement des similitudes entre leurs récits, mais déformées, sur quelques pans, par la volonté de gouverner et de légitimer une position. Voilà comment l’histoire est rendue sensible, mais elle ne l’est pas dans son essence. Je crois fermement à l’interpénétration des histoires, des échanges culturels millénaires et intenses qui garantissent la survie de l’humanité.
Boubacar Diagana [NDLR, géographe mauritanien soninkophone], par exemple, comprend mieux que moi le pulaar car il a grandi et a passé plus de temps que moi dans cette culture, son seul défaut c’est son accent. Et pourtant c’est cet accent qui le représente en tant que soninké. Est-ce l’accent qui est important ou la maîtrise de la culture qu’on vit sans contraintes ? Qui doit lui en vouloir pour son simple accent ? Peut être Ciré Bâ [NDLR, historien mauritanien pularophone, ami de Boubacar Diagana] pourrait trancher cette question de lecture, mais par le biais de la pédagogie et non de l’injonction.
L’humanité est un vaste champ archéologique qu’il faut appréhender couche après couche sinon nous perdons notre temps, nous nous noyons à la surface de son écume.
Cheikh Anta Diop nous en a laissé des traces indélébiles dans ses différents écrits, Ki-Zerbo a laissé des livres indispensables : Les savoirs endogènes, et La natte des autres je crois. Le premier nous exhorte à la prise en compte de nos savoirs et le second se ferme pratiquement sur ce proverbe : « quand on dort sur la natte d’un autre, on risque fort de se réveiller à même le sol ». Et Amadou Hampaté Bâ nous a laissé cette maxime énigmatique : « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Elle est énigmatique pour l’historien, mais elle est l’une des marques indélébiles de l’héritage que nous laisse ce grand Homme. Vous voyez de vous-même que nous n’héritons finalement que de discours, mais il faut bien l’appréhender.
Aujourd’hui comment se conçoit la problématique dans le domaine ? La question coloniale et celle de la multiethnicité des Etats africains par exemple sont-elles toujours d’actualité ?
Je viens de dire qu’il faut éviter de se noyer juste au bord de l’écume, et que l’humanité était un vaste champ qui nécessite la patience de l’archéologue pour démêler les couches afin de mieux saisir les rapports entre chacune d’entre elles. D’où l’idée vérifiable des échanges de biens culturels entre les peuples. Nous avons toujours été victime de la seule analyse des échanges des biens marchands, pensant justement que les rapports marchands éliminent toute possibilité de « contamination » culturelle. Mais l’islam est arrivé dans nos contrées dans le sillage du commerce et la religion a survécu au commerce transsaharien, car un autre Livre venait par la mer dans le sillage aussi du commerce.
Tout cela s’est fait dans le respect de la différence, même si des dérives notoires ont endeuillé des peuples. Mais leurs héritiers sont toujours là. C’est pourquoi, je m’oppose toujours à ceux qui argumentent que la multiethnicité est un problème. En réalité elle n’est point problématique, c’est plutôt la tentative d’homogénéisation, d’effacement même, qui est à l’origine des heurts permanents, par exemple en Mauritanie. Je tiens aussi à dire que ce n’est pas une spécificité mauritanienne. Tous les pays du monde connaissent, à des degrés divers, des soubresauts liés à cette politique.
La question coloniale restera toujours là, car elle a remis en cause des discours sur notre histoire, érigé de nouveaux récits, figé certains d’entre eux, accentué les stéréotypes entre nos communautés, créé des frontières étatiques, mis en place les corps d’armée chargés de les surveiller, introduit l’acte de naissance, la nationalité, la carte d’identité et pire elle nous a légué l’Etat-nation jacobin « écrasateur » des différences. Enfin elle a participé activement à la tentative de solidification de nos différences au point de les rendre irréductibles. C’est explosif ! Voilà pourquoi les Etats ont été construits sur un modèle mono-ethnique dangereux et porteur de discorde sur un territoire formé de terroirs et de cultures ayant leurs différentes formes de structuration pratique, mais aussi mentale. Les indépendances n’ont pas effacé cette tache sombre.
Elles ont plutôt conduit aux partis uniques anthropophages qui souhaitaient moudre les différences comme si elles n’étaient que des graines de blé. Le management ne marche pas quand il s’agit de sociétés humaines. On gouverne, mais on ne se met pas à « gérer », car la gestion est conçue pour un court terme et non pour une éternité. « Gouverner s’est servir » dit-on ! Et pour bien servir, il faut bien prendre en compte l’ensemble des récits historiques de nos communautés pour tenter d’écrire un discours dans lequel tout le monde peut se reconnaître. Mais vouloir imposer un seul discours historique, c’est bien cheminer vers l’impasse générée par les conflits de procédures.
Nous ne sommes pas encore sortis de ce que le vieux Valentin Mudimbé [ndlr, philosophe Congolais, enseignant à l’université de Duke] appelle la « bibliothèque coloniale ». Et nous n’allons jamais sortir d’elle, car elle participe à l’écriture de notre récit aujourd’hui.
Je reviens à la première question, vous nous avez présenté votre parcours, comment vous définissez-vous entre la recherche, la littérature et l’engagement ?
Je me définis avec cette simple posture devenue un sacerdoce : « Je cherche à comprendre presque tout en même temps ». C’est fou ! C’est pourquoi, j’ai pris le chemin difficile de l’analyse du discours, comme je vous l’ai dit un peu plus haut. Qui cherche à comprendre ne peut se positionner dans le sens traditionnel du terme, c’est-à-dire s’engager tel que les gens conçoivent l’engagement dans nos pays. Mon engagement est donc littéraire. Il se lit dans les textes que je produis. Et je suis presque sûr de pouvoir assurer que je suis tellement engagé que j’ai du mal à me reposer. Ça « gamberge » toujours, dans ma tête, pour reprendre la pique amicale d’un collègue dont l’intelligence ne souffre d’aucune douleur.
Je suis un engagé qui n’a ni reçu de « mandat » ni bien sûr de compte à rendre à qui que ce soit. Enfin je rends compte à la science et à ceux qui appréhendent la valeur intrinsèque de la lutte littéraire que je mène avec d’autres. Si jamais ce n’est pas cela l’engagement, on peut considérer que j’ai échoué. Bon, les gens pensent que la littérature est inutile. Je les comprends, car notre monde est tellement pris par le sens du « clic » que nous sommes en train de perdre tous nos repères. Le verbe cliquer est le plus conjugué aujourd’hui dans le monde au point que nous avons toujours le nez dans quelque chose, sauf dans les livres. De là à dire que ceux qui écrivent agacent il n’y a que mon amertume, face à cette idée, pour vous le prouver. Et pourtant depuis la diasporisation des Mauritaniens, l’écriture est devenue l’une de nos mœurs. Il faut visiter les forums pour se rendre compte combien les gens aiment écrire. Mais ils ont un problème très sérieux, car ils semblent avoir pris le côté ludique des échanges. J’ai d’ailleurs un article qui paraît dans les Cahiers d’Etudes Africaines, au mois de septembre prochain, sur l’analyse du discours à travers l’analyse des discussions dans les forums mauritaniens. Vous voyez que, de manière inconsciente, je reviens encore au discours. C’est une logique.
J’en profite pour dire encore une fois que les hommes passent trop de temps à vérifier les discours, les agissements, les actes et même les gémissements des autres parce que tout simplement la confiance a foutu le camp. Je suis souvent attristé devant le manque d’espérance qui nous talonne. C’est ce manque d’espérance qui fait, qu’il faut bien savoir ce que Bassel [ndlr, surnom de Abdarahmane Ngaidé ]est en train de faire par exemple : se prépare-t-il à rejoindre le régime, s’occupe-t-il de la consultance, accumule des biens terrestres et pourquoi on n’entend pas sa voix et on ne le lit plus sur le Net ?
Mon seul problème c’est que je ne peux pas délégitimer ces questions. Elles sont recevables, donc compréhensibles. Mais j’ai envie de dire que Bassel est muet et produit du muet. Il faut donc se mettre à donner la voix que vous souhaitez aux textes qu’il produit. Mais ce risque que je prends, à l’instant, peut m’attirer le soupçon au point d’être classé parmi les vaniteux ou les élitistes. Mais si penser c’est être élitiste, je le suis volontiers et le réclame très fort. Bon pour être sérieux, je suis vraiment engagé dans le travail inlassable qui me mange tout mon temps de vie. Je suis engagé et non militant. Et cela s’explique.
Quand j’ai démissionné de Conscience et Résistance [ndlr organisation clandestine progressiste opposée au régime de Ould Taya], seule structure politique qui peut témoigner de mon passage dans l’un de ses rangs, car elle était clandestine et le cloisonnement était son principe de fonctionnement/fractionnement ( ?), j’ai écrit dans mon essai politique sur la Mauritanie que je retourne à ce que je crois être le lieu à partir duquel je peux combattre et donner un avis après une meilleure lecture de ce qui m’environne. Je pense que cette attitude me préserve des forces destructrices des courants politiques, de la ligne rigide d’un parti, des règles draconiennes qui accompagnent l’écriture du discours qui doivent être respectées de tous et des compromis-sions inévitables qui les alimentent. Le poids incessant de la gestion de tout cela me rend malade. Je crois que je suis devenu un peu trop exégète sur les bords ; j’ai donc besoin de beaucoup de temps pour me consacrer à cette bifurcation salvatrice.
Pour une publicité, ou un « scoop » si vous préférez, je sors dans les mois prochains deux romans et un long poème dédié à nos cousins des Caraïbes. L’un des romans sort en France (Une nuit à Madina Do Boé), le second (Mbourourou Mbarara) au Sénégal et pour le poème (Je… Kreyol) sa sortie était prévue en Guadeloupe, sauf dernière illusion. Un quatrième manuscrit est à l’étude dans une maison d’édition canadienne. Donc pour ceux qui ont pu constater mon long silence, ils peuvent mieux comprendre maintenant. Voilà le contenu que je donne à mon engagement.
Vous avez fait des recherches de doctorat à Cheikh Anta, vous y enseignez, qu’est ce qui a changé ? Comment agissent les nouvelles générations d’étudiants, et les nouvelles technologies de communications (de recherche) ?
L’université Cheikh Anta Diop a beaucoup changé physiquement comme intellectuellement. Le personnel étudiant comme enseignant s’est métamorphosé. C’est incroyable comme situation, mais c’est cela le charme de la vie aussi. Elle change toujours et donc il faut s’adapter aux réalités changeantes pour ne pas devenir complètement fou.
Vous savez, la naïveté humaine nous enseigne : « Ce n’est plus comme avant ! », mais justement dès qu’on appréhende cette réalité on devrait, normalement, se résoudre à essayer de trouver les mécanismes de faire survivre sa façon de vivre dans la façon de vivre des autres sinon on est presque dépaysé. Bon j’ai essayé de conserver mes premiers rapports avec l’université, c’est-à-dire que je passe, le plus souvent, pour un étudiant. Je suis toujours heureux que les gens me confondent à un vieil étudiant. Je ne sais pas pourquoi. Mais je crois que ma façon d’appréhender l’université de Dakar n’a pas varié depuis 1989. C’est extraordinaire que de se sentir toujours dans cette forme de lévitation non !
Bon pour la génération des étudiants, j’avoue que je suis toujours interloqué par la baisse terrible des niveaux. C’est mondial, il est vrai. Mais j’ai l’habitude de dire que ce n’est pas puisque c’est mondial qu’on a droit aux excuses. Non je ne crois pas. Vous avez parlé tout à l’heure de la colonisation, je pense que c’est aussi un héritage mal assumé de la part de l’Etat sénégalais et de tous les Etats africains. Voyez l’erreur fatale de la Mauritanie dans ce domaine. Elle n’a pas pris le temps, bousculée par son programme de construction d’une nation mono-ethnique, de lire l’expérience algérienne et marocaine qui, aujourd’hui, reconnait l’amazighité.
Les taux de scolarisation ont augmenté sans pour autant que l’intelligence et la qualité de l’école ne suivent. Le nombre de bacheliers à lui seul ne permet pas de mesurer le taux d’intelligence. Cette erreur de mathématique est fatale. Il y a aussi cette forte marchandisation du savoir et son orientation vers le management. C’est incroyable tout le monde veut devenir manager ! Nous vivons aujourd’hui dans une situation inédite, depuis deux ans nous n’avons pas de vacances et nos années académiques sont toujours perturbées. Là, au moment où je vous parle, je ne sais plus à quel semestre nous sommes. C’est incroyable, mais l’école sénégalaise est malade depuis plus de trois décennies. La dernière concertation a émis des propositions pour changer la trajectoire de l’enseignement supérieur et nous attendons les premières mesures.
Pour le dernier volet de la question, je pense que la « fracture numérique » dont on nous parle depuis plusieurs années ne nous empêche pas d’être branchés et d’être au top dans cette matière. Le e-learning est une réalité chez nous, mais tout cela cache mal le malaise de l’école.
Vous avez dédié votre recueil de poèmes aux victimes des années de braise en Mauritanie avec les massacres extrajudiciaires dont les noirs ont été victimes sous le régime de Ould Taya, quel espoir nourrissez-vous pour ce pays, sachant la place que représentent Boghé, Thidé, Arihara, Aioun dans votre vécu et imaginaire ?
Oui, il est dédié à l’ensemble des victimes de 1989 jusqu’en 1991 pour que jamais ce que nous avons connu ne se répète.
Si je dis qu’il n’y a pas d’espoir c’est manquer de sérieux. Vous avez cité plusieurs lieux (Boghé, Thidé, Arihara, Aïoun). Je ne sais pas comment vous avez fait pour aligner trois des quatre localités mauritaniennes qui entrent dans la construction de la trajectoire de ma vie. Mon père est originaire de Thidé, moi je suis né à Boghé, mais j’ai pris conscience de la vie réelle à Aïoun Al Atrouss. J’ai eu la chance de visiter presque toutes les grandes villes de Mauritanie quand j’étais jeune et réceptif à tout.
Donc je connais ce pays comme mon corps. J’ai eu l’opportunité aussi de traverser deux de ses cultures : la hassanya et la puular et parle merveilleusement bien toutes les deux langues. Ces moments de façonnement de ma personnalité ont accompagné le façonnement de la Mauritanie. Je suis presque sûr que cette situation a une grande influence sur ma personnalité, mon attitude voire mon discours. Je suis mauritanien et je n’ai ni besoin, ni surtout le temps de le prouver aux agents chargés de l’enrôlement. Ça saute aux yeux et c’est valable pour tous les Mauritaniens où qu’ils se trouvent dans ce vaste monde.
J’ai espoir, mais peut être que je ne serai plus là pour constater les profonds changements dont les frémissements se font voir d’ailleurs dans toute la Mauritanie. Parce que l’espoir ne se conjugue qu’avec le long terme. Des changements profonds sont en train de s’opérer et il faut savoir les écouter pour saisir le message qu’ils cachent. La sociologie de la Mauritanie change à une vitesse si vertigineuse qu’elle m’étonne et qu’elle doit alerter les politiciens pour qu’ils changent le contenu de leur discours sinon ils seront dépassés par les événements.
Beaucoup de choses sont devenues publiques, même si les actes quotidiens tendent à nous rappeler les anciens réflexes. Ils sont devenus des réflexes donc, il faut bien qu’on s’en débarrasse, mais il est impossible de se débarrasser de manière aussi aisée, de réflexes aussi profonds, et qui se réalimentent dans les subjectivités que les récits historiques sanctifient.
L’homme agit par l’esprit, donc il marque toujours son temps par des arrêts incessants. Mais le système qui écrase n’a plus de sens en réalité. Il est toujours là, car entretenu par une peur profonde de perdre des privilèges. Que ce soit pour la question terrible de l’esclavage ou que ce soit pour la question insoluble et non moins terrible du racisme, des habitudes têtues sont encore là et nous empêchent de voir la société en perspective.
A chaque fois je vais en Mauritanie, enfin entre Rosso et Boghé surtout, car ces dernières années je longe la route du sud, je vois des choses nouvelles, j’entends des bruits nouveaux et discute avec les gens tout le long du trajet des problèmes du pays sans peur, en hassanya ou en puular et très souvent en wolof. Le soninké j’entends quelqu’un le parler au téléphone. Donc quand le muet retrouve parole, il est difficile de le ramener à la case départ. Il se déchaîne. C’est ce qui se passe en Mauritanie. C’est inaudible, mais je vous jure que le rugissement de la société est là et qu’il va exploser un jour et ce jour nous écrirons un nouveau récit historique consensuel.
J’ai eu cette idée un jour. Si on développait l’axe sud, nous développerions une nouvelle culture qui s’efforcera d’irradier toute la société. Je le dis de manière rapide, car je crois fermement qu’une nouvelle culture mauritanienne n’apparaîtra qu’au sud. La nature même y contribue. Le peuple mauritanien est obligé de descendre vers le sud. Le sud est l’avenir du monde et cela se vérifie chaque année. Quand je m’exprime de cette façon, c’est pour vous dire que mon espoir reste vivace et qu’il suffit de se débarrasser des réflexes identitaires pour voir le résultat de l’ouverture à l’autre. Facile en paroles, mais difficile dans les actes quotidiens de notre administration et des hommes qui nous gouvernent. Voilà le problème majeur de la Mauritanie : le régime et le projet de société dont il est porteur. C’est pourquoi on ressent comme une démission ambiante de tous même ceux de la diaspora. C’est incroyable que l’histoire.
Depuis le temps colonial on ne cesse de vivre cette réalité sans pouvoir la changer. L’état postcolonial mauritanien né d’une grande difficulté allait lui aussi emprunter une voie difficile. Elle est devenue comme une impasse, comme je l’ai dit un peu plus haut, et donc ce sont les dirigeants qui doivent se rendre compte que nous sommes arrivés au bout de l’impasse. Il faut soit creuser un tunnel dans le dur basalte pour continuer ou se rendre compte qu’un autre chemin existe et l’emprunter pour le bonheur de notre diversité.
Notre diversité ne peut accepter la moulinette, celle qui écrase les corps, détruit les sens, rend l’histoire sensible au point de générer un discours xénophobe dont la matrice sera la répression et l’embastillement.
Quel est, quel va être aussi l’apport de l’histoire à une meilleure connaissance de nos réalités pour le bonheur de chacun ? Les histoires non élucidées ne constituent-elles pas des bombes à retardement ?
Comme je l’ai dit un peu plus haut, l’histoire est le lieu fondamental que nous ne devons pas quitter. C’est sur ce champ, ce seul champ que les Mauritaniens se retrouveront, car ce qu’ils partagent vaux mieux que ce qui les différencie. Déjà si j’évoque l’islam comme fondement, j’arrête la discussion et je prends le chemin de la mosquée pour rencontrer les autres Mauritaniens silencieux et rendant grâce à Dieu. Mais le constat est fait que nous oublions les principes fondateurs de cette religion ou bien nous les rendons in-opératoires quand la « volonté de puissance » surgit entre nous.
Et pourtant si, je creuse et deviens archéologue je découvre des couches de peuplement qui se superposent, des cultures émergent et complexifient mes hypothèses au point que l’hybridité naturelle de toutes les cultures se dresse comme le seul horizon possible.
L’histoire donne tout cela à voir. Nous devons aller de ce côté-là. Nous l’avons toujours négligé, car nous l’avons transformé en champ de luttes de préséance, d’antériorité quand nous avons voulu bâtir la nation sur le modèle d’une seule communauté. Nous avons suivi son discours issu d’un seul récit historique qu’il a voulu nous enseigner par imposition. Ce n’est pas possible. Un retour vers une histoire désensibilisée est le seul salut que nous avons sinon nous continuerons de fonctionner comme des automates programmés pour nous entredétruire.
Je suis historien et je sais que c’est l’histoire qui fonde l’humanité, c’est à partir d’elle qu’on crée la philosophie du vivre en commun, mais tant que nous ne comprenons pas les ressors qui structurent son discours nous resterons à la merci des luttes des écoles idéologiques. La montée de l’extrême droite, partout en Europe est liée, je crois en partie, à l’inacceptation de ce nouveau récit historique en construction depuis que plusieurs communautés de souches non européennes sont devenues visibles par l’accès à la citoyenneté de leur pays d’accueil.
Je pense que depuis le début, je n’ai fait que répondre au second volet de votre question. Il va falloir que les gens acceptent l’existence d’autres récits historiques, d’autres réalités culturelles, leur coexistence et leur accès à leur droit à l’expression. Tant que cela n’est pas réalisé nous nous rencontrerons toujours sur le champ des inlassables tiraillements.
C’est avec elle que nous construisons les discours qui nous gouvernent : le droit et les autres règles qui permettent aux sociétés de vivre en bonne intelligence. Voilà l’histoire telle que je la conçois et l’enseigne aujourd’hui.
En disséquant le Fuladu, peut on en faire une généralisation même si quelque part ailleurs les réalités sociales ont leurs particularités ?
Ah là vous êtes en plein dans mon champ. Tous mes projets actuels tirent leurs ressources de cette longue recherche qui a abouti à ce livre publié en novembre dernier (L’esclave, le colon et le marabout). Je crois fortement que, sans généraliser de manière péremptoire, la situation au Fuladu devait nous inspirer. Le Fuladu nous donne une excellente leçon d’histoire. Nous sommes là au cœur d’un royaume né dans la première moitié du XIXe siècle et qui fut l’œuvre d’anciens esclaves. C’est exceptionnel dans cette partie de l’Afrique de rencontrer un royaume de ce type. Il m’a toujours rappelé Haïti sans les comparer dans les détails bien sûr. Nous avons là tous les ingrédients pour apprécier la naissance et la constitution d’une communauté qui assume son histoire et qui souhaitait faire face à son destin humain.
Dans nos Etats modernes nous assistons à ces types de mouvement mais dont la vocation n’est point le renversement de pouvoir mais de changer la trajectoire de la société dans son ensemble. Les mouvements Haratins, pour prendre l’exemple de la Mauritanie, peuvent être versés dans ce lot. Ils ne cherchent pas, avec les autres mouvements comme celui des Négro-mauritaniens, à renverser le pouvoir, mais d’ancrer la démocratie qui orientera la nation vers le gouvernement des majoritaires comme en Afrique du Sud.
Le Fuladu a donc joué un rôle fondamental dans la consolidation de mes intuitions et dans leur traduction en texte pour penser la société et prouver mon engagement.
Quelle est votre lecture de la situation géopolitique sous régionale avec la recrudescence du fondamentalisme religieux ? Quel est l’avenir de l’islam soufi, au regard de ce qui se passe au Mali, en Tunisie par exemple où les salafistes s’en prennent aux symboles du soufisme ?
Depuis le déclenchement du conflit au nord Mali, je n’ai cessé de courir de rencontre en rencontre. De crier, de me chamailler avec les bailleurs de fonds, les diplomates et les spécialistes des ONG et organisations internationales. C’est incroyable ce que ce conflit renseigne sur l’organisation de l’Afrique, de l’Afrique de l’Ouest, du Maghreb et du monde. La guerre au Mali est une guerre mondiale localisée. Mais très désorganisée et dont l’issue est encore incertaine sur le plan de la réorganisation territoriale et ethnique de l’Etat malien moderne. De sa solution dépendra la configuration sur le terrain en Mauritanie, en Algérie, au Niger, au Sénégal et la reconfiguration de nos relations entre nous même et entre nous et la France de Hollande.
J’ai toujours douté de ceux qu’on appelle les fondamentalistes religieux. Je pense qu’il faut appeler les gens par le vrai prénom qui les désigne et décrit leurs actes : ce sont des acteurs de l’économie criminelle nés aux flancs du libéralisme, ce fléau mondial. Je pense que la vérité est là, sinon nous ne finirons jamais d’emprunter cette fausse piste de « choc des civilisations ». Le langage est important pour comprendre le « dessous des cartes ». Oui le Nigeria souffre depuis plusieurs années de cela, oui notre sous-région est perturbée par ces hommes qui n’ont pour territoire que l’infiltration. De vrais tacticiens qui déroutent nos armées mal équipées d’abord et plus occupées par la politique que par l’assurance de la sécurité qui garantit la survie de l’espoir d’un développement durable. C’est incroyable ! Je pense que cette guerre au Mali est bien tombée, car elle doit marquer un jalon important dans la révision de nos trajectoires. Nous sommes sommés de nous réunir, d’unir nos forces et de dialoguer tout le temps pour déjouer ces entreprises de destruction de notre vécu. Je veux dire que la géopolitique de la sous-région changera que cela plaise ou déplaise aux régimes qui nous gouvernent, car cela affecte aussi leur propre stabilité.
Le second volet de votre question est aussi au cœur du conflit. Sommes-nous en train de relire le discours historique de l’islam ? En tout cas nous interrogeons deux récits historiques qui combattent depuis toujours. Et voilà que surgit un problème d’interprétation qui détruit notre tissu social. Vous voyez pourquoi je m’intéresse au discours. C’est lui le problème, le grand problème. Il cache trop de choses au point qu’il faut devenir un véritable archéologue pour comprendre ses subtilités. Tout cela est une histoire de langage et donc je crois que ce sont les soufis qui vont gagner, car ils consacrent leur temps à la réflexion. On ne pratique pas la religion si on ne réfléchit pas. La preuve c’est que les animaux n’ont aucune religion. La religion est conçue pour nous organiser, c’est un discours de méthode qu’il faut bien lire et très bien comprendre, car un musulman, un vrai est inviolent. Il ne peut aimer la destruction de cette harmonie que Dieu nous a offerte.
Ce que le Sénégal a réussi depuis la fin de la fédération du Mali, à savoir l’alternance démocratique est un espoir ou une exception qui confirme l’échec de l’alternance ?
J’aime le Sénégal, car c’est un pays paradoxal. Il me permet de vivre plusieurs choses contradictoires à la fois. C’est pourquoi je m’y plais et j’ai eu aussi la chance de visiter l’ensemble des régions du pays sauf Kédougou. Je suis là depuis 24 ans. Je suis de la même génération que ceux qui gouvernent aujourd’hui le pays. J’ai tissé de fortes relations dans ce pays, mon pays aussi et participe de manière décomplexée à la réflexion sur son avenir. Je me permets de prendre la parole et en wolof en plus. Le Sénégal m’a donné cette chance de conforter mon engagement et donc mon appartenance au monde. J’ai appris énormément de choses ici au Sénégal. L’un des éléments fondamentaux, c’est la démocratie et la reconnaissance de la valeur des hommes malgré leur origine nationale.
Quand la première alternance s’est produite je vivais encore en France. Mais je n’ai jamais rompu avec ce pays car sa situation me préoccupait. C’est normal, c’est le seul pays stable de la sous-région ouest-africaine et donc son état de santé politique et social ne pouvait que me préoccuper.
La première alternance aurait dû être le lieu réel de la transition politique et économique du pays, mais malheureusement cela n’a pas été le cas. La seconde alternance, par contre, je l’ai suivie de seconde en seconde, car j’étais déjà bien installé au Sénégal émettant des avis et commettant des analyses osées sans être inquiété. Cette seconde alternance est une transition. J’ai l’habitude de dire tout autour de moi que l’actuel président ne réussira que quand il comprendra qu’il est un président de double transition : générationnelle et surtout morale et éthique dans la gestion des biens publics et des libertés garanties par la loi. Malgré la démocratie réelle qui règne dans ce pays, l’économie est laminée par 12 ans de régime libéral qui a enrichi une partie de ses clients au détriment des plus démunis du pays.
Nous ressentons les conséquences de cette situation d’abîme laissée par le régime passé. Tous les secteurs de la vie souffrent et une véritable refondation est nécessaire, et la classe politique qui accompagne l’actuel régime doit être sincère, logique et clairvoyante car le pays est gouverné par des jeunes pour des jeunes. Le prochain président sénégalais sortira des rangs des jeunes qui ont 30 ans aujourd’hui. Il n’y a plus place au recul, la parenthèse Wade a démontré que le pouvoir ne se gère pas dans la dilapidation des biens publics par un vieil homme se considérant comme un messie. Cette époque est révolue et le printemps dit arabe nous le prouve. Il faut reconnaître aussi que des infrastructures importantes ont été réalisées ou sont en voie d’être livrées, mais les pots-de-vin ont trop débordé du vase au point de conduire beaucoup d’hommes « puissants » en prison. C’est tant mieux pour la justice.
Vous comprenez donc que l’alternance est un espoir pour le peuple sénégalais et une exception sur l’échiquier politique ouest-africain voire africain.
Abdarahmane Ngaidé, merci d’avoir accordé cet entretien à www.kassataya.com dans le cadre de l’émission Duugu Deege.
Je vous remercie de cette opportunité que vous m’offrez pour reprendre langue avec mes compatriotes.
Dakar, le 09/06/2013
Propos recueillis par Ceerno Koone pour l'émission Duugu Deege de www.kassataya.com
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