‘’L’affaire des journaliers est très grave, c’est une abdication de l’Etat devant sa fonction essentielle de direction du travail’’

Crédit photo : Le Calame

Ladji Traoré, secrétaire général de l’Alliance Populaire Progressiste (APP).

Le Calame : Que pensez-vous de la gestion, par le gouvernement, de la grève, à Zouérate, des journaliers de la SNIM, que la Majorité impute à la COD ?

Ladji Traoré : Tout d’abord, je vous remercie beaucoup, je remercie le Calame de l’honneur qu’il me fait de m’interroger sur des questions d’une actualité aussi brûlante. Mais, concernant celle que vous me posez, sachez que vous vous adressez, avant l’homme politique, à un syndicaliste. Je vais donc commencer par vous donner la réponse d’un syndicaliste.

Rappelez-vous : la MIFERMA, en 1971, avait six cents travailleurs occasionnels journaliers. Et ce n’est qu’après la grève de 1971-72 que ces six cents ont été embauchés, tous ensemble, obtenant, de surcroît, un certain nombre d’avantages sociaux, comme la construction de logements, à Zouérate, et l’édification de ce qu’on appelle, à Nouadhibou, la « cité-chômage ». Ce n’est donc pas la première fois de son histoire que la SNIM a recours à de la main d’œuvre occasionnelle. Mais il y a un autre problème, aujourd’hui, avec ce type de main d’œuvre. De plus en plus, les entreprises opérant en Mauritanie – nationales, comme la SNIM, ou étrangères, comme celles qui viennent de s’installer – passent, au lieu d’embaucher directement les travailleurs, par des intermédiaires, des tâcherons ou des bureaux de placement, pour recruter. C’est devenu une véritable profession, vous le savez, un immense business. Je sais qu’on essaie, aujourd’hui, de faire passer, dans l’opinion, l’idée que l’embauche directe n’est pas nécessaire et que ce sont les sociétés elles-mêmes qui préfèrent passer par ces intermédiaires-là. De mon point de vue, c’est très grave, c’est une abdication de l’Etat devant sa fonction, essentielle, de direction du travail, qui consiste à recenser le potentiel de main d’œuvre et de techniciens et à les placer, en priorité, dans les sociétés qui viennent s’installer chez nous, sans passer par des intermédiaires. Le fond du problème est là. Etre embauché et déclaré à la sécurité sociale, toucher un salaire régulier, correspondant à sa qualification, bénéficier des soins de santé et d’une pension de retraite garantie, c’est vraiment mieux que de passer par des accords circonstanciels. Je pense donc que le problème vient de loin. Ce n’est seulement que les accords aient été mal gérés par l’administration, non, il y a un problème de fond, il s’agit du statut du travailleur dans ce pays. Qu’on abolisse, sinon minimise, dans un cadre strictement défini, le travail intérimaire et qu’on embauche directement les citoyens avec des salaires et autres droits complets, telle en est la solution.

– Entre la COD qui conditionne sa participation aux élections à la formation d’un gouvernement d’union ou d’ouverture, une majorité présidentielle qui le refuse et déclare que les élections auront lieu, quoiqu’il advienne, à la date fixée par la CENI, et un président de l’Assemblée nationale qui tente de rapprocher les positions, le dialogue auquel chacun se dit disposé a-t-il encore une chance ?

Avez-vous lu le document de compromis national du président Messaoud ? Si vous l’avez lu personnellement, vous comprenez bien que je sois, moi, secrétaire général de l’APP, convaincu de la valeur de cette initiative. Nous avons le plaisir d’y avoir associé un panel important de gens et de structures : association des maires, société civile dans son ensemble, patronat, centrales syndicales et, naturellement, tout le personnel politique. A l’heure où je vous parle, personne n’a dit qu’il n’est pas d’accord pour le dialogue. Mais le dialogue ne se déroule pas dans la rue, il faut que les partenaires trouvent un agenda, puissent s’asseoir, se parler et arriver à des compromis nécessaires. C’est la position de Messaoud Ould Boulkheïr, moi-même et notre parti. Nous ne sommes pas pressés, nous sommes convaincus que le dialogue est incontournable, dans les conditions actuelles du pays, si l’on veut aller en paix, vers des élections inclusives et justes. Et là, nous, nous posons notre condition. Il faut que le recensement soit revu, parce que l’enrôlement n’est pas réalisé correctement. Ni à l’intérieur du pays ni, surtout, à l’étranger. Nous voulons que les Mauritaniens de l’intérieur, comme les Mauritaniens de l’étranger, participent à ces élections. C’est leur droit fondamental. Nous pensons qu’il ne faut priver aucun mauritanien, où qu’il se trouve, de ses droits. Le recensement est mal fait, il y a des blocages qu’il faut lever rapidement, avant le recensement à vocation électorale (RAVEL) et disponibiliser les cartes d’identité à temps. Il y a trop des gens recensés depuis longtemps qui attendent encore leur carte d’identité et l’on entend dire, comme je l’ai lu dans une interview ce matin même, que les cartes produites et distribuées ont rapporté 2,5 milliards d’ouguiyas. Mais ce n’est pas une opération commerciale ! Ce n’est pas une affaire, c’est un travail citoyen, c’est un travail politique. Il faut permettre à tous les Mauritaniens de se faire recenser et de participer régulièrement aux élections. Nous, c’est le préalable que nous posons à tout. Le reste, nous pensons que c’est à la classe politique, quand elle va s’asseoir autour d’une table, de trouver un compromis – il est nécessaire – et d’apporter des solutions apaisantes pour le pays.

– En dépit des manœuvres et publications, par les protagonistes, de leur vision sur les élections, le facilitateur qu’est le président Messaoud garde un silence troublant, pour la classe politique. Vous qui l’approchez, pouvez-vous dire, à l’opinion qui guette sa sortie, dans quel état d’esprit il est aujourd’hui ; en bref, qu’est-ce qu’il mijote ?

– Je vous remercie. Je pense, comme je l’ai toujours dit, que nos collègues les journalistes sont trop pressés. Comment le président Messaoud peut-il lancer une initiative aussi importante, audacieuse et compliquée – parce que faire s’asseoir, autour d’une même table, la COD, la CMP et la CAP, discuter et arriver à compromis n’est pas chose aisée – sans prendre le temps que cela doit prendre ? Il faut donner du temps au temps.

– Mais il y a des élections qui approchent à grands pas ?

Nous pensons, justement, qu’il ne revenait pas à la CENI de fixer, de manière unilatérale, la date des élections. La CENI doit faire preuve de sagesse, suivre l’évolution de la scène politique, les tractations et opérations en cours, comprendre, en définitive, vers quoi se dirige la classe politique et non pas fixer, comme ça, de manière unilatérale, la date, imposer un calendrier… Non, ce n’est pas dans ses prérogatives ; non, ce n’est pas son rôle. Son rôle, c’est de s’assurer que l’ensemble des conditions politiques, civiles et techniques sont remplies, pour fixer la date. Nous pensons que nous en sommes loin, surtout au plan politique.

– La COD a choisi, depuis quelque temps, d’accabler le pouvoir qu’il accuse de transformer la Mauritanie en narco-Etat. Ne pensez-vous pas que son attitude perturbe le climat de dialogue ?

Monsieur Dalay Lam, je vis, comme vous, cette atmosphère pénible, je suis plus ou moins informé que les gens de la COD mais je suis, en tout cas, de ceux qui n’aiment pas jeter de l’huile sur le feu. Quand on veut négocier, on doit s’abstenir de raviver les flammes. Sinon, on a vu, autour de nous, au Mali, dans tout le Sahel et jusqu’au golfe de Guinée, ce qui peut résulter d’une telle attitude. Nous ne sommes pas des boute-au-feu, bien au contraire, nous voulons la paix et nous nous efforçons d’apaiser la tension.

– Pour autant, le pouvoir peut-il faire fi des revendications de l’opposition, relatives aux garanties de transparence des élections ?

Bon, les boute-au-feu ne viennent pas d’un seul côté. Nous l’avons déploré et le président Messaoud l’a dit au président Aziz, nous l’avons dit en maintes interviews : nous estimons que le rôle du président de la République est de rassembler tous les Mauritaniens, rassembler l’ensemble de la classe politique mauritanienne, afin de parvenir aux indispensables compromis pour aller à des élections pacifiques, inclusives et transparentes ; mettre, en suivant, le pays sur les rails, comme le prévoit les négociations antérieures. Tout le monde sait qu’en matière de démocratie, nous en sommes au tout début. Le devoir nous commande patience et négociation. Pour le moment, nous demandons, aux uns et aux autres, de nous aider à trouver un agenda consensuel, pour que s’ouvre, le plus rapidement possible, les négociations vers la sortie de crise.

– Le président de la République vient de désigner le général Negri pour commander les troupes mauritaniennes qui seront envoyées au Mali. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que ce qui se passe au Mali, c’est, d’abord, une crise de la zone sahélienne. La Mauritanie est directement concernée par la recherche de la paix et la sortie de crise dans ce pays voisin et frère, tel que le souhaite l’ensemble des pays africains et de la sous-région. La Mauritanie doit être le porte-drapeau de cette initiative-là, aller sur le terrain, pour contribuer à la réconciliation entre les Maliens. Certes, nous avons accueilli le MNLA chez nous, en Mauritanie, mais nous ne devons pas être partie prenante, ni pour le MNLA, ni pour le gouvernement malien. Nous devons respecter et l’intégrité territoriale du Mali et la nôtre propre, parce que, qui dit intégrité territoriale du Mali pense aux débordements éventuels. Quant à la spécificité de votre question, je pense que le général Negri sera à la hauteur, parmi ses pairs, pour contenir et cantonner les protagonistes, éviter des débordements et des massacres ; veiller à la paix et à la souveraineté du Mali. Je crois que, sur ce plan, la Mauritanie a un grand rôle – peut-être même, le premier – à jouer.

– L’Alliance Patriotique a, dans une sortie récente, dénoncé l’« achat des consciences », alors même que la campagne n’a pas commencé. N’est-ce pas inquiétant ?

– Si, il y a des choses qui nous inquiètent, j’aurais dû le dire tout de suite. J’ai évoqué, tantôt, les difficultés que les citoyens éprouvent pour se faire recenser et il y a des gens qui en profitent pour acheter des consciences. Avec les lenteurs dans le retrait des cartes, pour les citoyens déjà recensés, ça laisse de la place, à certains politiciens ou à des commerçants, je ne sais pas, qui les conduit à distribuer de l’argent aux citoyens démunis – par exemple, une famille de dix à quinze personnes qui peinent à mobiliser le montant nécessaire pour retirer leurs cartes. Les irrégularités constatées, dans le recensement, la distribution des cartes d’identité et des passeports, ont ouvert la voie au commerce que nous dénonçons. Nous pensons que l’état-civil doit jouer son rôle et ce n’est, évidemment pas, une fonction commerçante, alors que l’agence se glorifie d’avoir récupéré 2,5 milliards d’ouguiyas. C’est surprenant. Ses responsables disent même que l’argent récolté pourrait déjà rembourser le coût du projet et de l’administration. On parle de quoi, là ? D’un service public ou d’un business ? Comme je l’ai dit, le rôle de l’état-civil, c’est un devoir citoyen, c’est à-dire, garantir, à tous les nationaux mauritaniens, d’avoir des pièces d’identité pour pouvoir se déplacer et voter, dans des conditions sécurisées. Oui, il y a grand commerce et nous le dénonçons.

– A votre avis, d’où vient-il, ce commerce ?

Il vient du côté des gens qui y ont intérêt. Des gens qui ont de l’argent, les gens qui veulent transformer la politique – une affaire d’idéal et de programme qu’ils n’ont pas – en une affaire de sous. Nous ne faisons pas partie de cette catégorie et nous dénonçons ces pratiques qui n’ont rien à avoir avec la politique.

Propos recueillis par Dalay Lam

Source  :  Le Calame le 06/06/2013{jcomments on}

 

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