Sahel: les secrets d’un sauveur d’otages

(Crédit photo : Loungué / l'Express)

L’Express a pu rencontrer en exclusivité le Mauritanien Moustapha Limam Chafi, « conseiller spécial » du président burkinabé et négociateur lors de prises d’otages. Celui-ci a notamment rencontré les chefs terroristes Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar.

Avec ses 15 otages -sept détenus dans le Nord-Est malien et huit, dont quatre enfants, dans le nord du Nigeria- la France est la nation occidentale la plus affectée par l’industrie du chantage djihadiste. Que faire? Menées par les forces spéciales, plusieurs tentatives de libération ont échoué, au Mali comme en Somalie. Négocier en coulisse le versement de rançons? Officiellement, Paris s’y refuse. Mais dans l’ombre, des intermédiaires s’activent. En exclusivité pour L’Express, l’un d’eux, le Mauritanien Moustapha Limam Chafi, dévoile l’envers du décor. Témoignage d’autant plus précieux que l’intéressé a « pratiqué » l’émir d’Aqmi Abdelhamid Abou Zeid et son rival, Mokhtar Belmokhtar, entré en dissidence à l’automne dernier. Deux stratèges terroristes que l’armée tchadienne, engagée dans le nord du Mali aux côtés des forces françaises, affirme avoir tués récemment, même si Paris et Alger s’abstenaient encore, le 4 mars, de confirmer leur élimination. Une certitude: voilà quelques jours, Abou Zeid tenait encore en son pouvoir le sort de sept captifs français.

Lui a vu les larmes du Borgne. Ce jour-là, au coeur du désert malien, l’émissaire Moustapha Limam Chafi retrouve Mokhtar Belmokhtar, ainsi surnommé pour son oeil perdu, contrebandier puis émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), commanditaire de divers attentats et prises d’otages -dont l’assassinat, en 2007, de quatre touristes français dans le Sud mauritanien-, et futur cerveau de l’assaut meurtrier lancé le 16 janvier sur le site gazier d’In Amenas, en Algérie.

« Je lui ai parlé de son enfance, et il a pleuré devant moi, raconte l’envoyé du président burkinabé, Blaise Compaoré. Ses parents venaient de lui demander de l’aide, mais en vain. A l’en croire, il gérait depuis son retour du front afghan les fonds du djihad, mais n’avait pas un centime à lui. » Rarissime accès de faiblesse. Car Chafi se souvient aussi des rugueuses tractations engagées avec le caïd salafiste algérien pour arracher la libération de captifs occidentaux.

Tout commence quand, à la demande d’Ottawa, Compaoré dépêche son conseiller de l’ombre sur les traces du diplomate canadien Robert Fowler et de son assistant, kidnappés en décembre 2008 au Niger puis acheminés vers le nord du Mali. Médiation adoubée par Belmokhtar, dont les affidés mauritaniens connaissent Chafi, un compatriote. Avec le concours d’un Touareg, employé à Gao d’une ONG américaine, et d’un homme d’affaires familier des marchandages sahéliens, celui-ci parvient au terme d’une angoissante méharée au lieu du rendez-vous, no man’s land lunaire et hostile. « A cet instant, confie-t-il, j’ignorais si j’étais au Mali, au Niger, en Algérie ou en Mauritanie. » Méfiant, « Al-Laouar » -le Borgne- le reçoit, son unique oeil valide rivé sur l’écran d’un PC où s’affiche la photo du visiteur. S’engage alors un interrogatoire tendu.

« Ici, seule vaut la règle de Dieu »

« Comment s’appelle celui qui te mandate? – Blaise Compaoré. – Est-il musulman ou kafir [infidèle]? » Dans l’urgence, Chafi improvise, empruntant au récit de l’hégire -l’exil du Prophète- la figure du négus d’Abyssinie, souverain chrétien mais bienveillant envers les disciples de la « vraie foi ». L’argument porte. Belmokhtar assène alors à son hôte un long prêche sur la noblesse du djihad et les méfaits de cet Occident exécré en Irak, en Afghanistan et en Palestine. A la nuit tombée, Chafi aura droit en prime à une séance de cinéma vérité censée exalter les faits d’armes des insurgés islamistes tchétchènes… Dans l’immédiat, il émet le voeu de voir les otages. « La loi canadienne proscrit tout versement de rançon », prévient-il. « Tu n’es pas au Canada! riposte le geôlier en chef. Ici, seule vaut la règle de Dieu. »

Il n’y aura donc ni rencontre avec les détenus, ni photo, ni vidéo. Mais tout juste un accord pour un échange téléphonique ultérieur entre leur famille et eux. Fortuitement, l’émissaire apprend que Belmokhtar et les siens ont décidé de liquider l’assistant de Fowler après son départ. « Je resterai ici, lance-t-il à l’émir, jusqu’à ce que tu t’engages à n’exécuter personne. » Le tandem sera libéré, sain et sauf, en avril 2009. Tout comme, en août suivant, un trio d’humanitaires espagnols qui lui aussi revient de loin. Car, s’il échoue à libérer le Français Michel Germaneau, 78 ans, bientôt assassiné en représailles, le raid franco-mauritanien déclenché quatre semaines auparavant a coûté la vie à sept combattants d’Aqmi ; Chafi abrège aussitôt son omra -le « petit pèlerinage » à La Mecque- et fonce au Sahara pour convaincre « ses » ravisseurs que Madrid n’est pour rien dans l’attaque manquée. La contrepartie de tels dénouements? Du cash -« beaucoup moins que les millions d’euros par tête avancés dans les médias », jure le négociateur- et l’élargissement de « frères » djihadistes emprisonnés.

Il admet être « sollicité » côté français

Au printemps de 2012, l’envoyé de Ouagadougou prend langue à Tombouctou avec Abdelhamid Abou Zeid, le gourou djihadiste qui a supplanté son rival Belmokhtar. Celui-là même qui, en 2009, aurait égorgé de ses propres mains le Britannique Edwin Dyer. « Idéologiquement, soupire Chafi, il était dix fois plus raide. Tyrannique, nerveux, vindicatif, capricieux. Quasiment impossible de discuter. » Dommage. Car Abou Zeid, admet-il, « tenait entre ses mains » le sort d’au moins six des otages français: deux ingénieurs enlevés à Hombori (Mali) en novembre 2011 et quatre des sept employés kidnappés sur le site Areva d’Arlit (Niger), en septembre 2010 -les trois autres (Françoise Larribe, un Togolais et un Malgache) ayant été relâchés cinq mois plus tard contre rançon par l’entremise de l’ancien colonel Jean-Marc Gadoullet. Jusqu’alors secret, le barbu fanatique sortira de l’ombre en décembre 2012 via un message vidéo dans lequel, en réponse à l’appel du frère cadet d’un de ses prisonniers, il accuse Paris de « bloquer » toute issue négociée.

« Sans doute les Français ont-ils été dispersés dans le massif des Ifoghas [bastion du noyau dur djihadiste, dans l’extrême nord-est du Mali], avance Chafi. Mais où? Les contacts sont rompus. Ni canaux ni téléphone. L’opération Serval alourdit la menace qui pèse sur eux. Pour autant, ils n’ont de valeur que vivants. Quand les kidnappeurs cèdent à la logique de châtiment, ils en exécutent un ou deux et le font savoir. » S’il admet être « sollicité » côté français, Moustapha Limam Chafi nie avoir jamais traité en direct avec l’Elysée. Tout passe, selon lui, par le président burkinabé, son chef d’état-major et son appareil de renseignement. « Chacun son rôle, nuance un ambassadeur de la région. Je ne le vois pas moi-même, mais nos services s’en chargent ; et on le suit de très près. » « A mon sens, renchérit un autre diplomate, nous gagnerions à recourir davantage à son expertise… »

Une guerre déclenchée avec cinq ou six ans de retard

La tâche est aléatoire, ardue, exténuante. « Négocier avec Belmokhtar ou Abou Zeid, c’est tenter de rapprocher deux mondes que tout oppose, constate le messager du désert. Pour sauver ces vies qui tiennent à un fil, il faut trouver les mots, gagner du temps, prolonger un sursis, déjouer les suspicions. Dès que le processus traîne, vous risquez de passer pour un traître ou un espion. » Voilà peu, Chafi a d’ailleurs installé son épouse et leurs quatre enfants au Maroc: il ne les sentait plus en sécurité à « Ouaga ». « Quand on traite avec de tels clients, admet-il, le maillon faible, c’est la famille. »

Sur le fond, le Sahel-trotteur s’est forgé au fil des missions deux certitudes. D’abord, cette guerre contre le terrorisme a été déclenchée avec cinq ou six ans de retard. « Il aurait fallu agir quand, faute de sanctuaires, les phalanges armées, dotées à l’époque de quelques pick-up, changeaient de base trois fois par jour. Mais personne n’a vraiment réussi à les infiltrer. Les Occidentaux misent trop sur la technologie, pas assez sur l’humain. » Ensuite, le péril majeur réside moins dans l’essor d’Aqmi et de ses satellites que dans l’enracinement, par le jeu d’alliances matrimoniales, de foyers islamistes locaux, enclins à recruter au sein d’une jeunesse désoeuvrée, donc perméable. Au royaume du Borgne, la haine est aveugle.

Relève 

La mort probable d’Abou Zeid et celle, très hypothétique, de Mokhtar Belmokhtar ébranleraient Aqmi sans l’anéantir. Le premier sévissait sous les ordres d’un Algérien désigné par le chef suprême Abdelmalek Droukdel et serait suppléé à la tête de sa katiba par l’un de ses fidèles. Quant à l’électron libre Belmokhtar, il pourrait si besoin être remplacé par son bras droit mauritanien, Hacen Ould Khalil.

Vincent Hugeux

Source  :  L’Express le 10/03/2013{jcomments on}

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