Pourquoi il n’y aura plus d’autres élections en Tunisie

Depuis qu’il a remporté les élections du 23 octobre 2011, le parti islamiste Ennahda outrepasse dangereusement ses pouvoirs. La démocratie tunisienne naissante est en danger de mort, s’alarme l’écrivain Taoufik Ben Brik.Ennahdha fait fi des lois de la république, même liberticides.

Les cas de crimes contre l’Etat et non de crimes d’Etat —acceptables à la limite— sont innombrables: affaire Kamel Ltaief (Ltaiefgate) ou l’écoute téléphonique illégale, affaire Sami El Féhri ou la cassation par le parquet d’un jugement de la cour de cassation qui relaxe l’accusé détenu arbitrairement, lynchage de Lotfi Naguedh sur la place publique.

Permissivité accrue de la violence parallèle et des escadrons de la mort (salafistes, gardiens de la révolution, Association Ikbiss —serre la ceinture, association des Imams…).

Tueries non justifiées de manifestants à Sousse, Douar Hicher et devant l’ambassade américaine, tirs à la chevrotine à Siliana, moudahamet, violations nocturnes et collectives de domiciles à Hay Al Milaha, Sidi Bouzid, Menzel Bouzaiene, El Omrane, El Fahs, Jerissa, Gabès, el Hancha.

Prises d’assaut des locaux de l’Union Générale des Travailleurs tunisiens (UGTT), sabotages des manifestations, meetings et réunions des partis adverses (Nidaâ Tounes, Front populaire, Al Massar, parti républicain…), passage à tabac, rapt et kidnappings, procès pipés, racket, corruption, soudoyement, manipulation, fabrication de faux complots politiques de désinformation tous azimuts,

Mainmise gargantuesque sur les rouages de l’administration et des pouvoirs de proximité (ministères régaliens ; justice, intérieur, affaires étrangères, gouvernorats, sous préfectures, ambassadeurs, direction des entreprises publiques, institut national des statistiques, médias privés et publics, universités, lycées, écoles).

La naissance d’une dictature

L’intention est claire: démembrer le tissu de la société civile (syndicats, associations non gouvernementales, ligues des droits de l’homme, femmes démocrates, patronat…) et créer des organisations vraiment gouvernementales (OVG)… Usurpation de la légitimité depuis le 23 octobre 2012, date convenue pour la remise du parchemin de la constitution.

«Le parti Ennahda n’avait nullement l’intention de respecter les règles de la démocratie et du sacro-saint principe de l’alternance. Le jeu électoral n’était pour ce parti qu’un cheval de Troie pour s’introduire dans la demeure, se cramponner comme une hydre et se propager dans les entrailles de l’Etat comme un cancer pour métastaser. J’y suis, J’y reste. Pour eux, la démocratie fonctionne une seule et seulement une seule fois… et puis on passe à la dictature»,explique Riadh Touiti, publiciste de renom.

«Mais pas n’importe quelle dictature. Les Nahdaouis la veulent absolue, obsolète, archaïque et anachronique. Pas de séparation des pouvoirs, pas de contre-pouvoirs, multipartisme, liberté d’expression, liberté de culte, liberté de manifester, laïcité, droit de grève, égalité, liberté, dignité. Une dictature importée des pays du golfe wahhabites, la dictature des tribunaux d’inquisition préconisée par les idéologues de l’internationale islamiste qui surveille tes goûts vestimentaires, alimentaires et te poursuit jusque dans ta chambre à coucher», renchérit-il.

Démembrer l’Etat et son noyau immunitaire de la société civile contre toute tentation tyrannique et rejeter les lois de la res-publica pour introduire les us et coutumes de la tribu. «Ghannouchi, tu as clochardisé l’Etat», lâche Hassen Ben Othman, romancier et auteur de Abbas Perd le Nord.

«Ennahda ne fait que gagner du temps pour imposer sa pax. En somme, il n’y aura plus d’autres élections, et même si elles auront lieu, Ennahda fera tout pour les gagner quitte à les truquer»,poursuit le père d’Abbas.

Dieu partout

Ainsi Ghannouchi nous condamne à supporter son olympe. Son califat. Il s’est muré vif, et l’Etat avec, dans ce sarcophage qui lui donne les suprême pouvoirs. Un calife. L’immortalité au bout.

Je veux juste rappeler la question posée par les anciens: «peut-on réveiller quelqu’un qui dort sans le fâcher? Ce n’est plus d’une fiole scellée que s’échappent les djinns, et si on s’en tient aux contes de Schéhérazade, les bouteilles mortelles sont disséminées sur les sentiers».

Ouled Ahmed, poète du vin et de l’amour s’insurge:

«un 6e califat, Reich, est en cours. Il y a un avant la légalisation du parti Ennahda… et guère un après. Point de non retour. Une porte ouverte sur l’abîme qui ne se refermera point. Fallait y penser avant d’ouvrir la boîte de Pandore. Fallait jamais l’autoriser. On peut toujours palabrer sur la victoire sans équivoque d’Ennahda et discuter la défaite des partis temporels. Tout ça n’est qu’un détail de l’histoire. L’atout majeur, le seul, dans toute cette histoire, c’est dieu. Le 23 octobre 2011, le Tunisien a voté Ennahda, hizbrabi, le parti de dieu. Dieu avec qui il y a cinq rendez-vous par jour. Dieu des Aïds, dieu de ramadan, dieu de la Mecque. Dieu dans tous les débats. Dieu du berceau et du cercueil. Dieu de tout.»

Oueld Ahmed assène:

«En un mot: si le socialisme ou le libéralisme sont des « ismes », l’islamisme est un mode de vie. Un way of life. En face une cohorte de partis modernes qui ne fait pas le poids. Que peut Nida Tounès, le Front populaire ou le pôle devant dieu? Grosso-modo, Ennahda est partie pour garder le saint Graal pour mille ans.»

Le cauchemar du Tunistan

Sur quoi va-ton déboucher? Un romancier d’une autre contrée, Mikhaïl Boulgakov, est l’auteur d’un jugement terrible. Il préfigure le Tunistan de demain dans sa narration: «oh! seul celui qui a déjà été vaincu sait ce que signifie ce mot. Il ressemble à une chambre dont le papier est mangé par la moisissure verte… Il ressemble à du beurre rance, à un petit monstre rachitique, à des injures obscènes lancées par des voix de femmes dans l’obscurité. En un mot: il ressemble à la mort.»

Désormais, tout est clos. Sans issue. La seule soupape de sécurité, c’est suivre le guide, l’Ayatollah. Sur l’échiquier, les pièces maîtresses sont comme pétrifiées. Un coup du berger qui neutralise et suspend la partie. Le temps pris en otage, confisqué.

Tahar Belhassine, directeur d’El Hiwar Ettounsi, télévision résistante, s’esclaffe:

«Depuis le 23 octobre meurtrier, je pense à ce qui nous attend, et cela me donne envie de pleurer. Mais aussitôt je peste contre moi-même et je résiste toute la journée, participant et m’acquittant de mes devoirs de citoyen. Mais tous les soirs, sans faute, je sens s’effondrer d’autres pierres sur lesquelles repose mon espoir».

«Mon épouse, mes amis, mes proches me retiennent et je les retiens. Nous nous refusons à partir, même s’il est de plus en plus difficile de vivre ici. Je leur dis que quelqu’un doit rester pour soutenir les poutres du toit, puis je m’endors pour ne pas « cauchemarder » éveillé.»

Ne pas se rendre

Le désenchantement en guise de lucidité? Evoquant Spinoza, Gilles Deleuze parle de ces angoisses modernes: «la tristesse, les affects tristes sont ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser.»

Des poussières d’individus, sans conscience, sans éthique, sans repère, sans dignité, sans liberté, sans savoir, sans fertilité, voilà la solution d’Ennahda. Ils oublient que l’homme descend du songe. Et dans le songe, il y a espoir. The hope. On peindrai un autre départ.

Hannibal Barka fustige: «s’il n’y a pas un chemin, on ouvrira dans le roc des sentiers». Lumineux.

«Demain, j’essuierai mes larmes et je me convaincrai que l’heure est venue de serrer les dents pour s’attaquer à la Créature qui s’est octroyée un droit de vie et de mort sur le pays qui est le mien», poursuit Tahar.

«J’ai pas besoin d’être propriétaire, dit Simple. Il suffit que je vive dedans. Il faudrait une bombe atomique pour me faire sortir d’Harlem», écrit Langston Hughes. Tunis mon Harlem.

Sans le sou et malmenés, mais tenaces et toujours debout, nous sommes légions à refuser de nous rendre.

Taoufik Ben Brik

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