Souvenirs d’un grand talent

(Crédit photo : anonyme)

Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2001 disparaissait un frère, un ami, un compagnon : Beddah Ould Mahfoudh plus connu sous son nom officiel (état civil) Habib Ould Mahfoudh. Il était dans sa quarante-et-unième année quand il s’est éteint à l’hôpital Hôtel-Dieu où il avait été admis quelques jours avant.

La solidarité avait joué en ces jours funestes. Que tous ceux qui avaient apporté une aide, exprimé une affinité et un soutien aux parents et proches de Habib, le renouvellement de tous nos remerciements. Jeunes de l’exil, amis, proches, officiels et non officiels…

Je voudrai partager avec vous quelques passages, quelques réflexions, un florilège qui donne une idée de l’ampleur du travail accompli à travers la chronique «Mauritanides» qu’il a animée à Mauritanie-Demain, puis Al Bayane et enfin au Calame.

Ici, un billet sous forme de lettre écrite de Nouadhibou et qui décrit l’ambiance qui y prévalait :

«Vu de Nouadhibou, le Monde est un gigantesque poisson, contenant un poisson, que contient un poisson, dans un poisson, inclus en un autre…. Un vertige sentant la marée… Un tourbillon sentant la sueur… Une spirale sentant la magouille…

Ici, plus qu’ailleurs, partout ailleurs, se sent la dimension mythique du poisson. Les civilisations totémiques, les allégories bibliques, côté poisson, ce n’est pas si loin…

Ici, plus que partout ailleurs, on comprend que certains chercheurs s’évertuent de démontrer que nous descendons plus ou moins, du poisson…

On comprend, et on trouve normal, que, dans le ciel, brillent les étoiles de la constellation des poissons…

On trouve juste, et on comprend, que le poisson mange le poisson, que l’homme mange le poisson, que le poisson rapporte de l’argent, l’argent de l’argent, et l’argent du poisson… On s’étonne, ici plus qu’ailleurs, que la différence entre poisson et poison ne soit qu’un infime petit « S »… « S » comme SMCP…

Ici, à Nouadhibou, le poisson est un sujet incontournable. La conversation tourne obligatoirement autour de ces charmantes bestioles. Plus ou moins rapidement, plus ou moins directement… Sans doute plus plus que moins…

Qu’on parle de poissons quand vous parlez de la Mer, de la Mère ou du Maire, c’est normal… Qu’on en parle lorsque vous évoquez la Guetna, ça peut passer. Qu’un poème de Saadi serve de prétexte pour nommer tous les types de poissons, ça paraît déjà assez suspect… Mais ça devient carrément paranoïaque lorsqu’on vous fait valser les daurades sur les dunes de l’Aouker…

Et tous les soirs on se met à rêver… Qu’un jour la mer vomira ses poissons sur la plage, que l’harmattan déversera des milliers et des milliers de poissons congelés, qu’il pleuvra du poisson, qu’il poussera des poissons, qu’on moissonnera des poissons… Et les journées s’écouleront dans un délire continuel de fêtes qu’arroseront de grands verres d’eau de mer… Et l’on dansera sur des tapis couleur vert-dollar… Et les confettis de ces bacchanales seront des écailles de poisson scintillantes à la lumière d’un gros soleil rond sur lequel on pourra lire « Banque Centrale de Mauritanie »…

Et tous les gars du monde voudront bien se donner la main pour faire de notre planète un joli petit poisson. Et l’on lira dans le manuel de géographie que « la terre est un poisson tournant autour de lui-même en 24 heures et en 365 jours un quart autour du soleil »… Et un beau jour, à force de tourner autour du soleil, le poisson finira par rôtir… Et tous les crève-la-faim du monde, tous les damnés de la terre, tous les va-nu-pieds, tous ceux qui ne peuvent pas chanter « We are the World », tous ceux qui n’ont inventé ni la Bombe Atomique ni Coca-Cola, tous, ce mettront à manger… Et après deux ou trois révolutions (autour du soleil), du poisson, il ne restera plus que les arêtes…» (publié dans le numéro 5 de M-D, septembre 1991)

Al Bayane N°3 du 1er janvier 1992 : «Foutu bled de nom de Dieu pour la connaissance duquel on ne sait même pas s’il faut recourir à l’Histoire, la Géographie, la Chimie, l’Éducation physique, l’astrologie, la théosophie, la kabbale ou la numérologie»

Al Bayane N°50 du 25 novembre 1992 : «Quelques hommes aux moyens dérisoires se battant pour arracher à l’harmattan un espace état-nation(…) Ce n’est pas aujourd’hui qu’on trouverait des gens de ce calibre. Prenez l’actuelle équipe au pouvoir et projetez-la en 1958 ou au début 60. Imaginez le résultat. Trente boutiques dans le meilleur des cas. Un terrain vague et un feu de brousse, dans le pire. Deux boutiques, une chèvre et un fusil Lebel dans le cas intermédiaire».

Al Bayane N°20 du 29 avril 1992 : «Avant le 12-12 on comptait la Mauritanie avec les pays de l’ouest africain. Après elle disparaît des cartes, sans réapparaître nulle part ailleurs. Avant, on appelait la Mauritanie ‘Terre des Hommes’, après le douze-douze, c’est le milieu de nulle part, c’est la République Infestée de Mouches, le pays où le flic ne se couche jamais. Avant, on nous donnait quelques sous et on nous prêtait quelques petites choses qu’on oubliait de payer. Après, on est toujours aussi mauvais payeurs, seulement on accepte plus de nous prêter quoi que ce soit…»

Al Bayane N°9 du 12 février 1992 : «Tout ça finira par avoir raison de ce peuple fatigué, anémié, épandu sur les terres les plus inhospitalières que jamais chacal ait rêvées. Peuple de Mauritanie, repose en paix. Que la terre te soit légère. On se demande comment pourrait-elle. Elle te pesait lorsque tu étais dessus. Alors lorsque tu seras en dessous…De toutes façons, peuple de Mauritanie, tu es foutu.»

Passage d’un «Mauritanides» publié dans Le Calame N°33 du 14 février 1994 :

«La Mauritanie est devenue la Muritanie: le mur que construit Ould Taya autour de la Présidence de La République est en passe de s’achever (…) De quoi le Président a-t-il peur? Qu’est ce qu’il a à se reprocher, le Président? (…) On comprend que les gens de Jericho aient bâti des murs pour se défendre. Mais Ould Taya? N’est-ce pas à nous, tous les Mauritaniens, de nous entourer de murs contre lui? Qui de nous ou de lui fait peur, emprisonne, saigne à blanc, terrorise, prend le beurre et l’argent du beurre, expulse? Qui de lui ou de nous a les bombes lacrymogènes, les automitrailleuses, les fusils (…) Qui? Qui de lui ou de nous a transformé la Mauritanie en radeau de la Méduse? (…) La Mauritanie, si l’on s’en tient à la limiter dans l’espace, est limitée aujourd’hui à l’est par un mur, au nord par un mur, au sud et à l’ouest par un mur. Entre ces quatre, physiquement on trouve un Président pour lequel le pays se résume à sa personne et moralement, entre les quatre murs, un peuple prisonnier de son Président, lui-même prisonnier de son immobilisme, de sa naïveté, de lui-même et de ses illusions (…) Ould Taya vient de nous offrir un mur de lamentations. Nous y viendrons pour pleurer la dislocation de la Mauritanie (…) Nous avons encore, heureusement, nos yeux pour pleurer. Et un mur pour cogner nos têtes.»

Et enfin ce passage sur la conception que nous avions du journalisme, toujours actuelle : «Notre journal, que nous avons pensé différent d’une boutique, affirmait dès le départ qu’il ne prétendait nullement à « l’objectivité » (qui est une démission), ni à « l’impartialité » (qui est une vue d’esprit).

Nous partions d’un point de départ: toutes les vérités doivent se savoir.

Cela heurtait beaucoup de monde. La preuve pour nous que nous avions raison. Nous nous prîmes assez tôt à appeler les insultes et les menaces de tous nos voeux: elles voulaient dire que nous avions fait mouche.

La presse en général, et la presse indépendante en particulier, était un phénomène très nouveau en Mauritanie.

L’Ecrit -le Mektoub- avait quelque chose de sacré et on tenait pour évident que ce qui se dit ne s’écrit qu’en partie.

Les « informations » qui se transmettaient, de bouche à oreille, avaient toutes un caractère « calomnieux », même pour les plus anodines. L’information dépendait de l’intonation. Et « s’aggravait » au fil des interlocuteurs.

« L’Asaqa », le ragot, la rumeur, était la seule « information » qui circulait dans le pays. L’Ecrit était réservé aux choses « sérieuses »: traités de théologie, précis de grammaire, et autres « commentaires en marge »…

Nous avons ainsi l’exemple du « divorce » chez les Maures: il ne devient « sérieux » que quand la divorcée reçoit « sa lettre », c’est-à-dire la notification par écrit de la répudiation.

Ainsi de l’astrologie qu’on prend au mot quand elle est « écrite » (même dans un magazine Nous Deux), alors qu’elle laisse assez sceptique quand elle est faite « oralement ».

Encore plus; et plus grave: « Le pays du million de poètes », expression qui désigne la Mauritanie, fait une étrange ségrégation: sont reconnus comme « poètes » ceux qui ont noté noir sur blanc leurs bouts rimés même si la poésie n’a rien à voir avec ce qu’ils écrivent. Or les poètes les plus originaux, les plus novateurs, les plus puissants sont ceux-là qui n’ont pas « écrit ».

On étudie Ould Hambal à l’école mais les élèves terminent leur scolarité sans jamais entendre parler de Seddoum le Grand.

On pourra attirer mon attention ici sur le fait que ce dernier exemple a d’autres implications: la « revanche » historique des marabouts (gens de l’Ecrit) sur les « guerriers » (héritiers de la tradition « déclamatoire » arabe). Mais ce qui importe ici c’est la prééminence de poètes mineurs -des rimailleurs- sur de vrais poètes qui, eux, n’ont pas « écrit ». La brusque apparition de l’écrit au sein d’une société très traditionnelle, la « démocratisation » de l’Ecrit, pourrait-on dire, ne pouvait se faire sans mal.

Ainsi vit-on de réactions assez inattendues d’une société si « permissive » quand il s’agit de « dire » et si frileuse lorsqu’il est question de l’écrit.

On oublia que ce qu’écrivent les journaux est beaucoup plus policé, beaucoup plus « cuit » que ce que disent les bouches.

Mais les journaux n’oublient pas que l’hypocrisie est la chose la mieux partagée en Mauritanie.

Si nous nous permettions d’écrire le centième de ce qui se dit dans les bureaux et les salons des « donneurs de leçons », il eût été normal pour tout le monde que l’on nous fusillât.

Mais le fait est: le peu de choses que nous écrivons dérange. Un but en soi.»

Mohamed Fall ould Oumeir

Source  :  Vu de Mauritanie le 03/11/2012{jcomments on}

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