7 clés pour comprendre les renaissances arabes

(Archives. Révolution Libyenne : un insurgé à Tripoli. Crédit photo : anonyme)

C’est un moment majeur de l’histoire mondiale qui n’a pas fini de faire parler de lui. A la surprise quasi générale, les peuples du Maghreb-Machrek et finalement de plusieurs pays du Moyen-Orient se soulèvent, se révoltent et finissent par faire tomber des dictatures réputées inébranlables.

En Tunisie d’abord puis en Egypte, de vieux autocrates vacillent et s’effondrent devant un parterre d’observateurs et de spécialistes médusés. C’était au début de l’année 2011.

Ces bouleversements, toujours en cours et terriblement fragiles, suscitent aujourd’hui plus que jamais toute une série d’interrogations sur les origines, les actualités et surtout les suites de ce qu’on appelle communément en Occident le Printemps arabe. Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, spécialistes du monde arabe, tentent de répondre à plusieurs questions centrales qui permettent de mieux saisir ces révolutions et d’écarter à la fois un point de vue trop naïf ou romantique et un pessimisme teinté de théories du complot ou de « péril islamiste ».

« Des révolutions bourgeoises ou populaires ? ». Première interrogation quant à la nature exacte de celles et ceux qui contestent le pouvoir en place. S’agit-il d’une révolution prolétarienne visant à renverser à la fois l’ordre politique, social et économique ? ou s’agit-il de la prise du pouvoir par une nouvelle classe dominante ? Ni l’un ni l’autre selon Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari. Il s’agit avant tout d’un mouvement touchant toutes les classes sociales, plutôt spontané et cherchant à renverser les leadeurs hégémoniques ainsi que les parasites qui prolifèrent autour et qui empêchent l’économie de se développer. En ce sens, « au lieu de permettre l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle classe facilitant la domination d’un nouveau mode de production, ces mouvements viseraient à normaliser le système capitaliste. Sur le plan économique, cette normalisation consisterait à éliminer la figure du rentier, parasite et racketteur. Sur le plan politique, elle tendrait à détruire les vestiges des partis uniques ou hégémoniques ».

 

« Des révolutions Facebook ? »

Sur ce point, les auteurs remettent les choses en perspectives et cassent un mythe tenace qui a traversé et perdure encore parmi les tentatives d’analyse du Printemps arabe. Pour bon nombre de commentateurs en effet, sans Facebook et Twitter (et plus généralement sans les nouvelles technologies d’information et de communication), les révolutions arabes ne se seraient jamais produites. Si, pour Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, les nouvelles technologies ont indéniablement facilité la mobilisation de masse, le contournement de la censure et l’expression de sentiments contestataires, celles-ci ne demeurent qu’un vecteur de l’information, efficace certes, mais qui ne suffit pas. Car les pouvoirs en place ˗comme ce fut le cas au Bahreïn par exemple où Facebook a davantage permis l’organisation d’actions contre-révolutionnaires˗ s’adaptent à ces nouvelles technologies et les vident de leur potentiel subversif. « Faire des [nouvelles technologies] la cause de tous ces bouleversements est finalement une manière de comprendre à moindre frais les changements sociologiques qui s’opèrent sous nos yeux ». Et cela donne une couleur paisible et bon-enfant à des révoltes qui ont laissé derrières elles des milliers de morts.

« Des révolutions « vertes orangées » inspirées par les Etats-Unis ? ».

Ici, c’est une énième théorie du complot, de plus en plus populaire y compris parmi certains penseurs occidentaux (voir le site « Réseau Voltaire »), qui est mise à jour et analysée. La question de savoir si les révolutions arabes ne sont en fait que la réalisation d’un plan préparé de longue date par les pouvoirs américains et leurs relais locaux est en effet de plus en plus récurrente, et des théories plus invraisemblables les unes que les autres essaiment, particulièrement sur internet. Avant toute chose, Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari l’affirment, « nous ne pensons pas que les révolutions arabes soient des « révolutions oranges » manipulées et fabriquées de toute pièce par la CIA. Toutefois, il serait naïf d’exclure l’hypothèse que les autorités américaines chercheraient à influencer les transitions politiques en cours dans un sens qui serait conforme à leurs intérêts stratégiques et aussi à leur vision idéologique de la démocratie dans le monde arabe ».

Ceci posé, il est dès lors plus facile d’examiner le contenu de ces fameuses théories du complot sans être taxé de crédulité ou d’angélisme. Toutes ces théories, qui se veulent à contrecourant de la « pensée unique », partent du principe que les révolutions arabes sont téléguidées par les services secrets occidentaux (Etats-Unis et Israël) qui cherchent à remplacer des vieux dictateurs usés ou rebelles par de nouveaux autocrates soumis au pouvoir « impérialiste » et « sioniste ». Les complotistes distinguent ensuite les « bons dictateurs » comme Mouammar Kadhafi et Bachar al-Assad, défenseurs de la nation arabe contre Israël et les Etats-Unis, des « mauvais dictateurs » comme Zine el-Abidine Ben Ali ou Hosni Moubarak inféodés aux Occidentaux. Dans une contradiction flagrante, les adeptes de ces théories du complot utilisent exactement les mêmes arguments que les dictateurs en place. « L’analyse de ces auteurs procèdent donc d’une vision binaire, opposant les « mauvais dictateurs » aux « bons dictateurs », comme si l’autoritarisme était plus ou moins supportable par les citoyens ordinaires en fonction de l’antiaméricanisme et de l’antisionisme affiché de leurs gouvernants. C’est là une vision totalement simpliste des effets sociaux de la dictature qui, dans un premier cas, seraient destructeurs (Tunisie, Egypte), alors que, dans le second, ils seraient presque indolores (Syrie, Libye). Bachar Al Assad est ainsi présenté comme « le bon petit père du peuple du Cham », désintéressé par le pouvoir et en parfaite communion avec les aspirations profondes de sa population ». Faisant fi de toute rigueur intellectuelle et scientifique, ces théories complotistes essentialisent une nouvelle fois ces événements complexes du Printemps arabe.

« Des révolutions avec ou sans les femmes ? »

C’est une autre image d’Epinal qui intéresse cette fois les auteurs, à savoir celle de la jeune cyberdissidente, libre, célibataire, dynamique et en lutte contre le pouvoir machiste et patriarcal à la fois de son père et du dictateur qui a tant circulé dans les médias. Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari donnent une nouvelle image, qui casse nos préjugés orientalistes de la femme éternellement soumise et recluse, en décrivant d’abord la lutte et la force du féminisme qui agite le monde arabo-musulman, et ce depuis de nombreuses années et bien avant les récentes révolutions de 2010-2011. Le rôle des femmes dans le Printemps arabe, s’il est fort et indéniable, ne se limite pas aux jeunes éduquées férues de nouvelles technologies, mais comprend aussi et surtout des femmes issues de régions rurales et de banlieues populaires, souvent de conditions modestes. Et bien que de nombreux progrès restent encore à faire du point de vue de l’égalité des droits, « il apparait clairement que les femmes issues des milieux populaires ont joué un rôle déterminant à la fois dans le déclenchement des mobilisations mais aussi dans leur structuration. […] Loin de se contenter d’un rôle exclusivement humanitaire et domestique dans les contestations, elles ont aussi été des vecteurs de politisation du peuple de généralisation du sentiment protestataire à l’ensemble des couches sociales. Contrairement à une idée reçue, cette féminisation du mouvement anti-régime n’a pas commencé avec le Printemps arabe. En Tunisie, En Egypte ou au Bahreïn, les femmes étaient déjà très actives dans les mobilisations prérévolutionnaires ».

« Des révolutions laïques ou religieuses ? »

Dernière interrogation, parmi celles qui agitent et divisent sans doute le plus les commentateurs, à savoir le rôle de l’islamisme dans les révolutions arabes. C’est sans doute la question à laquelle Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari ont le plus de mal à répondre, peut-être par manque de recul quant au devenir de ces révoltes. Rejetant bien sûr la thèse d’une menace ou d’un « péril islamiste » longtemps agité par bon nombre d’intellectuels (Alain Finkielkraut, Alexandre Adler etc.) servant de cautions aux dictateurs laïcs (Abdelwahab Meddeb), les auteurs n’écartent pas pour autant totalement la question de l’islam politique (à l’inverse d’Olivier Roy), qu’ils considèrent plutôt comme en passe d’être rénové par les jeunes islamistes rejetant les méthodes paternalistes et autoritaires de leurs aînés. Si l’islamisme ne fait assurément plus rêver les populations et si l’idée d’un nouveau califat n’est pas à l’ordre du jour, l’intégration dans le jeu politique des mouvements islamistes ne fait lui aucun doute et peut servir de à réconforter une partie des citoyens arabes inquiets par les changements en cours et à la recherche de recettes traditionnelles et conservatrices. C’est donc, pour les auteurs, une force politique encore bien vivante et qu’il convient de considérer.

Pour aller plus loin

Renaissances arabes de Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari est un livre dense qui propose une analyse à partir de sept questions centrales (toutes n’ont pas été abordées ici) et qui donnent un éclairage nouveau, rigoureux et parfois surprenant sur ces extraordinaires bouleversements du monde arabo-musulman. Pour chaque question, sur chaque point, les auteurs prennent soin de rejeter les réponses toutes faites et globalisantes (Facebook, théorie du complot, islamisme etc.) pour apporter une vision plus complexe, plus vaste, avec des facteurs multiples et variés sur les causes, les mécanismes et vecteurs qui ont fait apparaitre et perdurer le Printemps arabe. Si tout est encore ouvert et si nul ne sait vers quel avenir se dirigent les pays révoltés, c’est en tout cas à partir de ce type d’analyses, faites d’hypothèses sérieuses et de prismes multiples, que l’on pourra être plus à même de poser un regard à la fois admiratif et sans romantisme sur ces révolutions arabes, ces renaissances à n’en pas douter, qui assurent en tout cas d’une chose : plus rien ne sera jamais comme avant.

Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, Renaissances arabes, 7 questions clés sur des révolutions en marche, Les Editions de l’Atelier, 18 €, 160 p.

Matthieu Mégevand

Source  :  Le Monde des Religions le 18/10/2011

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