QATAR : DESIR DE PUISSANCE

Le Qatar a-t-il les moyens de ses ambitions
diplomatiques dans le monde arabe?
Fatiha Dazi-Héni

Le déclenchement du « printemps arabe » à la fin de l’année 2010 enTunisie a relancé, de manière inédite, la diplomatie qatarie sur la
scène arabe. Sa participation militaire à l’opération de l’OTAN en
Libye a remis en selle une diplomatie audacieuse, qui s’était spécialiséedepuis une quinzaine d’années dans des médiations tous azimuts plus ou moins réussies (Darfour, Palestine, Corne de l’Afrique, Yémen, Liban,aujourd’hui Syrie…). Cependant, l’ambition nouvelle du Qatar, qui consiste à saisir les soulèvements arabes en s’en faisant le porte-voix par le biais de sa chaîne satellitaire Al-Jazira, renvoie l’émirat à ses propres contradictions, notamment à la nature

autoritaire de son pouvoir. Ce changement de portage et les paradoxes propres à la diplomatie de l’émirat continuent de susciter des questions en Occident et dans le Monde arabe. Pour démarquer la société qatarie de son image traditionnaliste et rigoriste, l’émir promeut une diplomatie conciliant mondialisation et modernité à forte visibilité internationale : organisation de forums aux thématiques économiques et politiques globales1, installation sur son sol en 2002 de la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient, tout en assumant une proximité avec les tendances islamistes de tout bord (Frères musulmans surtout, sans s’interdire de parler au Hezbollah chiite). Néanmoins, malgré le
succès d’Al-Jazira, l’ambition de développer dans un monde arabe en pleine
mutation son « soft power », par le biais d’une influence économique et
politique croissante pourrait constituer l’initiative de trop. Pire encore, la
prétention de s’ériger en « hard power » (intervention en Libye, militarisation
de l’opposition syrienne) pourrait voir tout le crédit engrangé par la diplomatie
qatarie de médiation entre les années 1996 et 2010 se retourner totalementcontre l’émirat, ainsi que l’échec qatari de peser sur le cours des événements en Syrie le montre. En effet, les dirigeants qataris (Hamad Bin Jassem, HBJ2 surtout mais aussi l’émir) sont tenus en suspicion par leurs pairs arabes et par une partie des sociétés arabes, notamment en Afrique du Nord, où les ambitions de rayonnement économique du Qatar sont aujourd’hui grandes.
Les « printemps arabes » comme tremplin d’une nouvelle diplomatie « arabe » du Qatar
La « niche diplomatique » choisie par le duumvirat composé de l’émir Hamad3 et de son Premier ministre et ministre des Affaires étrangères pour promouvoir, par le biais d’Al-Jazira, la marque du Qatar dans le monde et ne pas rester prisonnier d’un environnement régional globalement hostile (Arabie Saoudite/Iran) est un pari réussi. Al-Jazira a, à l’occasion du « printemps arabe », de nouveau servi la stratégie des dirigeants qataris qui ont fait campagne en faveur des soulèvements populaires4 et des élites islamistes aujourd’hui au pouvoir ou en passe de l’être (Tunisie, Égypte, Libye, et peut-être demain en Syrie).
Alors que la relation avec Washington était redevenue difficile jusqu’en 2010 compte tenu des positions adoptées par le Qatar en faveur du Hamas en Palestine et du Hezbollah au Liban, le « printemps arabe » relance la convergence des intérêts entre Washington et Doha, au point que lors de sa visite officielle aux États-Unis en avril 2011, l’émir a été remercié par le président Obama pour le rôle joué par Doha dans les « révolutions arabes ».
Dès lors, sûres de leur bon droit, les autorités qataries n’auraient cure de susciter la colère des nombreux pays arabes de la région tant l’onction internationale dont Doha bénéficie et l’insolente santé financière de l’émirat confortent son action diplomatique sur la scène arabe depuis le début de l’année 2011.
Bien plus que sa participation militaire « symbolique » en Libye5, le Qatar a surtout su se rendre indispensable lors de l’intervention de l’OTAN en apportant une caution arabe à l’opération militaire, mais aussi une aide financière versée pour armer les rebelles libyens (400 millions de dollars)6. Il a également assuré la commercialisation du pétrole et du gaz libyens en dehors de Benghazi. Au bilan, le proactivisme militaire qatari a surtout permis à l’émirat de se positionner auprès des acteurs occidentaux pour tenter demonnayer sa puissance financière au sein d’un monde arabe en plein tumulte et y asseoir sa business diplomacy.
De fait, le Qatar s’est engagé d’abord à verser 10 milliards de dollars à l’Égypte en conditionnant cette aide, et a annoncé dans la foulée sa volonté d’investir sur les dix ans à venir la même somme en Tunisie. Néanmoins ni l’Égypte, ni la Tunisie, qui ont pourtant besoin de relancer leur économie, n’acceptent ces projets massifs d’investissements en se voyant dicter des conditions. Seuls 500 millions de dollars ont ainsi été validés par les autorités tunisiennes, qui font face à la forte hostilité de l’opposition laïque et de l’opinion publique tunisienne en général qui se méfient des relations contractées entre le fondateur et responsable d’Ennahda, Rachid Ghanouchi, et les dirigeants qataris. Même son de cloche auprès du Conseil National de Transition libyen qui rejette l’entrisme qatari dans ses affaires et scrute de près les relations du Qatar avec certaines mouvances islamistes en présence. Les autorités algériennes s’inquiètent également de l’activisme qatari en matière de diplomatie gazière en Libye et du financement des forces islamistes libyennes. C’est pourtant le président mauritanien qui aurait asséné le plus cinglant camouflet à l’émir lors de sa visite le 5 janvier 2012 à Nouakchott, l’obligeant à l’écourter suite à une mésentente entre les deux dirigeants7. Il semblerait donc que le « soft power » qatari ne soit pas du goût de certains dirigeants et de l’opinion publique en Afrique du Nord.
Une diplomatie fondamentalement opportuniste
Plus que le produit d’une stratégie ambitieuse, on peut se demander si la diplomatie qatarie ne se résume pas simplement à saisir au vol toutes les opportunités qui se présentent, afin d’en tirer bénéfice. À ce titre, la stratégie qatarie de promotion de son image a intégralement été copiée sur celle de Dubaï mais en choisissant la « niche » diplomatique et non financière. De même, l’idée d’Al-Jazira (empruntée au projet saoudien « Orbit »), dont le succès est lié à l’introduction de débats contradictoires qui ont marqué une rupture au sein du paysage médiatique arabe aseptisé et dominé par l’Arabie Saoudite, constitue un autre exemple de l’opportunisme qatari. Plus encore, les quelques succès diplomatiques retentissants dont se vante le Qatar ont à tour de rôle été des initiatives saoudiennes (accord de Doha du 21 mai 2008)8, et égyptiennes, comme l’a récemment montré l’accord de réconciliation interpalestinien conclu, le 6 février 2012 à Doha, alors que c’est la diplomatie post-Moubarak qui est à l’origine du rapprochement entre le Hamas et le Fatah. De même, profitant de sa présidence à la tête du comité des Affaires étrangères de la Ligue arabe jusqu’à la fin du mois de mars 2012, le Qatar a beaucoup oeuvré pour se positionner en pointe sur ledossier syrien alors que la dynamique, d’inspiration saoudienne, visait avant tout à briser l’alliance politique syro-iranienne.
Si le Qatar a su émerger sur la scène diplomatique arabe c’est, d’abord, en ne s’interdisant de parler à personne et en hébergeant sur son territoire l’essentiel des oppositions islamistes. C’est ensuite, en occupant le vide diplomatique laissé par l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Profitant de l’obsession conjointe de l’Égypte de Moubarak et du royaume saoudien à vouloir ostraciser l’Iran, le Qatar, en réalité très préoccupé de l’évolution du dossier iranien, s’est néanmoins activement employé à ménager son grand voisin perse. Tout en comptant fermement sur la protection américaine, Doha adopte une position prudente et ouverte à l’égard de Téhéran compte tenu de la vulnérabilité des installations du champ gazier offshore que le Qatar (South Pars) partage avec l’Iran (North Dome)9.
Par ailleurs, la force de frappe financière qatarie tirée de son fonds souverain, la Qatar Investment Authority, dont les actifs seraient estimés cette année par le FMI à 210 milliards de dollars et des revenus que lui procure son gaz naturel liquéfié (GNL), dont il est le premier producteur et exportateur mondial et a porté la capacité annuelle à 77 Mt en 2011, fait aujourd’hui du Qatar une valeur sûre pour les intérêts américains dans un contexte arabe déstabilisé. Doha cumule non seulement des richesses minières et financières immenses mais présente aussi l’avantage d’être peu enclin à des troubles intérieurs conséquents. Le soutien américain pourrait être un facteur d’explication au sentiment d’invulnérabilité qatarie. L’Arabie Saoudite reste l’allié stratégique pivot des États-Unis, mais le royaume est considéré à terme comme un État vulnérable (succession incertaine, tensions et problèmes avec la minorité chiite dans la province orientale, instabilité politique à Bahreïn, dépendance à un prix du baril pétrolier élevé).
Le Qatar, levier stratégique des États-Unis pour se repositionner dans un monde arabe en changement
Washington pourrait utiliser la diplomatie opportuniste du Qatar pour redéployer sa stratégie dans la zone ANMO (Afrique du Nord Moyen-Orient) afin de renforcer ses intérêts auprès des nouvelles élites islamistes arabes en pleine ascension politique. Le choix de la capitale qatarie pour abriter les négociations entre des représentants des Talibans afghans et des responsables américains afin d’établir des liens de confiance en vue de préparer le retrait d’Afghanistan prévu en 2014, participe de la même logique. L’entourage de l’émir, composé de certaines grandes familles qataries et de religieux conservateurs salafistes d’inspiration wahhabite ont entretenu desens avec des réseaux Talibans, à ce titre, Doha sert de facilitateur à Washington pour engager des négociations avec un bureau de représentation politique des Talibans dits modérés.
Le nouveau souffle de la diplomatie qatarie encouragé par le cycle des transformations qui secouent le Monde arabe depuis plus d’une année et demie pourrait être ainsi davantage poussé par les intérêts américains. L’administration Obama semble vouloir saisir l’opportunité des révoltes arabes pour peser et influer sur cette région stratégique, une fois les nouvelles élites, notamment islamistes, arrivées au pouvoir. Elle prend en partie le contre-pied de la stratégie de remodelage du Moyen-Orient, Reshaping the Middle East, préconisée par les deux administrations Bush, inspirée d’une idéologie néoconservatrice. L’intervention militaire en Irak suivie d’une stratégie de promotion d’un « modèle électoral pluriel » mis en place en Irak à partir de 2005 censé apporter démocratie et prospérité est devenue un repoussoir pour l’administration Obama. Mais l’utilisation du levier qatari, grâce à sa vigueur financière – pour bâtir en partie la nouvelle stratégie de la politique américaine dans la zone Afrique du Nord – Moyen-Orient, trouve ses limites du fait de la portée réduite d’un micro-État qui ne dispose d’aucun atout prêté à une puissance régionale (superficie très réduite : 11 400 km2, démographie infime : 250 000 nationaux pour 1 700 000 habitants – soit 85 % d’expatriés – et une défense nationale – 11 000 hommes – qui repose entièrement sur le matériel et la présence occidentale, notamment américaine).
Limites et possibles retours de bâton d’une diplomatie boulimique
Aujourd’hui très courtisée, la diplomatie qatarie pourrait rapidement connaître ses premiers déboires. En effet, le sentiment d’invulnérabilité qatari repose aujourd’hui surtout sur le soutien américain, qui est pourtant un socle volatil, comme l’ont montré par le passé l’irritation de Washington quant à la couverture par Al-Jazira de la guerre d’Irak (qui a occasionné l’éviction du directeur de la chaîne en 2003), l’abandon récent du président Moubarak ou celui, plus ancien, du Shah d’Iran. Par ailleurs, le calcul qatari consistant à se positionner sur les défaillances de son grand voisin (isolement de l’Iran), sur le vide de puissances régionales arabes (Égypte en transition, Arabie Saoudite focalisée sur ses problématiques internes) trouve également ses limites dans le temps. Enfin, c’est surtout l’inimitié que provoquent ses ambitions économiques et son soutien aux mouvements des Frères musulmans en Afrique du Nord qui pourrait donner un coup d’arrêt aux ambitions diplomatiques du Qatar.
Les positions « jusqu’au-boutistes » du Qatar sur la crise syrienne pourraient s’avérer difficiles à gérer pour le petit émirat dans la mesure où il a tenté de plaider pour une intervention militaire en Syrie dont il a dû se résoudre à vite abandonner l’idée. À défaut, l’émirat s’est concentré sur le financement et la militarisation de l’opposition syrienne, pensant à tort que la situation syrienne
basculerait rapidement contre les intérêts du régime de Bachar al-Assad. Les fortes réserves américaines et la prudence saoudienne, de même que l’irritation russe mais aussi de certains pays membres de la Ligue arabe (Algérie, Égypte, mais aussi Irak) à l’égard des positions qataries sur la crise syrienne ont visiblement mis en échec la stratégie isolée du Qatar, qui se range aujourd’hui davantage derrière les positions du CCG portées par le royaume saoudien.
Enfin, est-il longtemps tenable pour le Qatar de jouer les porte-voix des révolutions arabes alors que la nature de son pouvoir est despotique et que Doha ferme les yeux sur la situation politique très tendue de son voisin bahreïni ?

 

 

1 La diplomatie « monde » du Qatar se manifeste dès le début de la décennie 2000, (sommet de l’OMC
en novembre 2001) et une série d’événements à forte visibilité internationale dont des manifestations
sportives, ou encore la création d’un hub de l’éducation (Qatar Foundation).

2 Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.
3 L’émir Hamad a accédé au trône le 27 juin 1995, avec l’aide de son cousin HBJ et la connivence des Etats-Unis, en renversant son père, l’émir cheikh Khalifa, afin de mettre en place un pouvoir entièrement acquis à leurs intérêts.
4 Laurent de saint Perier, L’illusion de la Grandeur, Jeune Afrique, janvier 2012 ; « Qatar, l’émirat insatiable », Jeune Afrique, 20 février 2012 ; Voir aussi : Benjamin Barthe : « Qatar, les ambitions démesurées d’une micro-monarchie », Le Monde, 25 février 2012.
5 Les effectifs de l’armée qatarie ne dépassent pas 11 000 hommes et leur niveau opérationnel est très en deçà des forces aériennes et terrestres émiriennes qui ont participé aux opérations militaires en Libye mais ont refusé de communiquer sur leur action, pourtant très efficace sur le terrain.
6 Hugh Eakin, « The strange power of Qatar », 27/09/2011, www.nybooks.com

7 L’émir Hamad aurait fait état devant le président mauritanien, Mohammed Ould Abdel-Aziz, des préoccupations du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) quant à un rapprochement en cours entre Nouakchott et Téhéran.
8 Cet accord avait réussi, en son temps, à éloigner le spectre d’une nouvelle guerre civile au Liban grâce à une médiation qatarie réussie auprès du Hezbollah alors même que l’initiative était d’inspiration saoudienne.

9 L’exploitation intensive du champ gazier commun par le Qatar qui a consacré 70 milliards de dollars pour construire le plus gros complexe gazier du monde depuis la moitié des années 1990, alors que l’Iran, frappé par un embargo, n’a pu en profiter autant, a occasionné une très forte source de tension. D’où la décision qatarie d’adopter, en 2005 et ce jusqu’en 2015, un moratoire pour surseoir à tout nouveau projet d’exploitation du champ gazier. Voir : Jean- Pierre Séréni, « l’atout gazier », le Monde diplomatique, septembre 2011.

 

source: IFRI  27-07-2012

 

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