Un nouvel » Etat islamique au Nord-Mali » sur le modèle mauritanien ?

(Iyad Ag Ghali. Crédit photo : anonyme)

Le Nord-Mali, plutôt l’Azawad, prend chaque jour un peu plus forme. Alors que les informations contradictoires se multiplient autour d’AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) et de son dissident, le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest), un front anti-terroriste se crée.

Pour la première fois dans l’histoire du mouvement touareg, le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et Ansar Eddine se prononcent pour leur auto-dissolution, et s’entendent pour créer « un conseil transitoire de l’État islamique de l’Azawad ».

La formule pourrait faire peur, et les esprits les plus réducteurs pourraient tirer la grosse ficelle de la charia. Sauf que le rapprochement entre les deux mouvements est tout simplement inédit : l’unité n’a jamais été aussi loin et poussée à un tel niveau politique. Présentés, à tort, l’un comme laïque, et l’autre comme islamiste, le MNLA et Ansar Eddine ont conclu le 26 mai dernier un accord pour édifier un nouvel État au nord, sur les frontières de l’Azawad. Loin de l’image caricaturale de dangereux “fous de Dieu” véhiculée en Occident, le MNLA et Ansar Eddine au Nord-Mali convergent. La ligne de fracture apparaît nette avec les djihadistes étrangers d’AQMI et du MUJAO.

Pour y voir plus clair, l’universitaire Ferdaous Bouhlel, décrypte cette dynamique inédite, qui va changer la donne. Après avoir réalisé une thèse au Mali, cette chercheuse, rattachée au Ceri à Sciences-Po Paris, est spécialiste des mutations socio-politiques au Nord-Mali. Entretien.

Comment expliquer ce rapprochement entre Ansar Eddine, groupe rebelle plutôt d’obédience islamiste, et le MNLA, rébellion plutôt laïque ?

Ces deux groupes sont en fait très proches car leur composition est faite d’alliances locales, de fractions communes. Il n’est pas rare qu’au sein d’une même famille, il y ait des combattants au sein du MNLA et d’autres chez Ansar Eddine. Il ne s’agit pas de deux entités strictement séparées et distantes. Ils sont du même monde, aspect qu’il ne faut pas négliger, et trop souvent sous-estimé dans nos analyses. Le rapprochement était donc inévitable. Symboliquement et historiquement, il marque un tournant, puisque, pour la première fois dans l’histoire des rébellions, on trouve une unité entre les mouvements combattants. Dans les années 1990, la rébellion avait échoué et leurs négociations étaient relativement faibles car elle avait éclaté en quatre groupes, le plus souvent sur la base de divisions de type communautariste. Aujourd’hui, sa réussite, c’est d’avoir justement surmonté ces différends communautaires. C’était un leitmotiv du côté du MNLA depuis sa création : faire en sorte d’impliquer toutes les communautés ; ce qui est le cas quand on regarde la composition du bureau politique et de l’état-major combattant.

Sur quel terrain s’est fait ce rapprochement ?

Au départ, le choix de se battre sous la bannière de l’islam obligea Ansar Eddine à ne pas fermer la porte à la population du Sud. Mais le groupe d’Iyad Ag Ghali a reculé sur ce point. Ansar Eddine reconnaît le territoire de l’Azawad et, surtout, l’accepte comme territoire indépendant. En contrepartie, le MNLA fait une concession importante : ses responsables reconnaissent un État islamique de l’Azawad. Reste à savoir quelle sera la place de l’islam dans cette nouvelle entité. Les deux groupes ont scellé cet accord après une série de discussions pendant plusieurs semaines jusqu’à cette annonce la semaine dernière à Gao.

Mais il semblerait qu’il y ait des blocages : certains responsables au sein du MNLA contestent le document signé entre leur organisation et Ansar Eddine, invoquant l’argument de la charia…

Le texte est en fait signé et accepté par les deux parties. Ces déclarations révèlent deux choses : la question de la place de l’islam dans la nouvelle entité est et sera désormais un des points importants de discussion. Tout est ouvert. La palette des positions sur l’islam est très large. La charia appliquée dans chacune des affaires courantes ou bien un État islamique, il y a là plusieurs voies, parmi lesquelles un modèle fondé sur des principes démocratiques.

Les points de friction proviennent également de la question de la réconciliation nationale. Jusqu’à la prise des armes dans le Nord, et durant les deux premiers mois de l’année de combats, Bamako s’appuyait sur deux milices de type communautaire : les Imghads et les Ifoghas. Les Imghads, dirigés par le colonel El Hadji Ag Gamou, ont été démobilisés en avril dans la région de Kidal. Les Ifoghas, en revanche, s’opposent à une telle démobilisation. La place de ces anciennes milices et l’intégration ou pas des communautés arabes de Tombouctou sont donc autant en discussion que la question de la place de l’islam dans l’Azawad.

Doit-on redouter l’instauration de cet « État islamique de l’Azawad » ?

Les populations sur place ne craignent pas l’islam comme on l’imagine. Il faut, je crois, ne pas omettre de placer l’islam selon les représentations locales. L’islam est déjà présent dans leur vie de tous les jours. Ce sont les cadis, les juges islamiques, qui règlent les problèmes locaux, les conflits, etc. La justice séculaire malienne est davantage perçue comme corrompue. Dans le Nord-Mali, l’islam ne rime pas avec moins de liberté et plus d’oppression. C’est au contraire une source d’apaisement et de résolution des conflits. Après, je le répète, la place de l’islam dans ce nouvel espace est encore soumise à discussion. Rien n’est figé. Ansar Eddine et MNLA, c’est toute une palette de positionnements sur l’islam. Il ne faut pas les réduire à une image caricaturale : « islamistes contre laïques ». Chaque grande fraction est accolée traditionnellement à des confréries maraboutiques. À côté de cela, il y a des mutations au sein même de l’islam qui sont en cours. Au-delà de la présence d’AQMI et de MUJAO, il y a un mouvement plus profond, théorique, de contestation de l’islam traditionnel. Ce courant, dit réformiste, conteste l’idolâtrie autour des marabouts, c’est certainement ce qui a donné lieu aux saccages de tombes maraboutiques à Tombouctou. C’est une vision de l’islam qui dépasse le Nord-Mali, et qui touche toute la région. C’est un islam qui remet en question les intermédiaires, qui prône la référence de la sunna du Prophète, et l’accès au savoir direct.

Ensuite, il y a la question d’AQMI et MUJAO, qui est avant tout une question politique, et qui ne sera pas résolue par un coup de baguette magique. Quant à leur pratique, on surestime son importance et son ancrage au nord du Mali. Personne, dans les communautés du Nord, ne vous dira qu’il approuve, par exemple, la prise d’otages. MNLA et Ansar Eddine se battent depuis plus de 50 ans dans le sillage d’un combat historique pour leur indépendance, et ne risqueront pas de voir leurs efforts détournés en profondeur par des enjeux plus globaux, du coup, il sera difficile de voir, par exemple, des Ifoghas concéder leur territoire à tous les djihadistes du Maghreb comme on dit. Chaque niveau va forcément se réagencer.

Ce nouveau front MNLA-Ansar Eddine va-t-il couper l’herbe sous le pied des groupes étrangers, plus extrémistes, représentés par AQMI et MUJAO ?

Seule certitude : cela va être beaucoup plus difficile pour ces deux groupes d’imposer quoi que ce soit. Car maintenant, le MNLA et Ansar Eddine se sont mis d’accord sur le principe d’un État islamique. Certains diront que c’est la porte ouverte maintenant à ces groupes extrémistes. Mais il faut relever ce paradoxe : Ansar Eddine et MNLA déplacent désormais une partie du débat religieux ; leur unité permet une homogénéité et une autonomie par rapport à AQMI et MUJAO ; elle leur permet en quelque sorte de se distinguer de ces deux groupes, et de discuter de leur présence sur leur territoire. D’ailleurs, certaines sources locales à Gao affirment que le MUJAO est déjà en train de partir de la ville. Les Ifoghas, très attachés à leur territoire de l’Adrar, ne veulent pas voir des djihadistes de toutes parts s’installer et régner sur leur région. Il pourrait donc y avoir confrontation si, par exemple, AQMI et MUJAO poursuivent les prises d’otages sur le territoire de l’Azawad ou provoquent cette nouvelle autorité.

Aujourd’hui, le Nord vit séparé depuis deux mois du Sud. La partition est-elle définitive ?

La conjoncture permet de dire qu’il y a maintenant deux entités, et cela va durer. Au sud, à Bamako, la situation est toujours des plus instables : un contre-coup d’Etat avorté, un président intérimaire, Dioncounda Traoré, violenté, le palais de Koulouba envahi par des manifestants, un gouvernement de transition sans un seul représentant du Nord. La situation au Sud est très fragile. L’État malien n’a aujourd’hui plus aucune prise dans le Nord. Ses deux milices y ont été désarmées. Bamako perd à la fois de son influence par son administration et tout recours de déstabilisation par ses milices.

La reconquête du Nord par le Sud paraît donc impossible ?

L’argument de l’islam change radicalement la donne, notamment si le Nord devient un État islamique. Car le gouvernement du Sud devra alors convaincre sa population, elle-même fortement musulmane, de batailler contre un État musulman. L’islam, y compris dans le Sud, est traditionnellement un levier très important de contestation, on a pu le voir avec la question du Code de la famille. Attaquer un État islamique voudrait dire indirectement attaquer l’islam, ce qui est très compliqué dans une société malienne où la religion musulmane est si présente. Par ailleurs, certains disent que des responsables militaires sudistes sont en train de se réarmer, et se positionneraient pour de prochaines attaques. Mais un tel scénario accentuerait certainement la crise, et risquerait de provoquer une guerre civile. Encore plus aujourd’hui, avec cette unité entre MNLA et Ansar Eddine, unité qui n’a jamais été aussi loin. Ce qui paraît plus vraisemblable, c’est, d’une part une stabilisation politique au Sud, puis des négociations qui permettraient, entre autres, d’intensifier l’aide humanitaire à destination des centaines de milliers de réfugiés et déplacés.

Source  :  MaliActu le 01/06/2012

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