Abderrahmane Hadj-Nacer : « L’autorité n’a pas d’adresse »

Abderrahmane Hadj-Nacer, ancien gouverneur de la Banque centrale algérienne. © Vincent Fournier/J.APour l’ancien gouverneur de la Banque centrale algérienne, l’opacité du « système » en place est telle qu’il échappe au contrôle de ses propres dirigeants. Au point que l’on ne sait même plus où se trouve le « centre du pouvoir ». Depuis l’indépendance voilà un demi-siècle, l’histoire de l’Algérie a été jalonnée de drames : coups d’État, révoltes populaires et même une guerre civile.

Mais son mode de gouvernement n’a pas beaucoup varié. S’il persiste et perdure, « le système », comme on le nomme, n’a rien perdu de son mystère. L’opacité lui est consubstantielle. On sait que tel général à telle période occupe une place centrale, mais pourquoi passe-t-il la main ? Les institutions mises en place donnent à ses mandants les pouvoirs réels, mais jusqu’à quel point et qui contrôle qui ?
À ces interrogations récurrentes, un livre fournit une grille de lecture, sinon une tentative d’explication. Intitulé La Martingale algérienne. Réflexions sur une crise, on le doit à Abderrahmane Hadj-Nacer, 60 ans, ex-gouverneur de la Banque centrale (1989-1992), qui a fait partie, autour du Premier ministre Mouloud Hamrouche (1989-1991), de ce que l’on a appelé les « réformateurs ». Dans son ouvrage, paru en 2011, il affirme notamment que « l’autorité n’a pas d’adresse » ou que « les maîtres du jeu ne parviennent pas à respecter les règles qu’ils ont mises en place ».
L’auteur observe aussi que, paradoxalement, la richesse pétrolière ne contribue pas au développement, et introduit même un facteur de perversion. À 15 dollars le baril, le pays se met au travail et engage des réformes. À 20 dollars, il ne fait plus d’effort. De proche en proche, tout se déglingue et la frustration se répand partout. Même la courtoisie se perd. « On ne dit même plus bonjour », écrit-il. À l’heure où les citoyens algériens sont appelés aux urnes pour renouveler leur Assemblée, s’interroger sur la nature et les ressorts du système est plus que jamais d’actualité.

Jeune Afrique : Dans votre livre La Martingale algérienne, vous présentez l’Algérie comme un pays de frustrés…

Abderrahmane Hadj-Nacer : La Martingale est un livre d’espoir, même si la situation actuelle est frustrante. Ce qui est frustrant, c’est la dichotomie entre le potentiel humain et la réalité. Situation qu’on peut aussi désigner par le terme de gaspillage. Gaspillage des ressources naturelles, mais aussi et surtout des ressources humaines. Lorsqu’on marche sur un trottoir défoncé, on sait qu’il est refait chaque année en plus mal… uniquement pour distribuer de l’argent, alors qu’il y a peu nous exportions du savoir-faire dans les domaines agricole, industriel et même des services, sauf financiers. Aujourd’hui, tout le monde est mécontent. Ceux qui sont censés bénéficier de la manne pétrolière, au bas de l’échelle sociale, comme ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. Tous ont le sentiment d’un gaspillage qui les frustre.

C’est-à-dire ?
Tous savent que nous pouvons mieux faire, mais personne ne peut désigner les responsables de cette situation. Il existe un système opaque qui ne permet à personne, ni à ceux qui en sont éloignés, ni à ceux qui y travaillent, de répondre à la question : « Qui est responsable ? » Personne ne sait où se situe le pouvoir. C’est une combinaison qui vise à maintenir le statu quo. Et les dirigeants de ce système ne sont pas en mesure de le faire évoluer.

Ce système est unique…
À ma connaissance, oui. Même dans l’ex-URSS, il n’y avait pas d’équivalent, puisque la caste a pu évoluer et se transformer en une quasi-classe sociale, avec son mode de reproduction. Ce qui manque au système algérien, au-delà de sa capacité à se maintenir et à gérer un statu quo instable, c’est précisément cette capacité de reproduction, donc la sauvegarde de sa base sociale. Son incapacité à se construire autour d’une conscience de classe explique qu’il se suicide en permanence sans le savoir. La transmission fondamentale ici ne concerne pas l’argent, mais la culture. L’absence de lisibilité du système algérien, par manque de conscience de classe, explique l’incapacité de se projeter dans laquelle toutes les catégories sociales sont placées. En Tunisie, on a assisté à la mise en place d’une classe moyenne qui a permis à toute la société de se restructurer autour d’une nouvelle organisation. Au Maroc, on connaît le fonctionnement hiérarchique du Makhzen, qui organise sa propre pérennité selon des règles connues de tous. En Algérie, ni un général ni un pauvre hère ne peuvent se projeter dans le futur.

L’opacité est essentielle ?
Elle est consubstantielle au système. Sans elle, il n’existe pas. Cinquante ans après l’indépendance, je défie quiconque de me dire où se trouve le centre du pouvoir.

Au niveau du DRS (ex-Sécurité militaire) ?
Vous pouvez dire aussi l’état-major ou la présidence. Mais ce n’est pas vrai. On a affaire à un ensemble flou, ce qui est à la fois une force et une faiblesse.

Comment le système fonctionne-t-il exactement ?
C’est un collège autodésigné et dont la composition n’est pas figée. L’erreur à ne pas commettre est de désigner un responsable en particulier. Quand on désigne un individu, on le condamne d’une certaine façon. Dès qu’il est connu, il est remplacé par un autre. Des milliers d’années après, on a le sentiment que le système algérien, par réflexe, a retrouvé le fonctionnement des anciennes djemaa berbères. À défaut d’Aguellid, figure de l’autorité dans les sociétés berbères, la collégialité fonctionne avec l’opacité en plus.

Dans les années 1990, c’était Khaled Nezzar…

On parlait aussi de Larbi Belkheir, de Mohamed Lamari… On a désigné Smaïn Lamari… Ils sont tous partis. On a parlé aussi de Toufik [Mohamed Mediène, NDLR] comme on pourrait désigner le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika. La seule certitude, j’insiste, c’est que, chaque fois qu’un supposé maître du jeu vient à disparaître, on constate que le système ne change pas et l’on se rend compte qu’après lui tout continue comme avant.

Quels sont les obstacles que rencontre un jeune Algérien ?
S’il veut aller à une bonne école, trouver un logement, il va se retrouver confronté à des règles mystérieuses. Il se rend compte que tout ce qui est apparent ne reflète pas la réalité du fonctionnement du système. Pour bénéficier d’un droit, il va devoir affronter des mécanismes opaques de fonctionnement, s’initier aux mécanismes de l’informel. À cette occasion, il perd peu à peu son statut de citoyen bénéficiant de droits opposables.
Il devra entrer dans des réseaux de relations, de clientélismes divers, qui permettent au système de bénéficier d’une certaine assise. Il devient un client.

Que vaut l’enseignement aujourd’hui ?
Le début des années 1980 en Algérie a vu l’émergence d’un comportement citoyen et l’exigence d’une gestion plus transparente de la cité. La réaction du système fut d’accélérer la soumission de l’école à l’idéologie, et à l’idéologie islamique, pour encadrer la société, empêchant l’émergence de citoyens. Il a produit ainsi lui-même son contre-système avec une école qu’il a pour ainsi dire offerte à l’idéologie wahhabite. Cette école doctrinale, par sa brutalité et sa négation des sujets et de leurs cultures, explique pour beaucoup la violence contre soi et contre les autres que l’on observe chez les jeunes embrigadés dès l’école.

Vous notez que si vous aviez dû écrire un livre d’économie, cela aurait été de l’antiéconomie, un catalogue de tout ce qu’il ne faut pas faire…
Dès 1962, l’Algérie a été un champ d’expérimentation qui n’a bénéficié ni d’une préparation conceptuelle ni d’une participation de la population et s’est retrouvée dans une impasse. Au lieu d’aborder la question de la réforme agraire, de tirer des leçons de la capacité des paysans algériens à faire face à des handicaps majeurs en 1962 (le départ massif des colons et des ingénieurs), on s’est lancés dans l’autogestion autoritaire pour éviter l’organisation autonome de citoyens. C’est l’exemple même d’une expérimentation volontariste qui ne tenait pas compte de la réalité sociale, de la population et de son histoire, et qui fut le premier grand échec. Les raisons de cet échec sont à chercher dans le fait que, confronté à des demandes citoyennes, ce qui était déjà le système a réagi en détournant cette demande par l’imposition d’un schéma centralisateur.
Deuxième exemple en 1962 : on s’est occupés du petit commerce et de la petite industrie, c’est-à-dire des pans de l’économie qui fonctionnaient. On s’est ainsi attaqués à ce qui pouvait donner naissance à l’Homo economicus algérien, et ce faisant, on l’a tué.

Selon vous, c’est le pétrole qui empêche les réformes. Vous avez même cette formule : « Quand le pétrole est à 15 dollars, on peut réformer, quand il est à 20, on ne peut plus. »
Entre 1967 et 1972-1973, l’Algérie obéissait à une logique de développement. À partir de 1973, avec le quadruplement du prix du pétrole, cette logique s’effondre. On n’a plus besoin d’observer les équilibres de pouvoir entre les différents protagonistes de la société, puisque le maître suprême peut arbitrer en distribuant de l’argent. La logique rentière s’est installée. C’est seulement dans les moments d’absence de recettes pétrolières excédentaires qu’on laisse les techniciens faire leur travail. Situation plus grave dans les années 1990-2000 : les techniciens ont été exclus de tous les rouages économiques, le système est passé à une nouvelle phase, peut-être sans expertise, mais sûrement sans témoins gênants.

Qui a mis en oeuvre cette exclusion ?
On a toujours affaire à un système opaque. Mais on ne peut pas écarter la main de l’étranger. Pour autant, cela n’enlève rien à notre responsabilité. Par exemple, lorsque le Fonds monétaire international [FMI] proclame, en 1994, que « le Plan est démodé », dans un pays normal, on enlève la plaque en cuivre où était inscrit « ministère du Plan » et on la remplace par « Institut de prospective ». En Algérie, on a détruit le Plan, institution et ressources humaines. Mieux, on a fait disparaître les archives.
Deuxième exemple. Le même FMI nous demande d’arrêter le financement des entités économiques non rentables. Dans un pays normal, on étudie les causes du dysfonctionnement constaté et on ferme les entreprises qui ne peuvent pas être sauvées. Celles qui ne fonctionnent pas faute de crédits peuvent être sauvées une fois les entreprises sans avenir fermées. En Algérie, on a tout fermé, sans distinction. 500 000 travailleurs ont été congédiés. Quand les cadres ont protesté, on les a jetés en prison sous couvert de mauvaise gestion. Les statistiques de cadres détenus varient, selon les journaux de l’époque, entre 4 000 et 6 000 pour la période 1995-1996.
En 1986, Jacques Berque affirmait que deux pays arabes – l’Algérie et l’Irak – ne pouvaient pas exercer leur puissance, car ils possèdent à la fois la terre, la population, l’eau et le pétrole, et jamais l’empire ne le tolérera. Dans mon livre, c’est cette logique folle que j’essaie de décrypter : nous subissons les desiderata de l’empire sans même nous demander pourquoi.

Quel est cet empire ?
En fin de compte, on a affaire à deux grands électeurs, le français et l’américain. Et puis il y en a un troisième, que l’on fait voter de force et qui est ignoré par tous : la population. Dans notre région, ceux qui légitiment le système depuis l’extérieur ont besoin, pour des raisons de contrôle du rééquilibrage du monde, que les régimes s’adaptent. Ils ont conscience que ces systèmes locaux ne parviennent plus à endiguer l’émergence d’une citoyenneté. Le phénomène de l’émergence citoyenne, observé en Algérie dès les années 1980, se répandant à travers la région, il s’agit de redéfinir ces pouvoirs locaux.

Que pensez-vous du Printemps arabe ?
On a demandé un jour à Zhou Enlai ce qu’il pensait de la Révolution française. Il a répondu qu’il était trop tôt pour avoir une opinion. Je peux dire néanmoins que la demande de Printemps arabe correspond à une évolution normale des peuples. Même les pays les plus pauvres ont connu un progrès dans l’éducation. Chez les populations qui ne vivent plus dans une extrême pauvreté, on constate une aspiration à participer à la gestion de la cité. Parallèlement, cette aspiration a rencontré la volonté, décrite précédemment, de l’empire américain de gérer l’ensemble du monde, en même temps qu’émergent de nouveaux pôles comme la Chine et l’Inde et qu’a disparu brutalement l’URSS.

Comment expliquer la réserve des Algériens vis-à-vis du Printemps arabe ?
Ils sont instruits par ce qui s’est passé en octobre 1988 et par la tragédie de la décennie noire. Les Algériens ne sont pas naïfs. Ils sont capables de vous expliquer ce qui se passe en Tunisie, en Libye et en Syrie. Ils savent ce que c’est qu’une manipulation et que c’est toujours le peuple qui paie à la fin.

La révolution tunisienne est donc perçue comme une manipulation ?
Évidemment. Ne confondons pas les aspirations du peuple tunisien, son combat, la spontanéité de sa révolution et les tentatives de récupération manipulatrice en cours.

Et en Égypte ?
Moubarak n’était plus utile, alors même que l’armée égyptienne a perdu le contrôle de sa pérennité et, encore une fois, nous avons observé un appel aux islamistes pour faire barrage aux aspirations citoyennes.

La Syrie ?
La Syrie est un des lieux où se cristallise la gestation des futurs équilibres. Les Russes ne veulent pas disparaître, les Chinois ne veulent pas encore apparaître, mais refusent que l’empire américain gère la totalité du monde. En outre, la Syrie est une des clés de l’Iran et du pétrole. Deux puissances proches de l’Iran, la Chine et la Russie, ne peuvent pas permettre que leur approvisionnement soit contrôlé par une puissance qui veut leur interdire l’accès aux futurs équilibres du pouvoir. Je ne pense pas que la Syrie soit si fragile que ça. Avec l’Iran, elle va nous indiquer ce que seront les équilibres de pouvoir dans les prochaines années. Et pourtant, les luttes en faveur de la citoyenneté du peuple syrien sont légitimes.

On va s’arrêter à la Libye…
À mon avis, l’affaire libyenne est un dommage collatéral de la révolution égyptienne par la Cyrénaïque, qui possède un rapport fort avec l’Égypte. Ce sont les mouvements dans cette région qui ont donné prétexte à une intervention étrangère. En tout cas, une question se pose : pourquoi diable fait-on exploser des pays pétroliers ? Le chaos est-il nécessaire à la gestion des économies pétrolières ? C’est ce qu’on voit en Irak ou en Libye. Faut-il s’attendre à ce que l’Iran et l’Algérie connaissent à leur tour le chaos ? Une chose est claire : les populations se massacrent, mais personne ne touche à l’économie pétrolière.

Qu’en est-il des relations entre l’Algérie et le Maroc ? À quand l’ouverture des frontières ?

Le jeu permanent, sur le plan international, a consisté à opposer l’Algérie au Maroc et à présenter le Maroc comme une alternative à l’Algérie. Ce qui se passe entre ces deux pays est important, car il met en relation deux formes de légitimité : l’une par l’inscription généalogique, l’autre par le sang versé pour la patrie. La légitimité de l’un se nourrissant de la négation de la légitimité de l’autre. L’instabilité est une demande objective des deux régimes, elle rencontre des intérêts internationaux. Les questions en suspens, comme l’ouverture des frontières, trouveront leur solution quand la légitimité populaire l’emportera sur la légitimité par le sang, celui de la généalogie comme celui du combat.
S’agissant des frontières, on peut comprendre que, au-delà des discours, personne n’est intéressé par leur ouverture ; et surtout pas, d’ailleurs, les porteurs d’intérêts immenses qui se nourrissent de la contrebande au-delà des seuls petits trafiquants. Des frontières fermées rapportent plus d’argent que des frontières ouvertes. Tous les régimes de la région ont besoin de l’économie informelle. Il y a une certaine circulation d’argent que l’on ne peut pas gérer dans le budget.

Au nom de quels intérêts agit le Qatar ?
Quand vous êtes l’empire, vous pouvez faire faire par le Qatar tout ce que ne vous permettent pas de faire le Congrès ou l’Assemblée nationale.

À quoi servent les élections en Algérie ?
À rien pour la population, dans l’état actuel des choses. Elles sont utiles au système et à ses interlocuteurs internationaux. Les élections servent à réaffirmer une légitimité par les urnes, très valorisées actuellement. L’enjeu se résume, aujourd’hui, au taux de participation. L’Union européenne, en déléguant quelques observateurs – dix fois moins qu’en Ukraine -, vise à crédibiliser la modernisation apparente du système algérien, alors que les nouvelles lois dites de réforme politique sont en net recul relativement à celles adoptées il y a plus de vingt ans. On constate bien, ici, la duplicité – pour ne pas dire la condescendance – des discours « démocratistes » occidentaux, qui nient l’aspiration à la citoyenneté des Algériens en contrepartie de la sécurité des approvisionnements énergétiques et du contrôle des mouvements de populations. On peut s’interroger sur la perception qu’a l’Europe de ses propres intérêts comme de son avenir. Que gagne-t-elle à participer au maintien de façon violente – violences juridiques ou bombardements – des populations de la région sous le contrôle de régimes autoritaires ? Peut-elle comprendre que son avenir est dans l’acceptation des peuples maghrébins comme partenaires et citoyens du monde en Méditerranée ?
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Propos recueillis par Hamid Barrada et Tony Gamal Gabriel

Source: Jeune Afrique

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