Rapport d l’IGE sur la gestion du ministère de la Santé entre 2009 et 2010

(Crédit photo : anonyme)

On n’avait pas tout vu, la semaine dernière, des procédures ordinaires de la gabegie. Le second rapport de l’IGE que nous nous sommes procuré concerne un département générique de l’Etat, un de ceux qui le justifient : le Ministère de la Santé. Sans jeux de mots abusifs, on peut dire que la santé de celui-ci est significative de la santé de celui-là.

Les investigations, menées sur pièces et sur place, ont porté sur l’exercice 2009 et le premier semestre 2010. La vérification a touché les procédures de dépense, les marchés et les achats sur facture. Survol d’un désastre significatif des fondements mêmes du gaspillage.

Gestion floue des ressources humaines

Si l’on trouve, comme ailleurs – et la palme revient ici, probablement, non pas à la Santé mais à l’Education, championne, toutes catégories, en la matière – le grand classique de la gestion, disons, fantaisiste, des ressources humaines, les auditeurs n’ont pas cru bon – ou, plus prosaïquement, ont reculé devant la complexité de la tâche – de chiffrer le coût de ce genre de malversations, se contentant d’en énumérer la liste, non exhaustive, nous semble-t-il :
– déviation du personnel médical et paramédical de sa mission initiale pour« l’impliquer » dans la gestion de tâches purement administratives ; plus souvent, lui donner un alibi de fonction. Et d’évoquer, en ce sens, la transformation de certaines directions, en « structures particulières – « on dirait un refuge », ironisent-ils – pour ceux qui veulent se soustraire au travail, tout en conservant leurs salaires et avantages liés à la fonction. « Que fait, par exemple, une infirmière médico-sociale au Cabinet ; une sage-femme, à la direction de la Planification, de la Coopération et de l’Information sanitaire; un technicien supérieur de santé à la direction des Ressources humaines ?»
– abandons de poste tolérés, pour un grand nombre de fonctionnaires et d’agents dont des médecins et spécialistes, une quarantaine environ ;
– engagement de dépenses de fonctionnement sans justificatifs ;
– octroi d’avantages indûs…
On frémit à l’idée de l’augmentation que le chiffrage de cette rubrique entraînerait, sur l’estimation du gap total qui s’élève, déjà, à 469 252 857 UM, dont 388 559 264 UM [près de 83% !!] concernent le matériel biomédical manquant, livré non conforme ou impossible à utiliser, faute de budget de fonctionnement, imprévu ou utilisé à de plus obscurs emplois.

Incapacité des fournisseurs

Les fournisseurs titulaires des marchés sont, ordinairement, incapables de les exécuter conformément à leur offre. Les offres sont, souvent, alléchantes mais les exécutions laissent, toujours, à désirer. La faiblesse des capacités financières et techniques des attributaires (entrepreneurs méconnus et sans expérience dans le biomédical) suscite d’énormes problèmes. Car la mise en concurrence n’est pas systématique, on en reparlera plus loin. Quand elle est effectuée, elle sert, plutôt, de « régularisation » à la procédure d’achat. Les devis contradictoires sont souvent effectués avec des fournisseurs qui présentent des liens économiques entre eux ou, même, avec un seul fournisseur apparent, sous forme de plusieurs prête-noms. À titre d’exemple, les entreprises COMITEL, MMP, Quincaillerie du Maghreb, PI Consult, Ets ZAR et AGIPCO appartiennent à la même personne, en l’occurrence Abdellahi Ould Sidina Ould Hawbott. L’absence de concurrence réelle fait que les mêmes « quelques fournisseurs » se retrouvent, ainsi, avec plusieurs marchés à exécuter simultanément, malgré leurs limites financières et techniques.
Du coup, l’irrespect des délais d’exécution est la norme. Plusieurs marchés ont dépassé leurs délais contractuels et demeurent, au jour de la remise du rapport (il y a un an), non réalisés (4 sur 8 lots des équipements de l’Hôpital Mère et Enfant, tous les lots des équipements du Centre National d’Oncologie, marché 164/CCM/2008 relatif à des équipements d’ophtalmologie …) ; banale, également, la substitution du matériel aux normes et aux origines reconnues mondialement, par du matériel bas de gamme ou d’origine inconnue ; tout comme la réception de matériel non-conforme au cahier de charges et à l’offre de l’attributaire du marché, en l’absence de réserves, malgré l’existence des anomalies qualitatives et quantitatives reconnues par le fournisseur, ou en « omettant », purement et simplement, la levée des réserves mentionnées dans les PVs de réception…
Les auditeurs se sont également inquiétés du préjudice moral et socioprofessionnel causé par la livraison de matériel incomplet ou de mauvaise qualité destiné à une action aussi sensible que la santé des humains, citant, à titre d’exemple, le marché 147/CCM/2008, relatif au scanner de l’Hôpital Cheikh Zayed, pour un montant de 87 000 000 UM : ce matériel est resté 28 mois dans son emballage et l’était encore, en avril 20011, pour la simple raison que des accessoires nécessaires à son fonctionnement, notamment un onduleur, avaient été « omis », lors de la commande initiale, ou pour la raison qu’en guise de régularisation, l’onduleur en question a été mal commandé, mal attribué et mal réceptionné. Le préjudice d’une telle action, notent les inspecteurs, dépasse largement l’aspect financier car « le citoyen est resté privé des services d’un matériel vital et nécessaire et l’action louable de l’acquisition a été sapée par des comportements « inexplicables » et pour des raisons anodines ». Et de lister, maints autres exemples, comme le groupe électrogène de Dar Naïm, non encore réceptionné, faute de… local, ou le mammographe de l’Hôpital national, livré en septembre 2009, pour un montant de 14.000.000 UM, mais toujours pas en service, faute, encore, d’accessoires non livrés.
Prix d’excellence en gabegie : l’unité orthopédique de fabrication de chaussures. Il s’agit d’une usine de production de bout de chaussures orthopédiques, livrée en 2009 et jamais entrée en service. Toujours la même rengaine : accessoires manquants. Mais la distinction d’excellence n’est pas là. Elle tient à la très relative pertinence de cet équipement. Car les besoins du Centre National d’Orthopédie et Rééducation Fonctionnelle (CNORF) ne sont chiffrés – Dieu en soit loué ! – qu’à 100 chaussures par an et pourraientêtre satisfaits par une petite unité d’environ 2 000 000 UM, avec un budget de fonctionnement cohérent permettant l’embauche rapide de quelques personnes, en situation de handicap, par exemple. En l’argument de quel terrible – et, espérons-le, hautement imaginaire – conflit, a-t-on jugé bon d’opter pour l’achat d’une usine de seconde main, à 14 000 000 UM avec une capacité de production de 1000 chaussures par jour, et un budget de fonctionnement ingérable ?

Incurie généralisée

C’est dans tous les secteurs de dépenses, notamment celles sur facture, que se manifeste l’incurie gestionnaire. Et les auditeurs de signaler, dans l’étendue du désastre, quelques faits saillants :
– Irrespect des procédures de dépense qui garantissent la transparence, la traçabilité et l’effectivité des opérations (l’expression de besoin, la concurrence, l’attestation de service fait par des personnes identifiables….)
– Absence d’inventaires physiques, de comptabilité matière et de système de suivi d’utilisation du consommable. Ce qui rend difficile de contrôler l’effectivité des opérations d’acquisitions de matériel et des fournitures et ouvre, par conséquent, la porte à tous les abus ;
– Le fractionnement des dépenses pour contourner les procédures de passation des marchés, surtout dans les achats de matériels biomédicaux et les travaux de réhabilitation ;
On voit poindre, ici, la racine du mal. Mais, avant de l’examiner un tant soit peu, évoquons la (grosse) cerise sur le gâteau : les paiements abusifs. Vingt-trois projets de réhabilitation de locaux ont été, ainsi, expertisés. Le montant global, payé aux fournisseurs, est de 75 785 550 UM HT (soit 86 880 027 UM TTC). Mais 47 071 520 UM [54% du montant !] sont sans objet réel :
-16 601 969 UM relatifs à des travaux facturés non exécutés;
– 30 471 551 UM relatifs à des paiements « exagérés » – le taux de surfacturation pouvant atteindre 1012% !! – par rapport à la réalité du marché.
Suite à la vérification des factures en instance, relatives au fonctionnement de 2010, la mission a constaté, en outre, qu’un montant de 122 693 988 UM sur un total de 185 082 333 UM [quelque 66 % !] représente des dépenses fictives. Partant de ce constat l’IGE a adressé la lettre N° 0016 du 26 Octobre 2010 au SG du Ministère de la Santé demandant l’annulation du montant non justifié. Par lettre n° 2236 du 22/12/2010, le SG a confirmé cet effacement. Question : si l’IGE n’était pas passé par là, où serait passée la somme indûment comptabilisée ? 122 millions d’ouguiyas, ce n’est, tout de même pas, une bagatelle…

Les racines du désastre

On en finirait plus de relever les vicissitudes de la fameuse lutte contre la gabegie et, à défaut d’être exhaustif – tonneau des Danaïdes… – le rapport de l’IGE concernant le Ministère de la Santé a ceci d’exemplaire qu’il révèle, en filigrane, ses deux plus importants fondements. Tout d’abord, l’organisation des marchés. Dans le domaine de la santé et pour la seule période la période auditée, le pactole s’élève à quelques six milliards d’UM. La plupart des marchés n’ont pas respecté – « entièrement », tient à préciser le rapport – la procédure de passation et les anomalies y pullulent. De l’élaboration des cahiers des charges à la réception « provisoire », dont on a vu qu’elle pouvait ne l’être guère, en passant par lancement de l’offre, l’évaluation, l’attribution et l’exécution. Cela commence avec le recours abusif au mode dérogatoire, dans la quasi-totalité des cas (gré à gré ou consultation simplifiée).Puis les irrégularités se bousculent :
– excessive brièveté des délais observée au moment de lancement de l’appel d’offres (1 a 3 jours), ce qui ouvre la porte au manque de transparence et aux pratiques frauduleuses ;
– adjudication des marchés à des soumissionnaires qui ne remplissent pas les conditions de qualification (l’expérience, la qualification technique, la capacité financière, les garanties requises pour la qualité de matériel commandé…..) ; attribution des marchés sans préalable, c’est-à-dire : sans aucune forme de procédure ;
Comment s’étonner, avec de telles prémisses, du désastre à l’arrivée ? C’est, par dix, très probablement, qu’il faudrait, au moins, multiplier le montant du gap estimé par l’IGE. Mais si tout cela explique la persistance de « notre » pauvreté – je veux dire : celle de l’immense majorité du peuple mauritanien – ce qui inquiète, surtout, ce sont les racines psychologiques du mal : frénétiquement obnubilés par le profit immédiat, méprisant tout autre dépense d’énergie – cultiver le bagout (bas goût…), c’est certes moins fatigant que d’acquérir de réelles compétences – nous razzions toutes les opportunités de construire notre richesse ; pire, nous saccageons celles de nos enfants. Nous évoquions, la semaine dernière, le destin tragique de nos richesses minières. Mais qu’en est-il de la confiance de nos partenaires à un développement dont nous nous obstinons à saper les moindres bases ? Ce n’est pas seulement les responsables du département de la Santé que le rapport de l’IGE pointe du doigt. C’est chacun de nous – fournisseurs en tête – en notre avidité de lucre au moindre effort… Paradoxe de notre histoire contemporaine, rectification rebelle et gabegie généralisée partagent un même mobile : l’esprit de gazra. Si nous avons à préserver et développer beaucoup de nos traditions – ce sont de vraies valeurs – il y en a d’autres à extirper de nous-mêmes, tout affaire cessante. La gazra, antique expédient de survie, nous empoisonne, aujourd’hui. Banissons-la.

Ben Abdalla

Source  :  Le Calame le 18/04/2012

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