Bakari Tandia à Kassataya:  » Tous les militaires ne sont pas impliqués… Mais tant que la lumière n’aura pas été faite c’est toute l’armée qui sera incriminée »

Bakari TandiaDans le cadre de l’émission Duugu Deege, Cerno Koone reçoit Tandia Bakari, militant des droits de l’homme résidant aux Etats-Unis d’Amérique. Il revient dans cet entretien sur la situation des droits de l’homme en Mauritanie et les vertus de la justice transitionnelle.

Cerno Koone: Pouvez-vous nous faire l’état des lieux de justice transitionnelle en Afrique ?

Bakari Tandia: Je voudrais tout d’abord remercier Kassayata de m’avoir donné l’ occasion de venir parler d’un sujet très important dans le contexte Mauritanien, à savoir la justice transitionnelle.

Je voudrais dédier cette intervention a la mémoire de Président Mamoudzou Samboli Ba [ancien ministre, ancien président de l’Assemblée Nationale de Mauritanie, un des pères fondateurs de la Mauritanie décédé le 4 janvier 2012]. Je présente mes condoléances les plus sincères à sa famille.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais dénoncer la tentative d’assassinat sur la personne de Biram Ould Dah, Président de IRA. C’est un acte criminel qui doit être traité en tant que tel. Cette nouvelle forme d’intimidation est un signe de faiblesse qui doit renforcer les activistes dans leurs convictions.        

Je voudrais également féliciter le Fonadh et son Secrétaire Exécutif Mamadou Sarr pour l’organisation du Colloque sur la justice transitionnelle et la réconciliation en Mauritanie [début décembre 2011]. Nous saluons le courage avec lequel les militants luttent pour la promotion de droits de l’homme en Mauritanie malgré les risques quotidiens auxquels ils font face.  Pour donner une substance réelle au colloque, ils ont fait appel a la compétence de M. Olivier Kambala, expert en justice transitionnelle.

 

S’agissant de votre question, avant de faire l’état des lieux de la justice transitionnelle en Afrique, il serait utile de décrire en quoi consiste-t-elle d’ abord ? La Justice Transitionnelle se réfère a des mécanismes juridictionnels et non juridictionnels temporaires pour traiter de graves violations des droits durant la période de transition d’une situation de conflit ou de fin de régime dictatorial vers une situation normale. En d’autres termes, on fait recours à la Justice Transitionnelle lorsque de violents conflits cessent ou lorsqu’une dictature tombe.  En général, les juridictions classiques ne sont pas aptes à résoudre les conséquences qui en résultent.

Bon nombre de pays à travers le monde y ont fait recours. En Afrique, nous pouvons citer l’expérience du Rwanda avec le Tribunal  Pénal International pour le Rwanda suite au génocide, la Commission Vérité et de Réconciliation après la chute de l’Apartheid en Afrique Sud, la Cour Spéciale de la Sierra Leone et plus près de nous l’exemple du Maroc avec l’Instance Equité et Réconciliation. A ces exemples nous pouvons ajouter le Salvador, le Guatemala et le Timor Est.

Il est important de noter, qu’au delà des variations du contexte sociopolitique et historique des conflits, toute approche de justice transitionnelle doit être nécessairement basée sur les piliers  suivants : les poursuites judiciaires, la recherche de la vérité, les réparations et la réforme constitutionnelle. L’objectif final étant d’atteindre la réconciliation nationale pour une paix durable et de mettre sur pieds des mécanismes pour prévenir de pareilles crises

Cerno Koone: Qu’est ce qui justifie la tenue de ce colloque à Nouakchott ? Quels en sont les acteurs locaux et extérieurs ? Quelle a été la participation de l’Etat mauritanien pour la tenue de ce colloque ? Est-elle satisfaisante, sinon quelles sont les améliorations attendues ?

Bakari Tandia: La tenue du colloque à Nouakchott se justifiait par le fait que la Mauritanie a un passé douloureux résultant de graves violations des droits de l’homme. Et je suis obligé d’ajouter que celles-ci continuent, malheureusement. Considérant la nature des crimes commis, la position des auteurs présumés, l’ampleur de la tragédie, en pareille situation, les juridictions classiques sont incapables de faire face adéquatement aux impératifs moraux,  légaux, judiciaires et mémoriels relatifs à la situation. Non seulement elles sont souvent corrompues, mais les actions requises vont également au delà de leurs compétences et attributions, par exemple pour les recommandations pour l’amnistie ou la réforme institutionnelle. A ce sujet, Boubacar Ould Messaoud a fait une remarque pertinente, à savoir qu’«  actuellement l’armée nationale est essentiellement Beidane et Haratine. Une institution aussi importante doit nécessairement refléter la réalité sociale du pays. » A l’instar des pays précités, la Mauritanie a plus que jamais besoin d’une telle approche pour se réconcilier avec elle-même.

Le colloque a été organisé par le Forum National pour les Organisations des Droits de l’Homme en collaboration avec l’Institut Africain pour les Droits de l’Homme et le Développement en Afrique (Banjul) et Open Society Institute (New York). J’ai eu l’occasion d’effectuer le déplacement avec la représentante, Julia Harrington pour participer à la rencontre. C’est une femme extraordinaire qui accorde une attention particulière à la protection et à la promotion des droits de l’homme en Mauritanie. Nous collaborons depuis plusieurs années.

S’agissant de l’Etat, la participation des officiels s’est limitée à la cérémonie d’ouverture. Alors, je ne pense pas que nous puissions  qualifier leur présence de participation. Durant les interventions, certains participants ont déploré leur absence. Par ailleurs l’audience s’est félicitée de la présence des officiers supérieurs de la gendarmerie et de l’armée. Les participants ont apprécié le fait qu’ils aient pleinement suivi le colloque de bout en bout. Cette première participation des forces des armées nationales a été perçue comme un signe positif. Apres avoir entendu les représentants des droits de l’homme, les veuves, les militaires rescapés, les fonctionnaires radiés, nous espérons qu’ils vont partager ces informations avec leurs collègues afin de créer une dynamique de réconciliation au sein de l’armée. Tous les militaires ne sont impliqués dans les crimes. Mais tant que la lumière n’aura pas été faite c’est toute l’armée qui sera incriminée.

Les participants ont trouvé le colloque très instructif. En plus, il a propice à un débat constructif. La pièce manquante était le gouvernement qui n’a pas su saisir cette opportunité. Quelle que soit l’hypothèse, les organisations des droits de l’homme sont déterminées à poursuivre le combat jusqu’à la victoire finale. Le passif humanitaire doit être traité comme il se doit pour rendre justice et honorer la mémoire des victimes.

Cerno Koone: Quelle est la position des victimes ou des ayants-droits ? L’Etat mauritanien a mis en place des résolutions (amnistie, prière à Kaédi, dédommagement), ce n’est pas suffisant ?

Bakari Tandia: La position des victimes et des ayants-droits est simple. Ils demandent justice et réparation pour prévenir des crimes similaires dans le futur. C’est une demande à laquelle doit adhérer toute personne éprise de justice et liberté. L’amnistie adoptée en 1993 pour protéger les auteurs des crimes n’a de valeur ni légale ni morale au regard des standards de la justice internationale. Pas plus que la prière de Kaédi qui n’a aucune substance. Se référant cette prière lors de la nuit des martyrs à New York, Aissata Niang a fait remarquer que si cette prière était sincère, elle aurait eu lieu à Inal ou dans les autres lieux de détention où les crimes ont été commis et non à Kaédi où aucune victime n’a été enterrée.

Cerno Koone: Ce colloque s’ouvre quelques jours après le pèlerinage d’Inal organisé par l’IRA (L’Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste)  et dans la contestation de l’opération d’enrôlement par le mouvement TPMN (Touche Pas à Ma Nationalité), sans parler du mouvement du 20 février, l’Etat mauritanien apprécie-t-il la société civile à sa juste valeur ? Autrement dit, a-t-il tiré les leçons des évènements qui ont entaché la cohésion nationale depuis 1986 ?

Bakari Tandia: L’Etat sait mieux que quiconque que la force motrice de la société civile vers un changement fondamental ne peut être contrée. L’émergence d’IRA et de Touche pas a ma Nationalité s’inscrit dans cette dynamique générale. Le pèlerinage d’Inal a été décrit comme un succès éclatant malgré les tentatives de sabotage du gouvernement. Les représentantes des veuves au colloque se sont félicitées de l’organisation du pèlerinage. Les actions courageusement menées par  Touche Pas A Ma Nationalité contre le recensement à caractère raciste sont des preuves irréfutables de la fin de la peur qui freinait les populations dans leur action libératrice.

Cerno Koone: Quelles sont les résolutions ou propositions qui ont sanctionnées ce colloque ? Quels sont les leviers dont disposent les acteurs du colloque pour faire aboutir la justice et la vérité ? La société civile n’est-elle pas en avance sur les gouvernants ?

Bakari Tandia: Les résolutions du colloque sont en cours de formalisation. Une fois le document finalisé, il sera présenté au gouvernement en vue de la constitution d’une commission vérité et réconciliation pour trouver une solution satisfaisante au passif humanitaire qui empoisonne tous les aspects de la vie nationale depuis plus de vingt ans.

Les défenseurs des droits de l’homme disposent de plusieurs leviers. Par exemple, le plaidoyer est un instrument efficace pour exercer  la pression sur le gouvernement car leur message a une force morale et légale qui ne peut être réfutée par toute personne dotée d’une conscience morale.  

De plus nous pouvons utiliser la campagne internationale  d’information  et la campagne publique d’humiliation. Nous pouvons le faire à travers les fora internationaux qui ne sont plus le monopole des gouvernements.

Par ailleurs, le Fonadh a accès au Haut Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme à travers son représentant à Nouakchott, M. Marcel Carlos Akpovo que nous avons eu l’honneur de rencontrer lors de notre séjour. Il est une personne hautement compétente avec une expérience étendue pour avoir travaillé dans plusieurs pays Africains. Il a exprimé sa volonté d’aider au  règlement satisfaisant du passif humanitaire devant assurer au pays une paix durable.

En outre, les recommandations de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples adoptées lors de sa session à Alger en 2000 constituent un quatrième levier. Ces recommandations étaient le résultat de la plainte introduite par les organisations des droits de l’homme pour les crimes commis entre 1986 et 1992 par le gouvernement Mauritanien. Malheureusement onze ans après, ces recommandations demeurent non appliquées. Ce dossier a été réintroduit lors de la cinquantième session de la Commission à Banjul le 24 Octobre 2011. Une stratégie de campagne est entrain d’être élaborée pour que la Commission adopte les mesures nécessaires en vue de l’exécution des recommandations.  Il est à noter qu’Open Society Institute a joué un rôle important pour la préparation légale et matérielle de la plainte de 2000 et du dossier qui a été introduit le 24 Octobre 2011.

Enfin, la mission d’une société civile n’a de sens que si elle est en avance sur les gouvernants. Son rôle est de répondre de façon créative aux besoins de la Nation en développant des stratégies pragmatiques et en proposant des solutions innovatrices. Un tel rôle doit assurer l’harmonie et la justice sociale dont la Nation a besoin pour l’épanouissement des populations sans aucune forme de discrimination.

Cerno Koone: Parlons maintenant de votre engagement pour la culture sooninké, quelle est l’implication de la diaspora soninké d’Amérique pour le 2ème Festival International Sooninké (FISO) de Kayes ?

Bakari Tandia: La lutte pour les droits de l’homme est multidimensionnelle. Les droits culturels en sont une composante importante. C’est pourquoi toute personne fière de son identité culturelle, doit la faire promouvoir. Pour amplifier l’écho de la première édition du Festival International Soninké, la communauté Soninké a organisé un grand festival à New York durant le mois de juin 2011, l’US Soninkara Festival. Nous avons eu l’honneur d’accueillir des délégués de la France et du Mali. La communauté veut capitaliser sur cette dynamique pour participer au FISO auquel nous sommes officiellement invités. Nous avons tenu une réunion préliminaire le 4 Janvier. Elle sera suivie d’une grande réunion au siège de Soninke Speaking Association.

Je voudrais, pour conclure, en revenir aux droits de l’homme. Comme je l’ai dit au début, l’objectif du colloque était d’étudier les conditions de création d’une commission Vérité et Réconciliation pour faire face au passif humanitaire. C’est une approche qui a été utilisée par plusieurs pays qui ont connu des situations tragiques plus ou moins graves que celle Mauritanie. Par conséquent, il n’y a pas de raison que la Mauritanie n’en fasse pas autant. Le colloque a été organisé pour résoudre un problème national qui concerne tout le monde. Alors le monde est invité à en soutenir les résultats. Chacun a un rôle à jouer et tous les rôles sont importants.

Propos recueillis par Cerno Koone pour Kassataya.com

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