DSK et sa circonscription secrète

Dominique Strauss Kahn lors de son acquittement dans l'affaire dite du Sofitel Hôtel de New York en juillet 2011.Béthune. Boulogne-sur-Mer. Le Touquet. Libercourt. Bruay-la-Buissière. Hénin-Beaumont. Orchies. En ces années 2006 et 2007 de campagnes – primaire, présidentielle, législatives -, Dominique Strauss-Kahn sillonne la deuxième fédération socialiste du PS en tous sens. A Calais, il rencontre les migrants, à Maresquel, les ouvriers de la papeterie en grève, à Lens, les footballeurs…

Il tient meeting au pied d’une cheminée d’usine ou dans la chaleur d’une salle des fêtes en brique, avant de partager une bière. Le lendemain, sa photo est dans le journal, sa voix sur les radios. On l’entend « sentir la solidarité de ce département du Pas-de-Calais », « respirer la part d’histoire du socialisme… » ou, plus solennel, plus candidat : « Je ne me satisfais pas de ce que la gauche ait été élue trois fois, et que trois fois, cinq ans après, les électeurs nous aient dit : rentrez chez vous ! Je veux une gauche qui dise la vérité. »

 

Et s’il fallait réécrire toute l’histoire de Dominique Strauss-Kahn ? S’il fallait relire ses mots, ses atermoiements, ses choix professionnels à l’aune de ce que l’on connaît aujourd’hui : ses addictions ? S’il fallait, en tout cas, commencer à éclairer ses déplacements militants d’une nouvelle lumière ? Le club DSK62, le club DSK de Calais, d’Arras et de toutes les autres villes de la région y pensent, forcément. Pourquoi, par exemple, cette vidéo – toujours en ligne – où le patron du Fonds monétaire international (FMI) se tourne vers Jacques Mellick, le fils de l’ancien ministre homonyme, et adresse si aimablement, en ce début d’année 2008, ses voeux au chef de l’antenne locale d' »A gauche, en Europe », le think-tank de la strauss-kahnie ? Et pourquoi ces drôles d’albums photos qui circulent aujourd’hui, à la faveur de l’enquête dite « du Carlton de Lille » ? Dans ce dossier, ouvert en février et qui a mis au jour un réseau de prostitution hôtelière dans la région lilloise, huit personnes sont aujourd’hui mises en examen, la plupart pour proxénétisme aggravé et association de malfaiteurs.

Sur l’une des photos, prise en décembre 2010, Jean-Claude Menault, alors patron de la sécurité publique du Nord, son adjoint, le commissaire Jean-Christophe Lagarde, et David Roquet, patron d’une filiale du groupe de BTP Eiffage. En arrière-plan : la façade de l’International Monetary Fund. Sur un deuxième cliché, Mellick junior, encore, avec son comparse Fabrice Paszkowski, un riche entrepreneur du Pas-de-Calais, et surtout DSK. Sur une dernière photo enfin, Jade, une prostituée des bars de Dominique Alderweireld, alias « Dodo la saumure », pose dans le bureau même du patron du FMI. Autant dire le saint des saints. Moi et Dominique, Dominique et moi… M. Strauss-Kahn semble avoir tout le loisir nécessaire pour ses amis lillois. Pourquoi ?

 

Aujourd’hui, la découverte d’un réseau de proxénétisme de luxe a dévoilé une réalité insoupçonnée : le Nord – Pas-de-Calais était depuis près de dix ans la base arrière de DSK. Sa circonscription secrète, en quelque sorte. « On me dit que Fabrice Paszkowski était membre de la section de Béthune, mais je ne l’ai jamais rencontré », s’exclame ainsi le patron de la fédération PS du Pas-de-Calais, Serge Janquin, un rocardien devenu strauss-kahnien. « Il était surtout le militant d’un réseau de comparses liés entre eux par un grand appétit de pouvoir et qui, pour avancer, ont bâti des digues autour d’eux. » Des forteresses, même.

 

A quelques exceptions près, les proches de DSK ont découvert dans la presse des « meilleurs amis » dont ils ignoraient jusqu’aux noms. A Paris, les intellos du groupe de réflexion Terra Nova ont compris un peu tard que ce patron inaccessible auxquels ils auraient tant voulu rendre visite à Washington leur avait préféré une autre compagnie. « Dominique Strauss-Kahn avait laissé entendre qu’il supportait mal le puritanisme hypocrite des Américains », a raconté aux enquêteurs du dossier lillois Florence, qui après avoir échoué à percer dans le cinéma et dans le massage à domicile, s’est reconvertie dans « l’escorting haut de gamme » et les amours tarifées à plusieurs. « Il était ravi de nous voir, nous ses amis français qui assumons notre choix libertin. »

 

Libertins, c’est l’étiquette qui relie tous ces « militants ». Ils se disaient « sociaux-démocrates », « héritiers du courant A », soucieux comme leur maître de s’attaquer à toutes les inégalités à la source, convaincus que « l’économie doit servir le social », que « la gauche doit dire la vérité ». En réalité, ils étaient les complices d’un courant caché, des membres de cette famille échangiste méconnue où l’on cloisonne ses vies et où l’on mène plusieurs existences parallèles. « Un cercle forcément fermé », explique Florence, où « il faut absolument des gens de confiance, car il y a des gens connus comme DSK, des gens mariés dont les époux ou épouses ignorent ces pratiques ».

 

Au gré des après-midi ou des soirées, les cercles se font, se défont, se reforment, se mélangent, dans des castings renouvelés, mais qui convergent toujours vers deux ou trois figures de confiance. Ainsi, dans le Nord, Fabrice Paszkowski.

 

« Fab » est une cheville ouvrière. Ce petit patron de PME débonnaire et débrouillard du Pas-de-Calais (25 000 euros mensuels déclarés), qui vend du matériel médical et raffole de Michou, croise la route de DSK en 2003, croit-on comprendre. Officiellement, les deux hommes se rencontrent lors du baptême des clubs « A gauche, en Europe » du Pas-de-Calais, lancés par Fabrice Paszkowski et Jacques Mellick junior. Il croise ensuite Florence et « sympathise » avec elle, il y a six ans environ, dans un club échangiste de Menin, en Belgique. Le paisible David Roquet et Jean-Christophe Lagarde, le commissaire qui cultive sa dégaine de cow-boy, rejoignent le cercle un peu plus tard, à la fin des années 2000. DSK est alors déjà un habitué : selon Florence, il a intégré ce « cercle d’amis » avant de partir au FMI, en 2007, et avant de la connaître elle. Avec Fabrice Paszkowski, il est en quelque sorte l’autre pilier du groupe, expliquent certaines filles aux policiers dans des termes moins choisis.

 

On se retrouve indifféremment à Lille, par exemple dans le bel hôtel Hermitage gantois, un ancien hospice restauré façon Costes – il semble en revanche qu’aucune soirée « libertine » n’ait été organisée au Carlton pour Dominique Strauss-Kahn. Ou bien encore à Paris, dans des appartements privés des « beaux quartiers » de la capitale « qui ne semblent pas occupés », expliquent les filles du Nord. Mais aussi au sous-sol de restaurants comme L’Aventure, près de la place de l’Etoile, dans des chambres d’hôtel, comme le Murano, un quatre étoiles du Marais, qui dispose d’une suite duplex avec piscine. Parfois, avec DSK, on se déplace même à Bruxelles, dans un complexe qui héberge studios d’enregistrement, appartements et lofts.

 

C’est tout l’intérêt d’appartenir à un réseau libertin enraciné dans le Nord de la France. Lille est un véritable carrefour ferroviaire. Moins d’une heure, par exemple, pour gagner Roissy, où la petite troupe a embarqué à trois reprises pour les Etats-Unis, quand l’un des siens est devenu patron du FMI. Une belle aventure. Outre le travail, insistent-ils, c’est aussi une magnifique occasion de visiter Washington, ses musées, ses boutiques phares, telle Abercrombie, détaille aux policiers un participant. Une sorte de voyage organisé préparé par Fabrice Paszkowski et David Roquet, les deux mécènes de ces curieuses escapades, avec l’aide de Jean-Christophe Lagarde : « Je fais souvent l’interprète, car je me débrouille en anglais », convient le commissaire. Date du voyage, participants et « accompagnantes » (« Il connaissait ces filles pour les avoir rencontrées sur Paris », selon Fabrice Paszkowski), chacun cale son « planning sur (l)’e mploi du temps » chargé de Dominique Strauss-Kahn.

 

A Washington, DSK ne refuse rien à ses amis du Nord, qui explorent le FMI comme on visiterait la National Gallery. « Ces rendez-vous à Washington n’avaient pas systématiquement pour but de se terminer par des parties fines », a précisé Fabrice Paszkowski aux enquêteurs français. Les Américains le savent-ils ? Une réunion de travail réunissant la petite troupe en vue de la prochaine présidentielle s’est même tenue dans le bureau du IMF Chief, raconte le commissaire Lagarde, aujourd’hui mis en examen pour proxénétisme aggravé et recel d’abus de bien social, et placé sous contrôle judiciaire. Elle se serait « poursuivie dans une salle à manger au rez-de-chaussée ».

 

A mi-chemin entre Paris et Bruxelles, Lille est aussi à vingt minutes à peine de la frontière belge, là où les maisons closes ont pignon sur route. « Bars montants », « bars à champagne », « maisons de prostitution » et autres « privés », comme on dit sur la grande avenue de Tournai, se signalent volontiers par une petite lanterne ou des néons qui brillent nuit et jour. Les filles attendent derrière la porte, au bar ou dans un salon, mais n’hésitent pas à faire le trajet jusqu’en France. Le Nord – Pas-de-Calais a un autre avantage : il y a toujours ici une bonne cause à défendre, un socialiste à soutenir ou à rencontrer. Souvent DSK s’attarde dans le coin, s’autorisant à l’occasion une halte à La Laiterie, à Lambersart, la bonne table étoilée de la région.

 

Qui imaginait tout ça, dans le Nord ? Peu de monde. C’est l’intérêt de compter des policiers dans son cercle libertin. Jean-Christophe Lagarde, membre officiel du club échangiste La Tentation, aux environs à Lille, se rêvait patron du RAID, en cas de victoire de la gauche. Son supérieur, Jean-Claude Menault, convié à Washington à la mi-décembre 2010 « pour une consultation technique » sur la sécurité, mais qui refusera les ébats du soir, se voyait, lui, « DGPN », directeur général de la police nationale, à la place de Frédéric Péchenard. Jean-Claude Menault ne dira d’ailleurs rien de ce déplacement, sauf à sa femme. Il attendra que « l’affaire de Lille » éclate dans la presse locale, début octobre, pour informer piteusement sa hiérarchie de l’objet de son voyage. « A nous, il avait dit qu’il était allé en Amérique pour retrouver son grand fils », raconte l’un de ses collaborateurs.

 

Scellé par l’ambition, le secret reste bien gardé. Voeux de Martine Aubry, auxquels se presse le tout-Lille et que Fabrice Paszkowski, tout lensois qu’il est, ne raterait pour rien au monde ; petit salé aux lentilles partagé au Pot Beaujolais, un bistrot célèbre pour ses plats canailles et sa clientèle masculine ; cafés amicaux en bonne compagnie à la terrasse du Beffroi ; verre de vin à La Part des anges, l’un des QG du commissaire Lagarde… Le petit cercle se mêle chaque jour aux personnalités de la ville sans que leur secret ne s’ébruite.

 

Les clins d’oeil s’échangent entre eux et entre eux seuls. Une confidence s’échappe ? On la tient pour une rumeur. Les notables ont cette chance qu’on les prend toujours pour des autres et qu’ils laissent rarement la place aux fantasmes. Entre elles, les filles surnommaient Fabrice Paszkowski « Nounours ». Comment imaginer que toutes ces personnes à l’allure respectable puissent avoir une seconde vie, a fortiori avec le « maître du monde », promu à Washington ?

 

D’autant qu’un autre pacte les lie. Grande Loge nationale de France (GLNF) ou Grand Orient de France, dans ce groupe d’amis du Nord aujourd’hui sous les projecteurs, tout le monde est franc-maçon. On s’attable au 28, rue Thiers, le restaurant des « frères », tout près du temple. On se croise aux « tenues » des uns et des autres, on se retrouve aux barbecues de la sûreté départementale – l’autre nom des réunions de « frangins », apprend-on par les intéressés. L’atelier de Jean-Christophe Lagarde est à Lyon, mais le commissaire fréquente des frères à Lille. Fabrice Paszkowski est initié depuis une dizaine d’années, il est rattaché à la « loge maçonnique de Villeneuve-d’Ascq, anciennement 309, rue de Solférino », dit-il. David Roquet en est également, côté Grand Orient. Comme le chargé des relations publiques de l’hôtel Carlton, René Kojfer, toujours emprisonné, et son directeur, franc-maçon « depuis cinq ans ».

 

« Quatre protagonistes impliqués dans l’affaire du Carlton sont des frères », a confirmé le grand maître du Grand Orient de France, Guy Arcizet, précisant que Lagarde, Kojfer et Roquet sont momentanément suspendus. Un nouveau petit séisme dans le Nord – Pas-de-Calais, déjà agacé par la mauvaise réputation charriée par cette affaire de libertinage et de prostitution. Avant l’été, on attendait impatiemment « Dominique », l’homme providentiel. Pour la campagne de la primaire, on préparait fanfares et tréteaux. Après le scandale du Sofitel de New York, on avait ensuite misé sur Martine Aubry. Mais l’affaire du Carlton a éclaté en octobre entre les deux tours du scrutin socialiste. Aujourd’hui, dès l’aube, avenue du peuple belge, devant le palais de justice, cameramen et photographes attendent tous les jours Dominique Strauss-Kahn. Mais, à Lille, désormais, ce n’est plus le candidat socialiste que l’on guette.

Emeline Cazi et Ariane Chemin

Source: Le Monde

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page