Monde musulman : polygamie, la tradition se perd ?

"Si vous craignez de ne pas être équitable, prenez une seule femme" (Coran IV, 3, 129). © AFPLégale dans la quasi-totalité des pays musulmans mais aussi sous d’autres cieux, la pratique de la polygamie tend cependant à régresser face aux évolutions socioéconomiques modernes. Enquête.

Quel est le point commun entre un mormon de l’Utah, un citoyen gabonais, un Hmong du Laos et un cheikh égyptien ? Tous partagent le privilège léonin de pouvoir disposer de plusieurs épouses. Trop souvent associée à l’islam, la polygamie n’est pourtant pas l’apanage de la communauté musulmane : rien dans la Torah ou dans les Évangiles ne l’interdit, elle est coutumière chez les hindous comme parmi de nombreuses ethnies d’Océanie et reste une marque de prestige dans beaucoup de sociétés africaines.

Trop souvent associée à l’islam, la polygamie n’est pourtant pas l’apanage de la communauté musulmane.

Considérée comme inhérente à la nature humaine par certains anthropologues, cette pratique atavique régresse face aux évolutions socioéconomiques modernes et à leurs conséquences sur les structures familiales. Mais elle reste autorisée dans une cinquantaine d’États d’Asie et d’Afrique et demeure très ancrée chez les musulmans.

Et pour cause : elle a la particularité d’être consacrée et codifiée par le Coran, même si c’est de façon restrictive : « Épousez comme il vous plaira deux, trois ou quatre femmes, mais si vous craignez de n’être pas équitable, prenez une seule femme » (IV, 3). Une restriction renforcée un peu plus loin dans la même sourate : « Vous ne pouvez être parfaitement équitables à l’égard de chacune de vos femmes, même si vous en avez le désir » (IV, 129).

Restrictions

Interprétée par les musulmans comme une prescription divine, universelle et éternelle, la polygamie a été perpétuée par les peuples qui ont embrassé l’islam. Et si sa pratique a reculé dans le monde musulman contemporain, sa remise en question y est encore perçue comme sacrilège, ce qui explique que peu de pays musulmans aient franchi le pas.

En Turquie, la réforme kémaliste l’a abolie en 1926. L’emprise soviétique a entraîné sa prohibition en Asie centrale, et l’Irak baasiste l’a proscrite en 1958 avant que Saddam Hussein ne la rétablisse en 1994.

Aujourd’hui, dans le monde arabe, seule la Tunisie l’a totalement bannie. Promulgué par Habib Bourguiba dès 1956, le code du statut personnel (CSP) déclare dans son article 18 : « La polygamie est interdite. » Mais il a fallu tout le charisme et l’autorité du Combattant suprême pour faire aboutir cette réforme révolutionnaire qu’aucun des vingt et un autres membres de la Ligue arabe n’est encore disposé à envisager. Toutefois, les féministes, les militants des droits de l’homme et l’évolution des sociétés ont amené certains législateurs arabes à en restreindre la pratique.

La réforme de la Moudawana (code de la famille) promulguée par le roi du Maroc en 2004 autorise la polygamie « pour des raisons de force majeure, selon des critères stricts draconiens » qui rendent sa pratique presque impossible. En Algérie, la refonte du code de la famille, en 2005, impose le consentement de la première épouse, et le mari doit désormais prouver sa capacité à « assurer l’équité et les conditions nécessaires à la vie conjugale ». En Jordanie, un rapport datant de 2010 du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU souligne : « La loi autorise la polygamie, qu’elle soumet cependant à des conditions restrictives en vue d’une transformation progressive des mentalités. » En Irak, en 2008, le Parlement régional du Kurdistan a joué un rôle pionnier en votant une loi qui limite la pratique à un second mariage, à la condition que la première épouse souffre d’une maladie sexuellement transmissible ou de stérilité. Auparavant laissé à l’arbitrage du cadi, le mariage est aujourd’hui davantage soumis au contrôle des autorités temporelles. Enfin, si avoir plusieurs épouses était jadis le privilège des riches et des puissants, ceux-ci donnent aujourd’hui l’exemple : une majorité de dirigeants arabes affichent fièrement leur amour pour l’unique.

Mais les progrès réalisés restent fragiles, les adversaires de l’abolitionnisme étant nombreux et le débat passionné. En Tunisie, il ressurgit régulièrement. Le 6 février, le parti islamiste Ennahdha, par la voix de son leader, Rached Ghannouchi, avait déclaré qu’il n’était pas question de revenir sur cet acquis du CSP. Mais ses adversaires lui prêtent un double langage : Ghannouchi serait lui-même bigame, et une vidéo postée sur Facebook le montre plaisantant avec des femmes sur les bienfaits de partager un mari. En juin, le site Investir en Tunisie publiait une citation du porte-parole d’Ennahdha, Samir Dilou : « La polygamie est l’un des principes fondamentaux du programme à venir du mouvement Ennahdha. » Déclaration démentie par l’intéressé, mais confirmée par le journaliste et sa rédaction.

Paradoxe : ces femmes qui défendent la polygamie

Paradoxalement, les meilleurs défenseurs de la polygamie sont parfois des femmes. En Égypte, la journaliste Hayam Darbak a fondé l’association Tayssir (« faciliter ») avec ce slogan : « Une seule épouse ne suffit pas ». En Tunisie, Dalanda Sahbi avait choqué l’opinion en défendant la polygamie au cours d’un colloque organisé par le Parti social libéral à l’occasion de la Journée nationale de la femme, en août 2009. En Turquie, c’est une militante de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir, qui a fait scandale en s’y déclarant favorable.

Fermement ancrée dans le socle social, religieux et culturel arabo-musulman, la pratique de la polygamie subsistera encore sans doute longtemps, bien qu’elle régresse et que les conditions matérielles et légales la rendent de plus en plus difficile. Pour nombre de défenseurs de l’identité islamique, la généralisation de la monogamie serait le fruit d’un ethnocentrisme occidental, l’exportation d’une forme de néocolonialisme moral acculturant.

Le prophète Mohammed a apporté, il y a plus de mille trois cents ans, une réponse infiniment universelle et humaine à ce reproche, lorsque son gendre, Ali, vint lui demander la permission de prendre une seconde épouse : « Je ne l’autorise pas, non je ne l’autoriserai pas, et non je ne l’autoriserai pas, sauf si Ali Ibn Abu Talib veut divorcer de ma fille [Fatima, NDLR] et se marier avec leur fille, car elle est une partie de moi, et ce qui la trouble me trouble, et ce qui lui fait mal me fait mal. »

Je ne l’autorise pas, non je ne l’autoriserai pas, et non je ne l’autoriserai pas.

Le prophète Mohammed


 

 

 

Sourec: Jeune Afrique

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page