Au plan politique, il a fallu attendre deux décennies après la proclamation de ces indépendances « sous contrôle », pour que nos régimes dictatoriaux connaissent un assouplissement de l’intérieur. La pratique de la désignation des représentants du peuple à l’Assemblée nationale fut abandonnée au profit d’une large consultation des citoyens. La démocratie dite « à l’africaine » venait de naître, avec certes, ses imperfections et ses limites. Mais, elle avait peut-être le mérite d’inscrire ses représentants au Parlement, dans une logique de responsabilité vis-à-vis des engagements pris face aux citoyens lors des campagnes électorales. Même s’il est vrai que ses engagements n’étaient pas forcement tenus, le principe de la responsabilité vis-à-vis des engagements faisait office d’apprentissage démocratique. L’originalité de la démocratie dite « à l’africaine » consistait à mettre en compétition des candidats issus du même parti unique, ayant la même idéologie politique et le même état d’esprit à des postes électifs. Dans cette logique, ces régimes avaient au moins la certitude d’être toujours au pouvoir quels que soient les vainqueurs de ces élections. Cette mascarade de la démocratie à « l’africaine » était appelée, surtout sans rire, « le changement dans la stabilité ». Dans les démocraties confirmées, comme nous le savons, l’affrontement politique se fait entre partis politiques adverses. Malheureusement cette pratique ne faisait pas partie de l’héritage colonial transmis à la suite de nos indépendances « sous contrôle » par ceux-là même qui sont divertis par nos démocraties dites « à l’africaine ». Ces spécificités africaines avaient beaucoup amusé en son temps toutes les démocraties occidentales, qui les encourageaient pour mieux asservir nos Etats en construction. Dans certaines circonscriptions de nos Etats, sous le règne du parti unique, l’expérimentation de cette démocratisation « à l’africaine » bouleversa sérieusement la hiérarchie des valeurs socioculturelles et politiques jusque-là admises et respectées dans nos traditions africaines. L’aîné, le chef, le tonton, pouvait aisément être défié et même être battu par plus jeune que lui ou par un citoyen occupant un rang social inférieur dans les valeurs traditionnelles, jusque là sacralisées. Peut-on dire que cette humiliation du suffrage universel à l’africaine avait déjà, en son sein, les germes des conflits et affrontements politiques qu’ont connus nos jeunes Etats, pour asseoir les prémisses d’une démocratie universelle ?
« Les peuples africains n’étaient pas faits pour la démocratie »
En France, le président Jacques Chirac avait dit un jour que, « les peuples africains n’étaient pas faits pour la démocratie » (à cause de leur organisation sociale). Cette sortie calculée et maitrisée en pleine campagne électorale française avait suscité de nombreuses réactions d’intellectuels africains scandalisés. Sociologiquement parlant, cet ancien chef d’Etat français avait-il tort ?
Les contrariétés, nées de ces joutes électorales démocratiques à l’africaine, avaient fini par radicaliser les positions des uns à l’égard des autres. Des clans s’opposèrent, désormais, sans pour autant systématiquement arriver à des confrontations explosives et meurtrières comme c’est souvent le cas sur le continent. De part et d’autre, des querelles de leadership préoccupaient les partisans qui les perduraient consciemment, tant ils bénéficiaient des libéralités de leurs mentors respectifs. Ces contrariétés électorales ont basculé quelques fois dans des dérives ethniques, voire même religieuses, afin de calmer les égos chagrinés et meurtris de nos apprentis démocrates africains.
A partir des élections générales des années 1990, nos jeunes Etats indépendants « sous contrôle » se sont enfin inscrits, sous la contrainte, au multipartisme imposé par le président François Mitterrand lors du sommet de la Baule en 1990. Le champ politique s’ouvrit, davantage, à l’expression plurielle de la vérité sociopolitique dont chaque citoyen se revendique. Les symboles des sociétés, jadis admirés, devinrent sous le sceau du populisme politique des sujets de dérision et de banalisation. La remise en cause des acquis de nos régimes du parti unique, en termes de responsabilité sociopolitique et culturelle, constituait l’armature du discours politique des leaders populistes et du crypto nationalisme. Dans les villes comme dans les campagnes, des promesses politiques fallacieuses miroitaient des perspectives heureuses dont la naïveté et l’imprudence finirent par hypothéquer le vécu quotidien et l’avenir de nos jeunes démocraties à la recherche de repères dans le temps et dans l’espace. Les positions se figèrent en se radicalisant dans des discours xénophobes, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire par exemple avec cette notion nauséabonde d’Ivoirité, à l’origine du drame ivoirien.
Comment concilier les règles des principes démocratiques universels avec nos traditions
Ce concept d’Ivoirité qui a fini par échapper à ses concepteurs a engendré la mise en œuvre de politique nationaliste, sans cadre juridique approprié. Il a aussi fini par produire des conflits fonciers dans nos zones rurales, notamment dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire. C’est ainsi qu’un mur de méfiance s’érigea entre des allogènes, de toutes provenances, et des autochtones propriétaires terriens ; mais aussi de la défiance de ceux-ci à l’égard de la politique gouvernementale de l’époque qu’ils jugèrent complice de l’expropriation de leur terre dont ils étaient l’objet. De manière sous-jacente, ces tensions intercommunautaires qui étaient légitimées par ce nouveau concept politiquement incorrect préparaient déjà le désastre démocratique que nous venons de vivre. Cette crise post électorale ivoirienne suite aux résultats du suffrage universel du 28 novembre 2010 est devenue le point culminant, pas moins symptomatique, d’une escalade de haine et de violence au sein d’une nation que maintes vicissitudes de la vie politique récente ont exacerbées, dans un espace de vie commune jadis apaisée. Aujourd’hui, des questions de principe se posent, pour une meilleure compréhension des problématiques à résoudre : Peut-on vraiment construire une démocratie universelle en faisant l’économie de la violence et de ses conséquences ? Pouvons-nous réellement nous inscrire dans une démarche de réconciliation et de pardon sans jamais reconnaître ouvertement nos erreurs du passé, et surtout comprendre ce qui nous a motivé à nous égarer ainsi dans cette voie ? Quel modus vivendi est-il envisageable pour revenir à la situation antérieure de paix et de cohésion sociale avérées ? Et enfin, comment concilier les règles des principes démocratiques universels avec nos traditions et valeurs ancestrales africaines dans un espace fortement mondialisé?
Macaire Dagry
(chroniqueur politique à Fraternité Matin, Abidjan)
Contribution reçue à Kassataya le 29/07/2011
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